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Marie-Geneviève Alquier dans Novis Corpus
Marie-Geneviève Alquier dans Novis Corpus
Flux d'actualités

Faire corps

À propos de Novis Corpus, 48 photographes européens confinés

« L’intérieur » que ce récit visuel nous donne à voir est un espace plus psychique que physique.

Réseaux sociaux aidant, il n’aura fallu que vingt-quatre heures pour transformer une idée providentielle en projet collectif. À la mi-mars, face au confinement qui s’annonce dans un pays européen après l’autre, Teresa Uzeda (son nom d’artiste), une photographe française installée à Cádiz en Andalousie, propose à ses « amis » (réels ou virtuels) de collaborer à l’édition d’un livre-photo. Relayé par Gabriela Cendoya-Bergareche, photographe et collectionneuse de livres-photo, cet appel réunit du jour au lendemain une cinquantaine de participants. Chaque photographe contribuera deux images, verticales, en noir et blanc si possible et prises « à l’intérieur » afin d’être partagées avec ceux « à l’extérieur, proches ou lointains ». En plus de garder des traces du confinement et de briser l’isolement les uns des autres, cette démarche artistique permettra de verser les bénéfices des ventes aux personnels soignants de proximité.

 

 

Dans cette auberge espagnole de l’autoédition, les photographes Christophe Le Toquin (dit Christer Ek) et Francisco Llop apportent leur complicité et leurs compétences techniques pour sélectionner, séquencer et faire dialoguer quatre-vingt-seize images dans une maquette. Un autre collectionneur de livres-photo (et photographe à ses heures), Patrick Maille, invente le titre et recrute le dessinateur Michel Lauricella pour les illustrations de la couverture. En attendant l’impression du livre, le photographe Blas González et le compositeur Brais González (par ailleurs père et fils) imaginent une vidéo envoûtante pour lancer la prévente dès la mi-avril. Avec cette bande-annonce, on découvre un journal intime écrit à la première personne du pluriel, un récit visuel enchaînant des regards, de près ou de loin, en plongée ou en contre-plongée, perdus dans les ombres ou à la recherche de la lumière. Des visages, des mains, quelques corps alternent avec des ustensiles, des bibelots ou d’autres objets du quotidien, des plantes vivantes et des feuilles mortes. Des fenêtres, parfois donnant à voir l’extérieur, souvent embuées, occultées ou grillées. Sans oublier quelques vues transgressives prises dehors.

 

Christopher de Béthune, La Imprenta

 

Il y a des chances que Novis Corpus soit le premier livre-photo de ce qui promet de devenir un genre, aux côtés des chroniques, des chansons, des romans, des films, voire des archives consacrés à l’épidémie de Covid-19 et au « confinement-20 ». Mais peu importe l’ancienneté. Nous parcourons déjà ce petit livre avec d’autres yeux, lassés des images convenues livrées par les médias et de ce fait, d’autant plus sensibles à cet espace intime que nous reconnaissons avoir partagé et que nous partageons toujours. Avec plusieurs mois de recul (l’impression et l’envoi des exemplaires n’ont pas bénéficié de l’instantanéité des réseaux sociaux), le récit visuel que nous tenons entre les mains semble encore plus immédiat, et juste, car « l’intérieur » qu’il nous donne à voir est un espace plus psychique que physique[1].

 

Miguel Ange, Blanco (photo Amaia Gonzalez)

 

À l’image de la « parenthèse » du confinement qui ne s’est toujours pas fermée, ces prises de vue si confinées dans l’espace et le temps nous offrent peu de repères matériels : pas d’indices géographiques à part quelques mots en français ou en espagnol, pas de calendriers ni horloges, pas de mises en perspective ni d’horizons lointains. C’est plutôt dans le flux de sensations et d’humeurs que nous sommes invités à nous repérer, en jouant, comme les quarante-huit photographes, le jeu d’un « nouveau corps » collectif. À cet égard, ce petit livre incarne déjà la vie « d’après » tant évoqué « pendant ». Le « nouveau corps » d’images est à la fois le témoignage et le résultat d’une double solidarité : au sein d’un « nouveau corps » d’artistes, réunis dans leur isolement partagé, et entre ceux-ci et cet autre corps de soignants de première ligne.

