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Notes de lecture

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Mémoire multidirectionnelle. Repenser l'Holocauste à l'aune de la décolonisation, de Michael Rothberg

La notion de « mémoire multi­directionnelle » a pris place parmi les outils théoriques que l’on convoque pour discuter les questions liées aux violences du passé. Toutefois, elle recouvre à la fois une interprétation théorique et l’engagement d’un véritable intellectuel.

Ainsi, une première partie du livre est consacrée à l’œuvre de Hannah Arendt à laquelle l’auteur, tout en lui reconnaissant un apport « crucial », reproche de ne pas prendre en compte la question coloniale, cédant en cela à des « aveuglements typiques pour les Européens de l’époque ». Il lui oppose la lecture qu’opère Aimé Césaire du fait colonial, du nazisme et de la brutalisation des Européens.

Michael Rothberg tient ainsi un propos critique sur les études concernées par les violences collectives grâce à un double corpus primaire, principalement littéraire, renvoyant au nazisme et à la colonisation.

La multidirectionnalité consiste à dévoiler les points aveugles et à se dresser contre les modes de pensée binaires qui entretiennent la vision d’antagonismes irréductibles, comme la notion de « guerre » (ou de « concurrence ») des mémoires. Dès son introduction, Rothberg s’élève contre l’idée que les « héritages de l’esclavage et du génocide des Juifs » sont incompatibles en recourant à un ensemble de cas où la mémoire de la Shoah se trouve positivement associée à la mémoire du colonialisme et, surtout, à la guerre d’Algérie et ses suites. Ainsi, dans La Mulâtresse Solitude (1972), André Schwarz-Bart retrace la vie d’un personnage devenu mythique et exemplaire du sort des Africaines réduites à l’esclavage et, dans La Nature humaine (1997), Caryl Phillips retrace des destins européens et juifs ayant eu à subir l’antijudaïsme et la Shoah, la ghettoïsation et la haine de l’étranger : un auteur juif écrit sur l’esclavage et un Caribéen s’attache à l’antisémitisme en Europe. Ces œuvres et d’autres examinées dans l’ouvrage, nourries de rencontres mémorielles, soulignent à quel point un éclairage qui ne vient pas d’une focale unique enrichit notre vision de l’histoire et renforce la lutte contre les injustices commises.

Rothberg traite également de la prise de conscience que déclenchent les ruines du ghetto lors du voyage à ­Varsovie, en 1949, de W. E. B. Du Bois. Intellectuel afro-américain, militant pacifiste et antiraciste, ce dernier est touché de plein fouet par l’ampleur de la destruction des Juifs, sensible aux ruines qui s’étendent devant ses yeux. De même pour Les Belles Lettres (1961), recueil trop peu connu de Charlotte Delbo sur la guerre ­d’Algérie qui lui permet de reprendre ses textes témoignant de son expérience de déportation à Auschwitz.

Ces intellectuels nouent un rapport entre une mémoire très précise et un événement extrêmement présent qui les requiert humainement, intellectuellement et politiquement. Il n’y a donc bien qu’une seule mémoire à chaque fois : l’esclavage et l’histoire du racisme consubstantiels à la fondation des États-Unis d’Amérique pour Du Bois, le nazisme, la terreur concentrationnaire et le génocide des Juifs pour Delbo. Les images symboliques des camps et du retour des déportés, de la Gestapo (l’assassinat de Jean Moulin, les fusillés du mont Valérien), des SS (le massacre d’Oradour) figurent en lettre de feu dans le récit national et la culture ambiante. À ce titre, il n’est pas surprenant que des intellectuels – comme beaucoup de gens plus ordinaires – les convoquent lorsqu’ils sont confrontés à la découverte progressive des violences de cette « guerre sans nom » en Algérie. Cette expression ne signifie pas seulement que le pouvoir politique en occultait la réalité et ­l’ampleur et sa propre compromission, mais aussi qu’un nom manquait dans l’espace public pour un phénomène qui occupait largement l’actualité. Ces événements, sans prendre encore la tournure d’une mémoire, entraient alors dans le temps du témoignage, au sens où il s’agissait de les dénoncer et d’en révéler autant l’atrocité que l’iniquité. C’est donc bien ici la relation d’un passé avec un extrême contemporain, nourri d’événements dont l’onde se propage sur le territoire métropolitain avec des attentats et des tueries.

