
La proposition de vivre de Xavier Dolan
L’œuvre de Xavier Dolan est animée par le désir de faire venir au paraître des dynamiques de subjectivation, dont le lieu propre est l’espace d’intimité, telles qu’elles s’attestent dans les émotions.
Il y a peu l’Académie française a décerné à Xavier Dolan le prix René Clair pour l’ensemble de son œuvre. Voici donc une nouvelle occasion d’insister sur les raisons pour lesquelles nous sommes là en présence d’un grand auteur. En dépit de la jeunesse du réalisateur, l’œuvre de Dolan est en effet déjà considérable, avec huit films à son actif. Quand bien même on doive reconnaître la singularité de chacun d’entre eux, preuve de l’originalité du cinéaste, il semble pourtant que son œuvre procède d’une même préoccupation fondamentale : amener au visible ce que Merleau-Ponty appelait « la proposition de vivre1 » en tant qu’elle se déploie sous la forme d’un espace d’intimité. Le cinéma de Dolan parvient à faire venir au jour cela que la vie quotidienne, et peut-être encore davantage l’organisation sociale moderne (capitaliste), tend paradoxalement à occulter, à savoir la constitution d’un tel espace. Ainsi, son cinéma est un cinéma de la confidence, de la foi partagée en un monde commun où chacun réussit (ou non) à advenir à lui-même pour ce qu’il est grâce à un processus de reconnaissance réciproque.
La recherche de l’intimité
En effet, les personnages des films de Dolan sont jetés là dans des situations donnant lieu à un débat avec l’existence. Celles-ci sont configurées par un ensemble de possibilités qu’ils n’ont pas nécessairement choisies, qui les débordent, qui pré-dessinent leur avenir et qu’ils doivent se réapproprier en leur donnant sens. Leur existence est problématique, requiert un combat et exige des résolutions. Diana, la mère monoparentale de Steve dans Mommy, tente d’assumer la charge d’un fils atteint de troubles de l’attention et de l’attachement. Dans Laurence Anyways, le film accompagne sur plusieurs décennies les étapes du changement de Laurence pour devenir femme et se faire accepter comme telle. Dans La mort et la vie de John Donovan, un acteur célèbre tente d’assumer son orientation sexuelle afin d’avoir une vie intime que la célébrité lui a jusque-là interdite. Mais Dolan ne s’intéresse pas à la psychè des personnages, à leur intériorité. Sans qu’on puisse dire qu’ils ne sont que des objets livrés au flux de déterminismes socio-psychologiques, ils n’ont pourtant pas le tropisme de l’introspection au sens strict. Simplement, ils sont tournés vers l’extériorité plutôt que vers eux-mêmes ou, plus exactement, ne s’intéressent à eux-mêmes qu’en tant qu’ils sont toujours déjà pris dans un réseau de circonstances auxquelles ils se rapportent en tentant de leur donner sens. Il s’agit alors de filmer leur évolution au sein de situations socio-familiales toujours déterminées.
C’est en effet parce qu’ils sont animés par le désir de vivre qu’ils se rapportent à leur milieu sur le mode d’une tentative d’appropriation de son sens. C’est cette force qui les fait exister en dehors d’eux-mêmes, là-bas dans le monde. C’est cette force qui transforme l’espace en lieu, le temps en histoire personnelle, l’autre en allié ou en adversaire. C’est elle qui rend leur existence problématique. La vie à mener, l’histoire à construire, ne se présente que comme une proposition à laquelle répondre et qu’on peut être tenté de fuir à cause des efforts, des engagements et des luttes qu’elle impose.
Mais comment montrer ce désir de vivre dès lors qu’il n’est pas visible comme tel dans le monde quotidien ? Ce qu’on voit, c’est en effet leur situation, leur conflit, les objets et obstacles auxquels ils se heurtent. Tout l’enjeu du cinéma de Dolan est donc de montrer cette force du désir qui ne s’atteste nulle part mieux qu’en première personne, dans un rapport à soi nécessairement affectif. C’est la manière dont le personnage se sent dans telle ou telle situation qui témoigne qu’il est une force en mouvement, qu’elle trouve les moyens de se réaliser ou qu’elle en soit empêchée. L’affection rappelle le personnage à lui-même, à savoir à cette force d’investissement qui le met en jeu, qui l’appelle à prendre telle ou telle décision ou au constat qu’il en est incapable. Qu’on pense par exemple à Steve dans Mommy qui, en dépit de son désir de prendre le contrôle de sa pathologie et de former une « team » avec sa mère, se montre impuissant, comme si les causes évoquées de sa maladie (mort du père et chute sociale de la mère) se révélaient plus fortes que ses ressources propres. C’est là la vérité intime ou affective, la vérité du senti, que le cinéma de Dolan, par ses moyens propres, cherche à rendre visible.
