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Flux d'actualités

La rébellion de la chair

A propos du Festival Montpellier Danse 2017

juin 2017

#Divers

En 1959, Hijikata Tatsumi, fondateur du butô, réalise une performance extrême, l’accouplement d’un jeune homme avec un poulet, qu’il égorge entre ses jambes. Il avait pour habitude de demander à ses élèves : « Vous ne croyez pas que si vous vivez en ne faisant que des mouvements domestiqués vous allez au devant de sérieux problèmes ? » Sa danse brute, agressive et cruelle est composée de mouvements qui ne sont ni un vocabulaire chorégraphique, ni des gestes quotidiens. Il définit le butô comme « la danse d’un cadavre cherchant désespérément à se tenir debout dans les ténèbres de l’existence[1]. » A l’heure où les corps « domestiqués » courent après un idéal de « vie saine » et où la danse contemporaine semble elle-même tentée par un retour au corps glorieux et aux codes du ballet, l’édition 2017 du Festival Montpellier Danse[2] vient déranger notre perception de la danse avec des pièces étranges et fortes de Marcelo Evelin, Sharon Eyal et Marie Chouinard. La question posée par Hijikata demeure résolument ouverte…    

 Tatsumi Hijikata en 1968 | KYODO

« L’homme est malade parce qu’il est mal construit (…) Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » (Antonin Artaud)

Les sons et les cris d’avant le langage proférés par Antonin Artaud dans son poème radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu[3], la fureur et la fièvre qui traversent son théâtre de la cruauté ont fasciné Hijikata Tatsumi, familier du chamanisme et proche des courants underground du Happening se développant au Japon dans les années 1960. Insurgé contre l’ordre établi pour donner libre cours à la violence inhérente à l’être humain, comme dans La Rébellion de la chair, son dernier solo, l’enjeu pour le précurseur du butô est alors de faire dramatiquement face à son propre corps sans craindre d’affronter sa propre désintégration. Ses danses déréglées et révoltées libèrent les mouvements, les émotions et les instincts. Se référant explicitement à Hijikata et à la « danse des ténèbres » pour sa nouvelle création Dança Doente (Danse malade), le brésilien Marcelo Evelin, qui a fondé sa propre compagnie, Demolition Inc. (un manifeste !), a imaginé un corps affaibli, épuisé, freiné dans son rythme ; une danse qui est du côté du tremblement plutôt que de la transe et qui se présente comme une altération « de la perception subjective du corps infecté par le monde ».

Avec cette chorégraphie que Marcelo Evelin décrit encore comme « virale et contagieuse », une dizaine de solistes sur le plateau cheminent à l’intérieur d’eux-mêmes, ensemble, répondant moins à une interrogation sur les limites du corps qu’à la nécessité d’inventer de nouveaux comportements et de les inscrire dans une réalité quotidienne. La danse malade de Marcelo Evelin fait ainsi émerger une conception de la danse proche du symptôme : « “Malade” dans le titre vient du dernier travail de Hijikata dans son livre appelé Ailing Dancer. (…) C’est presque une autobiographie dansante, un livre avec des images de son enfance, son adolescence, de comment tout a commencé à se construire pour lui ; il revient sur toutes les questions qui ont guidé son travail pendant 30 ans. À partir du livre, j’ai eu cette idée de la maladie, laquelle est très présente dans son travail, et j’ai commencé à tout rassembler, en m’interrogeant sur comment nous pouvons envisager la danse comme un symptôme. (…) Le symptôme est un changement, une modification subtile de la perception de votre propre corps, de votre propre expérience, et peut seulement être décrit par le patient. Danse Malade est une pièce qui se construit autour de ces questionnements[4]. »