Le soutien aux soignants de proximité s’est finalement concrétisé par l’achat du matériel de protection pour le service de radiologie de l’hôpital Punta Europa à Algésiras. Pourquoi Algérisas ? Gabriela Cendoya-Bergareche et Teresa Uzeda expliquent : « Les périphéries ont besoin de toute l’attention possible en ces temps difficiles. Ce lieu est vraiment situé à la pointe sud de l’Europe, un lieu où se croisent des gens et des cultures différentes. Et où les équipes médicales ont un besoin urgent de beaucoup de choses. » Leurs efforts, aussi généreux que lucides, appellent au nôtres[2].

 

 

[1] Teresa Uzeda et Gabriela Cendoya Bergareche (sous la dir. de), Novis Corpus. 48 photographes confinés partagent leur quotidien, texte de Sadreddine Areski, autoédité et autofinancé, 2020, 116p. avec 96 photographies en noir et blanc, 12 € (+ 5 € de frais de port). Un premier tirage de 500 exemplaires est presque épuisé. Renseignements : librocuarentena@gmail.com

[2] Si Novis Corpus reste inégalée dans sa double dimension collaborative et solidaire, de nombreux photographes de différents pays se sont mobilisés autour de ventes de tirages au profit des soignants, des ONG ou d’autres structures aidant les plus démunis pendant la crise sanitaire. Quelle que soit l’envergure des opérations, elles partagent avec Novis Corpus un ancrage local dans un contexte global – autant d’études de cas pour le monde « d’après ». Face à l’hécatombe qui a frappé la ville de Bergame, devenue l’épicentre de l’épidémie en Italie, Perimetro, un magazine photographique en ligne basé à Milan, a lancé avec l’ONG LiveInSlums la campagne « 100 photographes pour Bergame » (27 mars-5 avril 2020) afin d’acheter du matériel pour l’hôpital Papa Giovanni XXIII. « Pictures for Elmhurst » (10-20 avril 2020), organisée par six photographes et « créatifs » new-yorkais pour venir en aide à l’hôpital Elmhurst du Queens, devenu lui aussi l’épicentre de la crise dans l’État de New York. La « Picto Collection » (25 avril-25 mai 2020) a proposé des tirages de 112 photographes et levé des fonds pour la Bowery Mission, un refuge associatif de New York créé en 1879. Sous le nom de « Photographes unis » (15 avril-15 mai 2020), quatre photographes de l’agence Hans Lucas ont rallié leurs pairs à un projet « commun et spontané » pour l’opération « Tous unis contre le virus » menée par la Fondation de France, l’AP-HP et l’Institut Pasteur. En Inde, une action semblable a vu le jour grâce à quatre jeunes photographes (islandaise, anglais, sud-africaine et sino-allemand) qui s’étaient rencontrés à Delhi. L’idée d'une vente de tirages s’est traduite par un appel à des photographes ayant des liens forts avec l’Inde. « Prints for India » (24 avril-22 mai 2020) a recueilli des fonds pour le programme Rahat Covid-19 de l’ONG indienne Goonj, venant en aide aux populations les plus vulnérables pendant le confinement. « 150 fotos para São Paulo » (18 mai-3 juin 2020) soutient les actions de la paroisse São Miguel Arcanjo auprès des sans-abri et celles d’une association fournissant denrées alimentaires, repas et kits d’hygiène aux habitants de la périphérie de la ville. Enfin, Sputnik Photos, un collectif de photographes d’Europe centrale et orientale basé à Varsovie, a mis en place une vente de tirages (7-21 avril 2020), complétée par de nombreux livres photos, afin de faire fabriquer et distribuer des visières de protection aux équipes médicales à travers la Pologne.