
Billet de rentrée dans les salles de cinéma
Élise Domenach revient sur les films marquants présentés lors de la dernière édition du Festival de Cannes, un bon moyen de se frayer un chemin dans la foule des sorties automnales, à l'heure où les cinémas ont besoin de retrouver leur public.
On le sait : les salles de cinéma ont besoin de retrouver leur public, en cette rentrée. Et nous de retrouver ce rendez-vous avec l’émotion cinématographique qui se joue dans les salles. Cela tombe bien : des films passionnants nous attendent. Comme chaque année, le Festival de Cannes constitue un aiguillon de choix pour se frayer un chemin dans la foule des sorties automnales et faire le bilan des films marquants de l’été encore visibles en salles. Regard dans le rétro, donc. La palme d’or 2022, deuxième long métrage de Ruben Östlund, Sans filtre (Triangle of Sadness), sortira bientôt, le 28 septembre. Ceux qui ont aimé The Square (2017) et Snow Therapy (2015) y retrouveront les railleries caustiques de notre société chères à son auteur. Nos joies de festivalière nous ont plutôt portée vers le dernier opus du grand cinéaste coréen Park Chan-wook, Decision To Leave, en compétition, et vers deux grands films projetés dans la section « Cannes Première » : La Nuit du 12 de Dominik Moll et As bestas de Rodrigo Sorogoyen. Tous trois sortis cet été, et encore en salles dans de nombreuses villes de France.
Dans son dernier film le formaliste coréen atteint un double sommet dans le thriller et dans le romanesque, en peignant la relation complexe entre un inspecteur de police taiseux et une chinoise qui a perdu son époux retrouvé mort au bas d’une falaise. L’enquêteur fasciné par la jeune veuve plonge dans une spirale de doutes. Allant et venant entre des intérieurs reclus, comme la salle d’interrogatoire ou l’appartement de la veuve, et la montagne où l’inspecteur cherche à élucider les circonstances du drame, le film déploie des décors et des cadrages splendides qui reconduisent un sentiment de claustrophobie et de verticalité effrayant. Prix de la mise en scène incontestable, qui récompense outre celui le talent du cinéaste le travail de toute une équipe d’artisans du cinéma coréen : du musicien (Cho Young-wuk) au chef décorateur (Ryu Seong-hie) en passant par le chef opérateur (Kim Ji-yong). Une équipe que le cinéaste a constituée depuis Old Boy, avec laquelle il ciselle ses plans, ses raccords, les couleurs et les mouvements de caméra. Il est ici aidé par des acteurs de haute volée (Tang Wei et Park Hae-il) dans un pas de deux de désir, d’attraction et de peur.
La réussite de La Nuit du 12 relève quant à elle d’abord de l’écriture. Le film est adapté par Dominik Moll et son complice habituel Gilles Marchand d’une partie du livre de Pauline Guéna 18.3 - Une année à la PJ (Denoël, 2020) relatant un féminicide et son effet sur un groupe d’hommes policiers : une jeune fille brûlée vive en rentrant chez elle un soir. En annonçant d’emblée dans un carton que l’enquête dont le film est inspiré n’a pas abouti (comme 20 pour cent des 800 enquêtes annuelles pour homicide) les scénaristes lancent le film sur la voie d’une lecture au second degré du genre du film policier et guident le spectateur vers ce que révèle cette enquête, non pas à côté d’elle mais comme en profondeur : en nous. Et ils font mouche. Le genre s’en trouve relu à l’aune de ce fameux « regard féminin (female gaze) » (Jill Soloway) ou féministe (Iris Brey) qui est ici magistralement exercé. Nous voilà conduits à questionner l’économie des regards en régime de polar : comment ils se distribuent, comment l’attention du spectateur est conduite vers certains suspects plus « usuals » que d’autres : tel dragueur méprisant ses conquêtes, tel binoclard médusé par ses jeux-vidéos. Chaque scène d’audition des suspects glisse un peu plus le tapis des raisons sous les pieds du spectateur, et dessine un peu plus le portrait inversé des flics qui les auditionnent. Le trait scénaristique est sûr et juste (grâce au livre et à la collaboration avec son autrice, peut-être), le regard sans complaisance, sur ces hommes qui enquêtent jour et nuit sur d’autres hommes qui ont tué des femmes. Car la criminalité est évidemment genrée. Certains flics tendres et bourrus ne supportent plus la haine des femmes qui s’étale (Bouli Lanners), d’autres masquent difficilement dans leur métier un sexisme ordinaire. Le film s’attache particulièrement à un jeune flic droit et taiseux, qui est pris d’une absence face à la mer de la victime au moment de lui apprendre le décès de sa fille. Lui refuse de baisser les bras, quand ses collègues se résignent à refermer le dossier. À travers ce personnage, remarquablement interprété par Bastien Bouillon, gendarme bienveillant déjà dans Seules les bêtes (2019), et son face à face final avec une juge d’instruction aussi douce que cinglante, le film détourne notre regard vers des rapports sociaux, entre hommes et femmes, qui décidément « clochent ». Lucidité douloureuse, qui passe par le regard presbyte et séduisant d’Anouk Grinberg, au sommet de son art depuis Tromperie.
