
Quand l’Europe improvise de Luuk van Middelaar
Luuk van Middelaar navigue entre les mondes. Dans Le Passage à l’Europe, il avait livré en 2012 une analyse passionnante des différents « mondes » communautaires et interétatiques qui se côtoient à Bruxelles. Nourri de sa fréquentation du cabinet d’un commissaire néerlandais, ce livre lui avait alors valu d’être recruté comme plume d’Herman van Rompuy, premier président permanent du Conseil européen – qui regroupe les chefs d’États et de gouvernements. De cette expérience, le philosophe néerlandais revient avec un nouveau livre.
Le Conseil européen est l’une des institutions les plus visibles mais aussi les plus méconnues du système européen. Tout y est politique, mais pour pouvoir affronter les crises de la dette, de la zone euro ou de l’Ukraine, tout y est également secret.
Car les institutions européennes, rappelle van Middelaar, ont été créées pour dépolitiser les relations entre pays européens après la guerre et les remplacer par un système de droit, dans lequel le fonctionnaire et le juge jouent les premiers rôles. Dans cette première « sphère » communautaire, les traités et la « politique de la règle » permettent à chacun de prévoir la façon dont les règles seront édictées et d’être rassuré sur le fait qu’elles seront respectées par les autres.
Pourtant, y compris dans le passé, les communautés européennes ne pouvaient pas toujours – en raison de leur fragmentation en de multiples institutions – prendre des décisions majeures en cas de crises. C’est ainsi qu’il leur a fallu, dans ces moments critiques, faire appel aux différents pays membres à travers des sommets de chefs d’État et de gouvernement. Habitués aux réunions régulières de ministres, et une fois devenus chancelier de la République fédérale d’Allemagne et président de la République française, Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing s’accordèrent alors sur le principe de réunions régulières que Giscard nomma « Conseil européen ».
L’auteur, revenant sur dix ans d’expérience depuis la crise financière de 2008, s’interroge sur les fonctions de ce Conseil européen devenu une institution à part entière avec le traité de Lisbonne en 2009. Il revient tout d’abord sur le rôle du Conseil européen dans la crise des dettes souveraines et de la Grèce, la guerre en Ukraine, la crise de l’accueil des migrants et la crise atlantique (Brexit – présidence Trump). De l’exploration de ces crises, le philosophe déduit un certain nombre de fonctions du Conseil européen : gérer les crises qui remettent en cause le projet européen lui-même, trancher les questions fondamentales, orienter le paquebot européen dans son ensemble et redéfinir les compétences de l’Europe en cas de crise majeure, à travers ou en dehors des traités.
Dans ces conditions, l’auteur pose la question de l’identité de l’exécutif européen dans un moment qu’il qualifie de « machiavélien » où la « politique de l’événement » remplace « la politique de la règle ».
Plus que d’une séparation des pouvoirs, l’Europe hérite en effet d’un équilibre des pouvoirs. La Commission européenne concentre à la fois des pouvoirs législatifs, judiciaires (dans le domaine de la concurrence par exemple) et exécutifs. Le Conseil européen et le Conseil de l’Union européenne (qui réunit les ministres) exercent aussi des fonctions législatives qui sont aujourd’hui plus transparentes quand ce dernier agit comme co-législateur avec le Parlement, mais aussi exécutives. Il convient donc, selon Luuk van Middelaar, de différencier le pouvoir bureaucratique et administratif de la Commission du pouvoir exécutif du Conseil européen.
L’une des raisons du désamour envers l’Europe est probablement que cette souveraineté que les États exercent conjointement au sein du système européen ne laisse pas facilement apparaître des oppositions. Ainsi, les décisions du Conseil européen sont le plus souvent prises par consensus et en dehors du Parlement européen, l’opposition n’a donc sa place qu’à l’extérieur des institutions. Au-delà de la compréhension et des clarifications des rôles du Conseil européen en période de crise, il conviendrait donc d’intégrer et de rendre visibles les débats réels qui y ont lieu pour rendre sa légitimité à l’Europe. Ainsi, la dépolitisation technique – qui a et a eu son intérêt – ne fera pas l’économie d’une nécessaire politisation de l’Europe.
Ce livre est intéressant en raison de son sujet, une institution suprême de l’Europe, dont seules des bribes d’information parviennent au public, mais il l’est aussi par le regard de l’auteur, un philosophe en politique. Puisque les règles du Conseil imposent que seuls les chefs d’État et de gouvernement, ainsi que le président permanent et quelques fonctionnaires, peuvent témoigner de ce qui se passe en huis clos, le secret reste gardé en partie, y compris pour Luuk van Middelaar, mais à la lecture, on s’approche au moins de la porte.