DancaDoente_c_MauricioPokemon

DançaDoente_byMauricioPokemon_01

Rendre sensible ces intensités qui traversent les corps et résistent au langage, c’est l’approche de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal, qui, avec Gai Behar a créé la compagnie L-E-V après avoir œuvré au sein de la Batsheva Dance company. OCD Love et ses mouvements désaccordés, sensuels, obsessionnels, aura été le choc de l’été dernier au Festival Montpellier Danse avant d’être présenté au printemps, dans un dispositif différent, au Théâtre national de Chaillot. De désarticulations en réarticulations, d’équilibres précaires en déséquilibres incandescents, tant les danseurs ont la maîtrise du mouvement, ce premier volet s’inspirait d’une performance de Neil Hilborn, poète slameur qui conte l’histoire d’un jeune homme qui souffre de troubles obsessionnels et dont la fiancée trouve trop difficile de partager sa vie avec lui et décide de s’en aller. Sharon Eyal a voulu Love Chapter 2 comme une suite, « encore plus noire » : « C’est triste et joyeux, joyeux et triste. C’est une vie extrême, il s’agit de perdre quelque chose, tout le temps[5]. » Ce monde privé, qui va de travers et que la maladie ne détruit pas mais construit, révèle pourtant une façon d’être humain inédit, surprenant, émouvant.

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« Nous n’avons pas à expliquer notre façon de marcher, nous marchons, c’est tout. » (Merce Cunningham)

Pour le chorégraphe américain Merce Cunningham, qui n’a cessé d’explorer les nouvelles technologies d’animation et de capture du mouvement, le point de départ de la danse sera toujours resté les déplacements des piétons dans la rue qu’il regardait par la fenêtre de son studio de Wesbeth à New York[6]. De Nijinski aux performances de la Judson Church, en passant par le maître américain et auteur du légendaire Biped, qui transpose les gestes des danseurs en images numériques, regarder comment la marche porte un corps est un inépuisable point de départ vers des mondes inconnus.

compagniemariechouinardsoftvirtuositystillhumidontheedge_c_NicolasRuel4

Le point de départ est le même pour Soft virtuosity, still humid, on the edge de la Québécoise Marie Chouinard, dernière création de la chorégraphe présentée à Montpellier Danse après le Festival d’Avignon. C’est avec des marches contraintes et claudiquantes, des marches contrariées par des handicaps inventés, des asymétries, des troubles comportementaux, des anomalies, que Marie Chouinard campe avec virtuosité une humanité aussi disgracieuse que mystérieuse, multipliant les états de grâce dans une œuvre à la fois sauvage et raffinée. Ces  longues et lentes traversées du plateau – et leurs retranscriptions sur un grand écran grâce à une caméra vidéo dirigée à distance qui cadre en plan serré ces regards qui se croisent – dessinent des trajectoires qui réactivent le rythme présent en chacun de nous et font éprouver leurs limites aux danseurs. En situation de vulnérabilité, les danseurs demeurent ainsi empêchées par une incapacité et une indécision constitutives. Plus d’un siècle après l’enregistrement des marches pathologiques de Georges Demenÿ, collaborateur de Étienne-Jules Marey, pionnier de la mesure du mouvement, le corps en mouvement reste compris comme un espace d’investigation de « la chose la plus étrangère au monde ».

Isabelle Danto



[1] Cité dans Kurihara Nanako, La chose la plus étrangère au monde. Analyse critique du butô de Hijikata Tatsumi, Dijon, Les Presses du réel, 2017, p. 9.

[2] 37e Festival Montpellier Danse, sous la direction de Jean-Paul Montanari, du 23 juin au 7 juillet 2017.

[3] Poème écrit et enregistré en 1947, bande-son de 10 mn à écouter dans l’espace du Musée national d’art moderne - Centre Pompidou.

[4] Entretien avec Marcelo Evelin par Carolina Mendonça, en ligne.

[5] Cité par Philippe Noisette dans le programme de Montpellier Danse, p. 43.

[6] Le Festival Montpellier Danse lui consacre un programme cinéma et vidéo : « Merce Cunningham, un demi-siècle de créations chorégraphiques en images ».