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Flux d'actualités

France d'en haut et France d'en bas

juin 2017

#Divers

Après l’élection d’Emmanuel Macron, la crainte - ou la promesse – d’un troisième tour social n’est que trop justifiée. Non pas à cause des renversements imprévus lors des deux primaires, du déroulement improbable de la campagne électorale ou de la violence des échanges relayés sur la toile : même s’il reste des séquelles des mots excessifs, des propos méchants, des calomnies et des mensonges qui ont précédé le vote du 7 mai. Non, le problème du nouveau président s’est d’abord inscrit noir sur blanc sur les cartes électorales, entre deux France – une d’en haut et une d'en bas, la première qui a voté Macron et la seconde qui a préféré Le Pen, une gagnante et une perdante de la mondialisation, une qui habite les villes et les terres encore un peu prospères du versant atlantique, et l’autre qui vit et croît dans les champs, sur les terres désindustrialisées du Nord et de l’Est et dans le Sud-Est identitaire et eurosceptique.

Chacun connaît désormais les analyses de la « France périphérique » par Christophe Guilluy, qui y voit en outre la « fin de la classe moyenne », une sorte de puits sans fond où tombe progressivement une part importante de la population active, qualifiée aussi de « blanche » : ouvriers, employés, paysans, petits indépendants… ainsi qu’une partie des jeunes et des gens de petite retraite dans ces mêmes catégories. Guilluy considère qu’ils constituent la majorité de la population française. Il s’emporte contre l’incompréhension voire le mépris que recueille dans l’élite cette autre France. Il a raison, sauf qu’en bon sociologue il est plus compétent dans l’analyse que dans les remèdes. L’urgence de solutions durables s’impose pourtant : comment contrecarrer cette dérive vers « deux France », qui relègue au second ou au troisième plan la vieille division entre une France laïque et une France catholique ?

Les « solutions » des principaux candidats avant le premier tour sont connues. Benoît Hamon avait accusé Emmanuel Macron de servir de marchepied à Marine Le Pen (en 2022) s’il était élu sur son programme social-libéral, ouvert à la mondialisation, encourageant l’initiative individuelle et la marche en avant collective, dans le cadre d’une Europe revigorée sous la houlette du couple franco-allemand. Lui-même, Benoît Hamon, tablait sur un revenu universel, qui a retenu l’attention mais dont même les commentaires favorables ont aussitôt souligné le coût et les effets pervers inévitables, comme la dévalorisation du travail ou l’incitation éventuelle à ne pas en chercher. Aux dernières nouvelles, le Parti socialiste ou ce qu’il en reste ne parle plus de revenu universel… Mais a-t-il encore un programme ? Jean-Luc Mélenchon propose une politique sociale très ambitieuse, sévère pour le capital et généreuse pour le travail, mais aussi très dirigiste et coûteuse. Le programme de François Fillon, qualifié de « thatchérien », très libéral donc, avec une promesse de diminuer de 500000 le nombre des fonctionnaires et de mettre les retraites à 65 ans, était assorti d’une proposition sur la Sécurité sociale qui a vite soulevé un tollé : elle ne rembourserait plus que les gros risques, laissant les petits aux mutuelles (donc n’avantageant guère les déjà moins protégés). Quand à Marine Le Pen, c’était subventions et financements à tous les étages et pour toutes les catégories sociales en difficulté - sauf les réfugiés et les immigrés, soumis à une politique de restriction ou de refoulement très dure.

Il importe quand même de le dire : toutes ces solutions suggèrent des avantages matériels, par un retour au travail ou par des aides, des allocations ou des subventions. C’est un volet essentiel, bien sûr, mais seulement un volet du déclassement de la « France d’en bas ». Si la question du chômage français était un tant soit peu résolue, on peut effectivement parier sur une France plus réconciliée, moins violente. Mais la raison du vote pour le FN est-elle uniquement matérielle ? Pour une partie des électeurs – chômeurs jeunes ou vieux des anciens bassins industriels, retraités avec de petites retraites, salariés précaires, etc. – c’est sans doute la raison principale. Mais pour la France rurale qui vote aujourd’hui pour Marine le Pen, le sentiment d’abandon par l’Etat, la suppression ou la disparition de services divers (commerces, transports, médecins, cafés …) représente souvent un facteur plus décisif[1]. Et pour la droite extrême du sud-est, dont une partie maintient le souvenir de l’Algérie française, la présence des étrangers semble le motif essentiel. À vrai dire, c’est certainement l’élément le plus commun du vote en faveur du FN, celui qui représente, depuis 35 ans, l’arme ultime du FN, qu’il dégaine quand il est en difficulté, comme on l’a encore vu de façon éclatante à la fin de la campagne du premier tour des présidentielles. Ultimement, si la France va mal, c’est toujours la faute aux étrangers, aujourd’hui aux réfugiés, tous potentiellement associés à l’islam fanatique. Toujours le FN va bien au-delà d’une simple politique migratoire restrictive, toujours revient une rhétorique du ressentiment, ouvertement ou possiblement xénophobe… « Ce qu’on leur donne à eux n’est pas pour nous, ou enlevé aux Français eux-mêmes défavorisés » : tel est le slogan efficace sur le terrain. Ils nous « volent » quelque chose qui nous est dû à nous, les nationaux (qui sont aussi les « patriotes »). Ce que traduit cette plainte, c’est aussi une « insécurité culturelle », la crainte de ne pas avoir ou de perdre ce qu’on a, ou encore, chez les jeunes, la certitude qu’ils seront déclassés par rapport à leurs parents… Même si toute la France d’en bas ne vit pas dans une proximité quotidienne avec les étrangers (on peut même penser que si cette proximité était plus réelle, la xénophobie serait moindre), le bouc émissaire de tous ces reculs, réels ou fantasmés, est toujours déjà trouvé : c’est l’étranger.

Il y a donc à la fois la réalité incontournable d’un déclassement dans le vote de la France d’en bas, et une dimension symbolique plus indéfinie et plus insaisissable, des craintes justifiées et d’autres qui reposent sur des jalousies, des ressentiments difficiles à raisonner.

Dans une interview au Monde (du mercredi 24 mai 2017), le sociologue François Dubet expliquait que « le triomphe culturel du droit à l’égalité exacerbe le pessimisme », en France plus qu’ailleurs. Si donc il faut impérativement faire le maximum pour réparer matériellement les inégalités réelles que subit la France d’en bas, s’il ne faut pas cesser de montrer pourquoi le FN n’est pas un parti comme un autre parmi tous les partis démocratiques, on voit tout le travail symbolique qui reste à faire pour convaincre que l’avenir reste ouvert pour tous dans le pays qui s’appelle France. On a dit, pendant la campagne, qu’Emmanuel Macron représentait ce pôle d’optimisme et de dynamisme tourné vers l’avenir. Reste à savoir s’il arrivera à le mettre en musique comme président, et comment.

 

Jean-Louis Schlegel

 

[1] Cf. Yann Raison du Cleuziou, Esprit, mai 2016.