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Cunningham vivant

Comment faire vivre l’héritage chorégraphique de Merce Cunningham, disparu en 2009 ? Il décrivait ainsi la danse : « toujours mystérieuse, fluide comme l’eau, elle glisse constamment des doigts ». Cette immédiateté et évanescence de la danse, la difficulté de sa transmission malgré les traces (orales, écrites, dessinées, filmées), qui ne permettent pas de restituer complètement l’instant dansé, ont amené le danseur et chorégraphe américain à élaborer, de son vivant, un Living Legacy Plan[1].

L’exposition «  Merce Cunningham, Common Time  », au Walker Art Center en 2017, a su ainsi rester fidèle à l’esprit du chorégraphe en transformant les archives du maître en expérience dynamique[2]. Son répertoire est déjà repris par une nouvelle génération de danseurs, guidés par les proches collaborateurs du chorégraphe, pour reprendre sa passion pour la nouveauté et l’expérimentation (depuis les installations d’Andy Warhol à l’application des nouvelles technologies au domaine de l’art) et un vocabulaire chorégraphique en permanente recomposition. Avec ces reprises[3], la danse de Cunningham invite, hier comme aujourd’hui, à une expérience partagée et à « se sentir vivant »: « La danse ne vous donne rien en retour, ni manuscrit à vendre, ni peinture à mettre sur les murs, ni poème à imprimer, rien que cette sensation unique de se sentir vivant. »

Rain Forest (1968) de Merce Cunningham rend manifeste la réinvention complète de la danse qu’avec le compositeur John Cage, son compagnon et partenaire de travail, il a affirmé dès 1944 au Black Mountain College, université libre de Caroline du Nord, puis, à partir de 1953, au sein de la Merce Cunningham Dance Company. Les corps des danseurs y dialoguent avec les Silver Clouds d’Andy Warhol qui se dirigent vers le public, montent en l’air, partent dans les coulisses ou restent sur la scène: « l’essence de la danse est l’immobilité en mouvement et le mouvement dans l’immobilité ». Suivant les lois du hasard, ces Silver Clouds deviennent, au même titre que les danseurs, les interprètes plastiques de la musique électronique composée par le disciple de John Cage, David Tudor, qui évoque les cris d’oiseaux. Les danseurs de la Merce Cunningham Dance Company découvraient la musique le soir de la première représentation. Dans la rencontre de John Cage et de Merce Cunningham, les postulats de Marcel Duchamp et la pensée zen formaient un champ d’expérimentation où la musique, la danse et le décor agissaient de manière indépendante et cependant interactive pour composer une œuvre totale.

Ainsi, les pièces de Cunningham ne racontent rien : « Le sujet de la danse, c’est la danse elle-même. » Elles donnent à voir, avec une fulgurante justesse, la beauté nue des êtres, dans une méditation sur le temps et l’espace. Les danseurs, virtuoses de la vitesse et du contrepoids, créent ainsi à chaque instant leur propre espace sans qu’il n’y ait plus de centre sur scène.