Il est certain que l’association de la guerre d’Algérie à la Seconde Guerre mondiale est cruciale pour le lent processus mémoriel concernant les violences historiques dans lesquelles la France a été impliquée. Il faudrait même considérer avec plus d’attention encore la réversibilité de l’éclairage par lequel ce n’est pas simplement la mémoire qui permet de prendre la mesure des dangers du présent, mais le choc de l’actualité qui éclaire rétrospectivement le passé. En ce sens, on pourrait même estimer que la prise de conscience du génocide des Juifs passe, entre autres, par la réflexivité de la guerre d’Algérie et que celle-ci en est un seuil historique, dont la mesure est encore loin d’être prise.

Cette dynamique duelle se réalise ici à travers un engagement au moment même de cette guerre, contrairement aux exemples pour lesquels le présent est d’abord celui de l’œuvre, comme ceux d’André Schwarz-Bart et de Caryl Phillips. La mémoire mobilisée par Du Bois et Delbo s’avère bien plus mono que multidirectionnelle.

En ce sens, ce dont parle Rothberg correspond à l’analogie, effectivement signalée, mais reléguée à un rang phénoménal et non structurel : « Comparaisons, analogies et autres logiques multidirectionnelles sont l’inévitable part de la lutte pour la justice. » Si l’analogie déclenche une interprétation qui peut entraîner une action artistique ou politique, contrairement à ce qu’avance Rothberg, elle ne laisse ni présumer de la vérité qui en résultera, ni de la justesse de ce qu’elle réunit, ni même du désir de justice qui anime ces acteurs. Certes, dans ce qu’il nous présente, la visée pragmatique paraît à l’évidence fondée, puisqu’elle s’oppose à des formes de terreur qui sont ­manifestes pour le lecteur éclairé auquel il s’adresse. Mais il est regrettable que ne soient pas discutés les cas où la collusion de l’analogie et de la visée pragmatique génère une ambiguïté et un abus de sens (l’association de l’épidémie du sida à l’Holocauste ; la revendication de «  génocide  » pour les crimes de la dictature argentine), ou bien de dangereux contresens (l’association des camps de réfugiés palestiniens à des camps de concentration). Capricieuse, l’analogie peut tantôt favoriser l’intelligence, tantôt consolider des préjugés. Déclenchant un rapprochement par similitude, elle éclaire, fût-ce d’une lumière trompeuse ou éblouissante, une réalité en défaut d’intelligibilité.

Le multidirectionnel gagnerait ainsi à être isolé de la mémoire. En effet, permettant de donner une cohérence à des éléments qui ne s’accordent pas nécessairement entre eux, il comporte une valeur analytique qui en fait un excellent instrument heuristique de la complexe réalité mémorielle. Rothberg fournit une réponse là où se fait ressentir un défaut d’articulation solide entre une théorie encore fragile dans les études mémorielles et une réalité empirique qui invite le sujet académique occidental à s’engager sur un terrain qui le concerne éthiquement, mais dont il peut se sentir coupé au niveau de sa pratique.

Toutefois, on peut s’étonner que le multidirectionnel ne soit pas mis en dialogue avec d’autres pensées de la pluralité qui l’ont précédé, telles que l’hybridité de Homi Bhabha, ­l’archipélique d’Édouard Glissant ou le rhizome de Gilles Deleuze. Aussi, la force du multidirectionnel tiendrait surtout à sa capacité de donner à penser autrement. Quant à sa dimension réconciliatrice, le multidirectionnel représente certainement une forme louable d’universalisme.

Philippe Mesnard

 

Pétra, 2018
4 p. 27 €

Philippe Mesnard

Maître de conférences en littérature, Philippe Mesnard enseigne à la Haute École de Bruxelles et à l'Université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Il a notamment publié Primo Levi : passage d'un témoin (Fayard, 2011).

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