En réalité, c’est plus précisément dans l’espace intersubjectif, où deux sujets portés par leur désir se relient, que chacun des personnages des films de Dolan a une chance d’advenir à lui-même. Il s’agit alors de faire venir au paraître la manière dont les protagonistes parviennent (ou non) à constituer un espace d’intimité, où il peut leur être donné de prêter sens à leur existence en se montrant tels qu’ils sont à autrui et donc aussi à eux-mêmes. Dolan s’efforce de restituer les processus de reconnaissance, l’effort de chacun pour obtenir d’autrui l’autorisation de vivre selon ce qu’il est. Il ne s’agit pas de dévoiler ou de suggérer l’intériorité des personnages, comme s’il s’agissait d’une boîte noire, comme s’il y avait là un jardin privé caché. Les sujets ne sont pas enfermés en eux-mêmes et dans leurs pensées. Ils sont toujours déjà en prise avec d’autres êtres qui leur donnent (ou non) d’être ce qu’ils sont. L’intimité n’est pas l’intériorité puisqu’elle suppose une ou des relations de caractère privilégié ou électif qui fait ou font qu’il y a bien un soi-même susceptible de se manifester2. Ici encore, l’existence de telles relations s’atteste dans l’affection ou le sentiment. Plus encore que le sentiment, c’est l’émotion qui intéresse Dolan, car sa soudaineté est caractéristique d’une relation qui évolue de manière significative. L’émotion peut être consécutive à une fuite de la situation, une incapacité à l’assumer. En ce sens, elle manifeste la conversion du personnage à un monde magique, signe de son échec à s’inscrire pragmatiquement dans un monde où il pourra effectivement se faire valoir et parvenir à être lui-même3. Mais elle peut aussi manifester l’effectivité d’une rencontre qui s’avère libératrice, la résolution ou la tentative de résolution d’un conflit. L’œuvre de Dolan est tout entière animée par le désir de faire venir au paraître ces dynamiques de subjectivation, dont le lieu propre est l’espace d’intimité, telles qu’elles s’attestent dans les émotions.
Mais ce serait une erreur de croire que l’accent mis sur l’intimité laisse en dehors le cadre social. Le cinéma de Dolan a bel et bien une fonction de critique sociale4. Ce n’est pas un cinéma politique, mettant en jeu des hommes de pouvoir, des institutions, défendant une thèse sur le meilleur régime politique ou argumentant sur la manière d’administrer les hommes. Il ne s’agit pas d’expliquer ou de convaincre. Simplement, en montrant le cours des relations humaines, leur manière de se faire et de se défaire à travers l’émergence ou la disparition d’espaces intimes, Dolan fait en même temps apparaître la manière dont, d’une part, la société et le jeu de relations qui la constitue affecte le devenir de ces espaces, et d’autre part, comment ces mêmes espaces peuvent contribuer à reconfigurer la société dans un sens plus favorable à l’apparition de soi-même. En ce sens, les figures dites « marginales » (travesti, homosexuel, mère monoparentale) acquièrent un rôle central. En montrant ce qui peut favoriser, freiner ou empêcher leur subjectivation, en exhibant l’absence de légitimité de leur marginalisation vis-à-vis de normes considérées comme supérieures, Dolan explicite le caractère arbitraire de ces relégations au regard d’une universalité qui ne doit pas être le masque d’une norme particulière (celle qui déclare l’homosexuel, le travesti comme étant anormaux). Il annonce une organisation sociale à venir où l’universel n’exclut pas la reconnaissance non discriminatoire de différences, celles-ci n’en étant que l’expression diversifiée. En effet, toute subjectivité est une existence mue par la force d’un désir de vivre et d’être reconnue pour apparaître comme telle. Il n’y a pas à cet égard de différences entre les sujets des films de Dolan qui, tous, veulent aimer, être aimés, advenir à eux-mêmes et éventuellement être la condition de l’advenir à soi d’autrui.
Le cinéma de Dolan
On ne saurait cependant séparer cette intention de décrire la vie, comme cette proposition à laquelle les protagonistes parviennent ou non à répondre (notamment à travers l’instauration affective et émotionnelle d’espaces d’intimité), des procédés que Dolan met en œuvre pour mener à bien cette tâche, c’est-à-dire de l’usage qu’il fait des gros plans, du cadrage ou décadrage, de l’élargissement ou rétrécissement du cadre, de la symétrie, des ralentis, du filmage des dos, de pluies abondantes d’objets variés, des citations littéraires et de la musique, des confessions en noir et blanc ou en couleur (ce qui permet d’introduire le spectateur dans le film puisque, en s’adressant directement à lui, nous participons d’une affectivité en quelque sorte universelle dans laquelle chacun peut se reconnaître5).