Autre pépite de la sélection « Cannes Première » : As bestas de Rodrigo Sorogoyen s’inscrit dans ce sous-genre passionnant, nourri par le précédent film de Dominik Moll, Seules les bêtes : le « country noir » (voir la critique de Alice Jacquelin, Esprit, avril 2020). Marina Foïs et Denis Ménochet y incarnent un couple de profs français exilés dans les montagnes ibères pour y développer des cultures bio et retaper des bergeries. Ils ont signé une pétition qui bloque l’installation d’un champ d’éoliennes, ce qui leur vaut la colère de leurs voisins cultivateurs, deux frères vieux garçons frustrés qui rêvent de s’enrichir. Sorogoyen met en scène de manière magistrale la tension des échanges dans le café local, et cette haine qui étouffe progressivement le dialogue, fait monter la violence. L’agressivité des uns rencontre la peur des autres, et le film rend compte d’une atmosphère irrespirable. Les dialogues et le jeu des acteurs (excellents Luis Zahera et Diego Anido, terrifiants de rudesse), toujours au diapason de cette tension, nous donnent à comprendre petit à petit le rêve que le couple a caressé, l’amour qui le portait, le fossé qui se creuse avec leurs voisins. Sans emphase, avec des gestes de rien et des mots comptés. Dans de très belles séquences finales Marina Foïs trouve une justesse de jeu et d’émotion parfaite pour nous interroger sur la fidélité aux projets forgés avec ceux qu’on aime. Sur l’attachement à la terre aussi, qui nous fonde et parfois nous enferme.
Sur sa route le héros turc de Burning days (Kurak Günler) de Emin Alper, rencontre une même haine. Le jeune procureur (Emre) s’affronte aux élites d’un village gangréné par la corruption, le conservatisme et l’homophobie. Emin Alper a situé en Anatolie cette fable politique. Emre tient tête aux notables qui chassent le sanglier à coups de carabine en pleine ville, et reçoit en retour des menaces quotidiennes. Son quotidien plonge dans l’effroi : sa maison infestée de rats, ses bains dans un lac aux sables mouvants. Dans ce thriller soigneusement construit tous les incidents préparent une scène de banquet halluciné où culmine la première partie du film et que la deuxième partie ne cesse de relire, comme une énigme à déchiffrer, alors que le récit file vers l’exacerbation des passions. La réflexion filmique sur la violence endémique et le populisme passe par les paysages comme dans les westerns fordiens. Le mystère des dolines (grandes dépressions geologiques) et de ce qu’elles ensevelissent répond ici à la menace qui guette dans les canyons de l’Ouest américain. Emin Alper, qui a rendu hommage à Cannes à sa productrice emprisonnée Çiğdem Mater, et cité l’Ennemi du peuple de Ibsen, fait fictionner avec brio l’autoritarisme qui s’est abattu sur la Turquie1. Le film sortira en salles début 2023, tout comme l’un des chocs de ce dernier festival de Cannes : le film expérimental de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, De Humani Corporis Fabrica, projeté à la Quinzaine des réalisateurs, dont la sortie dans les salles françaises est prévue pour janvier 2023.