Cunningham s’est encore évertué à exploiter la richesse des nouveaux médias: avec Charles Atlas, Elliot Caplan, puis à l’aide de logiciels permettant la saisie des mouvements par des capteurs installés sur le corps des danseurs, il les retranscrit dans un univers virtuel avec virtuosité dans Biped[4]. Beach Birds (1991) inaugure cette manière de réinventer le corps grâce aux nouvelles technologies. Cette pièce, qui dévoile des oiseaux sur la grève d’un océan, nous immerge dans la grande « musique » du monde, comme l’avait écrit James Joyce dans Ulysse, dont Cage désirait transcrire le flux mental et la langue volubile. Merce Cunningham aimait observer la nature, y prélever des mouvements ready-made et dessiner toutes sortes d’animaux. John Cage, de son côté, laisse couler, entre deux pianos et des bambous géants d’une finesse extrême, de rares notes égrenées en écho. Sur fond de ciel monochrome, Beach Birds ouvre tout l’espace et le temps de la scène au « silence » musical ainsi qu’aux déplacements, changements de direction extrêmement rapides et autres équilibres qui ponctuent les enchaînements de Cunnigham. À l’intérieur de la structure temporelle d’une pièce, les danseurs ont la liberté de jouer avec le tempo. La perspective est abolie, tous les points de la scène ont la même valeur, tous les danseurs sont «  solistes  ». Le corps apparaît comme porteur d’une musicalité propre et susceptible d’être traversé par des coordinations nouvelles. Danse et musique sont indépendantes. Cunningham a dit de sa chorégraphie qu’elle est fondée sur le phrasé physique individuel. Les danseurs ne doivent pas être exactement ensemble. Ils peuvent danser comme un vol d’oiseaux. Travail pour onze danseurs, le rythme de Beach Birds est beaucoup plus fluide que d’autres pièces de Cunningham et les changements progressifs d’intensité et de couleur de la lumière évoquent le passage de l’aube au crépuscule sur une plage.

Il s’agit donc de toujours réinventer. En effet, la mémoire se construit dans le mouvement de la formation de l’œuvre. Mémoriser les gestes ne relève pas d’un simple mécanisme d’enregistrement ou de répétition, mais mobilise l’être, les perceptions, le passé d’un danseur et la mémoire du corps dans l’expérience d’un processus continu, susceptible de se prolonger à l’infini. « Danser est ­l’expression visible de la vie; si la danse n’est pas pertinente, alors la vie ne l’est pas[5]. »

Isabelle Danto

[1] - Préparé et annoncé en 2009, ce « plan d’héritage vivant » de trois ans comprenait la tournée d’adieux de la Merce Cunningham Dance Company avant sa dissolution. Pour les générations futures, le Legacy Plan prévoyait la création de capsules numériques (dance capsules) qui documentent à ce jour plus de quatre-vingts œuvres du chorégraphe. Depuis juin 2012, le Merce Cunningham Trust, organisme sans but lucratif, est dépositaire de l’héritage artistique de Cunningham à perpétuité et diffuse des programmes sur YouTube.

[2] - Voir Fion Meade et Joan Rothfussle (sous la dir. de), Merce Cunningham: Common Time, Minneapolis, Walker Art Center, 2017.

[3] - Remonté par Peter Jacobsson, directeur du Centre chorégraphique national – Ballet de Lorraine et Thomas Caley, ancien danseur de Cunningham, en novembre dernier, Rain Forest (1968) sera notamment présenté à la Maison de la danse de Lyon en mars 2019. Les programmes Inlets 2 (1983) et Beach Birds (1991), recréés au Centre national de danse contemporaine d’Angers par Robert Swinston en décembre dernier, seront présentés, avec How to Pass, Kick, Fall and Run (1965), au Théâtre national de Chaillot du 30 mai au 2 juin 2018. Deux événements sont organisés, l’un au Musée d’art moderne de la ville de Paris le 19 mai, dans le cadre de la Nuit des musées, l’autre au Musée de l’Orangerie, dans « Les Nymphéas de Claude Monet ».

[4] - Biped (1999), reconstruit par le Cndc – Angers, ouvrira la Biennale de la danse de Lyon en septembre 2018 à l’occasion du centenaire de la naissance de Cunningham.

[5] - Merce Cunningham, cité dans David Vaughan, Merce Cunningham, un demi-siècle de danse, trad. par Denise Luccioni, Paris, Plume, 1997, p. 97.

Isabelle Danto

Critique de danse pour la Revue Esprit, Isabelle Danto a été journaliste pour la presse quotidienne (Le Figaro) et a contribué à différentes revues (Danser magazine, Mouvement, La revue des deux mondes) et à plusieurs publications (préface de l’ouvrage Käfig, 20 ans de danse, CCN de Créteil et du Val de Marne / Somogy éditions, 2016). Elle intervient régulièrement dans les festivals…

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