
Marseille-Rio 1941 de Germaine Krull et Jacques Rémy et Tereska et son photographe de Carole Naggar
Ces deux séries d’histoires individuelles sont issues de la grande histoire du siècle dernier, de la montée des fascismes en Europe à la Seconde Guerre mondiale et ses séquelles. Ces allers-retours entre images et textes, entre documents et fictions, entre recherches approfondies et trouvailles fortuites, donnent lieu à deux livres photographiques qui se font écho dans leur fond historique malgré des formes différentes.
Le voyage au cœur d’Un voyage. Marseille-Rio 1941 est celui de plus de deux cents « indésirables » – antifascistes, antinazis, Juifs, Républicains espagnols – s’enfuyant de la France occupée sur le vieux cargo Capitaine-Paul-Lemerle à destination de la Martinique. Cette traversée est reconstituée dans une sorte d’album de photographies et de textes par deux des passagers : le réalisateur en herbe et futur scénariste Jacques Rémy (de son vrai nom Raymond Jacob Assayas, 1911-1951) et la photographe intrépide Germaine Krull (1887-1985).
Mais il y a aussi le voyage plus métaphorique du réalisateur Olivier Assayas, fils de Jacques Rémy, qui raconte, en guise d’introduction, le long périple sur les traces de son père, déclenché par la découverte en 2002 de photos, lettres, tapuscrits et documents administratifs dans le « fouillis » de la maison de campagne familiale. Enfin, il y a le voyage littéraire de l’écrivain et éditeur Adrien Bosc, qui avait déjà proposé sa version romancée de la même traversée, à partir des récits des passagers les plus connus, tels qu’Anna Seghers, Victor Serge, André Breton ou Claude Lévi-Strauss[1].
Internet aidant, les chemins d’Assayas et Bosc se croisent en juillet 2017 et les « pièces du puzzle » de chacun sont recollées pour construire leur version de l’histoire. Dans Un voyage, si les photographies de Germaine Krull suscitent quelques émotions visuelles (dans les limites de leur reproduction et mise en page), elles apportent surtout une documentation précieuse de la vie quotidienne à bord du cargo, en Martinique et au bagne mortifère de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane. Mais les pièces maîtresses du livre sont sans doute ses textes : « la grande aventure » de la traversée racontée par Jacques Rémy, qui voit une nouvelle vie à l’horizon ; l’indignation exprimée par Germaine Krull face à « l’accueil » des passagers au Lazaret, une ancienne léproserie convertie en camp d’internement ; enfin, leurs découvertes respectives du bagne – et surtout des bagnards – de Saint-Laurent-du-Maroni, dont l’étonnant plaidoyer de Jacques Rémy pour « Nos amis les forçats ».
Avec Tereska et son photographe, Carole Naggar, historienne de la photographie et poète, fait en quelque sorte le chemin inverse, en proposant un récit imaginé autour d’une seule image. La photo en question, prise à Varsovie en 1948 par David « Chim » Seymour (de son vrai nom Dawid Szimin, 1911-1956) lors d’un vaste reportage pour l’Unesco sur le sort des enfants d’Europe au lendemain de la guerre, montre une écolière au regard effrayé en train de remplir le tableau noir d’un ramassis de lignes censé représenter une maison. L’image de Tereska – son prénom apparaît au-dessus du dessin – fait le tour du monde, mais son identité reste un mystère. Du moins jusqu’à 2017, quand deux jeunes Polonais, un chercheur et une journaliste, relancent l’enquête. Internet aidant à nouveau, ils prennent contact avec Carole Naggar, la biographe attitrée de Chim[2], qui se joint à l’effort en compagnie de Magnum Photos, dont Chim était l’un des cofondateurs. D’archive en archive, de planches contacts à New York aux registres d’écoliers à Varsovie, l’identité de Tereska finit par être établie et son histoire – tragique – reconstituée. Née en 1940, Tereska (de son vrai nom Terezka Adwentowska) est atteinte au cerveau par un éclat d’obus lors du massacre de Wola au début de l’insurrection de Varsovie en août 1944 et se trouve dans une école pour enfants traumatisés quand Chim la photographie. Par la suite, la dégradation de son état physique et mental nécessitera son internement dans un asile, où elle meurt accidentellement en 1978, étouffée par un morceau de nourriture volée à une autre patiente.
Chim n’a jamais pu retrouver Tereska. Né comme elle à Varsovie, rescapé comme elle de la barbarie nazie (qui a coûté la vie à ses propres parents dans le massacre des Juifs d’Otwock), il est mort comme elle de façon insensée, tué par une rafale de mitraillette en traversant un no man’s land, trois jours après le cessez-le-feu de la crise de Suez en 1956.
En recourant à un récit choral où s’entremêlent les souvenirs des deux protagonistes, de leurs proches et d’autres témoins historiques, Carole Naggar donne une voix aux personnages qui, à la différence des personnalités du Capitaine-Paul-Lemerle, sont restés silencieux de leur vivant. En rapprochant avec minutie les vies de Tereska et Chim, elle réussit également à les inscrire dans la continuité de l’histoire collective. Tereska et son photographe n’est ni un album ni un roman illustré, mais un espace de dialogue entre textes et images. La conception artistique de cet objet hybride revient au graphiste et typographe vénézuélien Ricardo Báez. Invité à se lancer dans l’aventure par l’éditrice à New York, Russet Lederman, il s’autorise à retravailler les images, les recadrer, les fragmenter, exagérer leur trame, tout en répertoriant les photographies originales à la fin. De même, il se sert de la typographie pour faire parler les textes, attribuant à chaque « voix » une police de caractères différente. Il utilise un papier très léger, fragile – comme les vies de Tereska et Chim – et perfore discrètement le livre entier d’un petit trou de la taille d’une balle, rappelant leurs sorts.
Avec les deux livres, dans lesquels on entre facilement par l’immédiateté des mots et des images, le poids de l’histoire nous rattrape à la sortie, comme si ces photos et ces archives qui refont surface refusent de nous laisser céder à l’oubli du passé. Ni à fermer les yeux aux leçons qu’ils apportent au présent, tel ce constat de Jacques Rémy : « Il ne faut pas oublier que ces quelques centaines d’hommes et de femmes qui sont partis ne sont que l’avant-garde des millions qu’une Europe surpeuplée, déchirée de haines raciales et politiques, ruinée par deux guerres dévastatrices, ne peut pas ou ne veut pas nourrir. Ils sont des millions d’hommes à frapper désespérément aux portes de l’Amérique, de l’Asie, de l’Australie. […] Oui, ces pauvres émigrants entassés dans un cargo, navigant vers une lointaine Amérique, représentent une somme de force, de courage, d’énergie et de chance exceptionnelle. »
[1] - Adrien Bosc, Capitaine, Paris, Stock, 2018.
[2] - Carole Naggar, David Seymour, Arles, Actes Sud, 2011 ; Chim: Children of War, New York, Umbrage, 2013 ; David Seymour. Vies de Chim, Biarritz, Contrejour, 2014.