Le fascinant duo d’anthropologues cinéastes du Harvard Sensory Ethnographic Lab était pour la première fois présent à Cannes. Incompréhensible injustice. Après Leviathan (2014) et Caniba (2017) ils étendent leurs recherches aux frontières du visible, de nos dénis et refus de voir, en ouvrant au cinéma l’intérieur du corps humain. En hommage au fondateur de l’anatomie renaissant André Vésale, ils ont composé avec des images des dispositifs médicaux et des dispositifs de filmage de près inventés pour le film, qui leur permettent de passer de l’intérieur du corps humain à sa frontière extérieure où les chirurgiens opèrent. À travers huit hôpitaux, et un tournage de plusieurs années. Leur voyage poétique au cœur de ce qui nous compose et nous fait vivre replace l’humain dans une symbiose de bactéries, virus et autres. Il nous décille, en nous rendant capables de voir et comprendre un nouveau territoire, et nous absorbe dans la beauté de ces paysages intérieurs palpitants.
Autre gracieuse surprise de la Quinzaine des réalisateurs, le premier film d’Annie Ernaux, co-réalisé avec son fils David Ernaud-Briot, en ligne sur arte.tv depuis le 14 septembre : Les années super 8. Précieux et touchant comme un trésor exhumé d’un grenier, ce film a le charme de ces retours subjectifs sur un passé individuel et collectif auxquels l’écrivaine-star Annie Ernaux nous a accoutumés depuis Les années. Elle commente en voix off les vidéos de famille tournées par son époux avec cette caméra « objet de désir suprême », entre 1972 et 1981. Les personnages et les lieux qui peuplent l’œuvre s’incarnent sous nos yeux. À l’image de la mère d’Annie, dans son tablier d’épicière, affectueuse et encombrante dans la maison bourgeoise genevoise du couple. Dans une langue et d’une voix superbes, l’écrivaine livre de ces images le sous-texte intime ; cette mélancolie qui l’a conduite à se réfugier dans l’écriture vécue comme une transgression. Tout en regardant les siens, cette voix fait retour sur elle. Nul dialogue ici avec son fils qui co-signe le film. Ce pan passionnant de son édifice créatif nous est livré sans le moindre geste de transmission.
Pour finir, la très grande émotion de ce dernier festival nous attend bientôt dans les salles. Dans Tori et Lokita (en compétition, prix du 75e festival de Cannes) Jean-Pierre et Luc Dardenne se saisissent avec vigueur du destin de deux jeunes migrants africains en Belgique, et réinventent leur cinéma en trouvant une douceur, peut-être, nouvelle. Face caméra une adolescente africaine répond à des questions sur ce jeune garçon dont elle dit être la sœur ; quand, comment, où se sont-ils séparés, retrouvés ? L’enjeu de cette ouverture est double : la reconnaissance de leur lien, et de ce qu’il parviendra à retourner du monde. Le visage de Lokita (magnifique Joely Mbundu) donne à lire un besoin criant que l’on croie à leur fraternité ; dernier souffle vital auquel Tori (Pablo Schils) et Lokita sont suspendus. Car au cours de leur exil l’adolescente et l’enfant se sont arrimés l’un à l’autre. Une sicilienne leur a appris une chanson qu’ils chantent ensemble. Leur situation administrative qui veut que lui soit protégé en tant qu’enfant-sorcier et elle non les expose à mille exploitations. Les Dardenne distillent suspens et aventures dans un milieu de truands avec la justesse qu’on leur connait ; trouvant des personnages, des lieux, des gestes, des paroles, des intrigues révoltants, honteux, mais regardés sans jugement, avec froideur. Celle-là même de la chanson sicilienne, « Alla fiera dell'est ». Du bâton qui vint frapper le chien, qui mordit le chat, qui mangeât la souris. Les Dardenne ont réalisé l’un de leurs plus beaux films en plaçant une bouleversante fratrie au cœur du foyer que cherchent les personnages de leur cinéma. Lokita encaisse, Tori rebondit. On tremble et souffre pour eux. Prêts, grâce au film, à affronter notre déni de savoir, nos aveuglements. Reconnaissants à leur cinéma. Et aux salles où nous pourrons découvrir ces films cet automne.
- 1. Emin Alper a accordé à Esprit un entretien, qui fera prochainement l'objet d'un podcast, à découvrir sur notre site internet.