Par exemple, les effets de symétrie et leur évolution, récurrents chez Dolan, permettent d’indiquer les positionnements affectifs des personnages les uns à l’égard des autres, comme si la situation émotionnelle de chacun (relative à autrui) s’incarnait ainsi dans l’espace. Les effets de décadrage indiquent également le ressenti intérieur du personnage au regard de la situation vécue, de même que le choix des plans en plongée ou contre-plongée. Les ralentis permettent également d’attirer l’attention du spectateur sur le véritable statut émotif des personnages (comme la scène des Amours imaginaires où Francis et Louis s’embrassent par amitié ou convention, tandis qu’ils sont en train d’entrer dans une joute amoureuse pour conquérir Nicolas.) Les séquences-arches, qu’ouvre et clôt un morceau de musique, permettent de conférer une unité de sens à une suite de plans ayant pour vocation d’indiquer une forme de dénouement (heureux ou malheureux) d’un conflit émotionnel.
Qu’on pense à la scène beethovénienne de Laurence Anyways qui commence avec la Symphonie n° 5, quand Fred prétend avouer à Laurence qu’elle ne l’aime plus, mettant apparemment fin à leur relation (qui est au cœur du film), mais ouvrant à la résolution du conflit avec la mère, qui est l’autre – et quasiment dernier – appui émotionnel du héros. Toute cette scène mériterait une analyse détaillée : le papillon noir qui sort de la bouche de Laurence, une porte qui se ferme au ralenti sans trace de la personne l’ayant ouverte, la pluie qui tombe, Laurence au seuil du domicile de la mère, cette dernière qui le fait entrer malgré la présence du père (qui ne veut pas le voir), qui décide de briser la télévision, précipitant la séparation d’avec son époux et son choix d’épouser la cause du fils, les ralentis marquant la précipitation émotionnelle de la mère actant le désir de reconnaître son fils, leur réconciliation où chacun se retrouve face à face sous un même parapluie derrière un rideau de pluie, la symétrie étant alors rompue par le geste tendre de la mère caressant le visage du fils. Mais c’est par la scène de Fred sous la douche que se conclut cette séquence, manifestant le désir d’une renaissance, de tourner la page, de se rendre à une fête pour faire de nouvelles rencontres.
Il faudrait aussi évoquer les ellipses. Dolan ne filme quasiment jamais les annonces comme telles d’homosexualité (coming out), de désir de devenir femme etc. Il s’intéresse plutôt à ce qui se passe avant ou après, comme si l’annonce comme telle n’était pas intéressante, parce que trop attendue par le spectateur. Bien qu’il accorde la plus grande importance aux gros plans et au cadrage mettant en valeur les visages afin d’être au plus près de l’humanité et de la sentimentalité de ses personnages, il filme aussi avec prédilection les dos. D’une part, il s’agit par-là de montrer que la complexité ou la confusion sentimentale des personnages ne permet pas de révéler de prime abord ce qu’ils sentent. Il s’agit de résister à la tentation de croire qu’on a démêlé une fois pour toutes l’écheveau de leur intimité. Il s’agit de montrer qu’ils continuent de nous échapper et, probablement, de s’échapper à eux-mêmes. D’autre part pourtant, comme le notait déjà Levinas, ces dos, ce sont des visages6. Ils expriment l’humanité du personnage, particulièrement quand il est exposé au regard public. Qu’on pense à Laurence marchant de dos pour la première fois en tant que femme dans les couloirs du lycée, son déhanchement contrastant avec les visages, aux expressions multiples, des lycéens et de ses collègues qui découvrent sa féminité.
Le cinéma de Dolan décrit des procès de subjectivation, des personnages « sur la brèche » et déclenche également chez le spectateur un bougé favorable à une reconfiguration de sa propre existence charnelle. Les personnages sont au centre de différentes sphères qui se croisent entre elles, ce qui donne lieu à une dynamique, positive, négative ou ambivalente, de réalisation de soi. Les sphères sociales et intimes se renforcent ou s’opposent, la sphère familiale freine ou accélère le développement personnel des personnages. Ils se confrontent, parviennent à épouser le point de vue de l’autre, le reconnaissent pour être reconnu et se reconnaître. L’appropriation de soi requiert une certaine dépossession de soi : on se libère de l’emprise d’un préjugé qu’autrui nous porte et qui vient de son histoire (préjugé qui nous hante, nous possède, prédétermine le champ de nos possibles, les limite) et d’un préjugé que nous avons sur lui. En les identifiant, on se donne les moyens de comprendre la perspective de l’autre, en même temps qu’on se révèle apte à faire valoir ce qu’on est en propre. On obtient la reconnaissance et gagne un allié dans la quête d’un soi qui s’élargit à travers ce processus d’abandon d’un soi enfermé en lui-même et dans ses représentations. Le soi de Dolan est un soi relationnel, aspirant à une universalité de liens lucides et généreux, ce qui fait de son cinéma une œuvre profondément humaniste et engagée.
- 1. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2001, p. 193.
- 2. Michaël Fœssel, La privation de l’intime, Paris, Seuil, 2008, p. 12-13.
- 3. Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Le Livre de poche, 2000.
- 4. Franck Fischbach, La critique sociale au cinéma, Paris, Vrin, 2012.
- 5. Clélia Zernik, Perception-cinéma. Les enjeux stylistiques d’un dispositif, Paris, Vrin, 2010, p. 11.
- 6. Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 144.