Les rapports historiques de l'Afrique et du monde arabe 2.
Discussion
Discussion et fin de la conférence.
Transcription par Salim Abdelmadjid
Transcription par Salim Abdelmadjid
Première question de la salle : « Monsieur le Professeur, je vais vous poser une question qui ne concerne pas directement les rapports entre le monde arabe et le monde africain, mais je vous ai entendu, je crois, employer dans une phrase le mot « ethnie ». Et je voudrais savoir, à la fois en tant qu’historien et en tant qu’observateur de la vie politique contemporaine et de ses commentaires, ce que vous pensez de l‘usage de ce concept.
Le mot « ethnie » est un mot… j’allais dire « explosif ». Je ne sais pas si c’est un virus ou un rétrovirus mais c’est un mot qui risque de faire des dégâts. Voyez par exemple dans le cas de Kigali, du Rwanda, comment un peuple qui vivait soudé et rassemblé, amalgamé à travers les siècles sous la forme des Tutsis, des Hutus, ce peuple subitement a flambé et a déclenché une guerre civile atroce, qui a abouti au génocide. Alors qu’ils vivaient ensemble, avec des rapports de force, bien entendu, qui infériorisaient ou « instrumentalisaient » plus ou moins une partie de la société, comme cela s’est fait dans tous les pays du monde ; mais ils appartenaient au même peuple. Avec la même culture, la même langue, les mêmes usages. Et au 19e siècle, entre le Burundi et le Rwanda, les Tutsi et Hutu du Burundi faisaient la guerre contre les Tutsi et Hutu du Rwanda. C’étaient des nations, des pré-nations qui étaient en train de se former, dans un processus de formation de nation, avec le même peuple. Mais à cause de sentiments, du subconscient, ou de l’inconscient qui se sont accumulés pendant des siècles, et qui ont produit des relents de violence inouïe, comprimée pendant des siècles, quand ça s’est donné libre cours, ç’a été vraiment la folie de la destruction. De l‘autodestruction. Et subitement, ces deux groupes se sont considérés comme des ethnies. Aujourd’hui, au moment où nous parlons ici, on parle d’ethnie « Tutsi », d’ethnie « Hutu ». Ça n’a absolument aucune base. Mais l’idéologie et le ressentiment, pas seulement le sentiment mais le ressentiment, peuvent jouer des rôles néfastes et destructeurs dans ce domaine. Et dernièrement, dans la crise de la Côte d’Ivoire, on a vu apparaître ce mot qui a été mis en valeur, en vedette par certains ethnologues, depuis quelques dizaines d’années. Certains l’ont trop mis en valeur, et alors que les ethnies ont été parfois fabriquées de toute pièce par le colonisateur.
Par exemple, j’ai fait mon diplôme de maîtrise supérieure sur la conquête de la Haute-Volta par les Français. Ce qui se passait au moment de la conquête, vous le savez, c’était le rush vers l’Afrique considérée comme une terre vierge, un no man’s land. La terre de n’importe qui, si vous voulez. Et pour justifier leur occupation, les pays européens voulaient garantir chaque fois que le contact qu’ils avaient pris avec tel chef, tel mini-roitelet local, hé bien c’était un contact avec l’empereur de tel royaume ou de tel empire, alors qu’il n’y avait rien derrière. Mais on signait un traité avec des Africains en les faisant jurer qu’ils étaient les maîtres suprêmes de tout un empire alors que ce n’était pas vrai. C’est ainsi qu’on a constitué localement, pour les besoins de la cause, des ethnies qui n’ont pas existé. Et l’empire du Mali dont je vous ai parlé tout à l’heure, c’est le modèle même de la configuration, de la structuration africaine, en-dehors de toute influence extérieure. C’était un empire transethnique ! Multiethnique ! Transethnique ! Et l’empire de Gao c’était la même chose. Dans un pays, pour l’empire de Gao, qui était majoritairement peuplé de Songhaï, le Mandingue ne l’était pas lui-même, il est venu au pouvoir sous la dénomination des Askia. Je pense que ce modèle ancien, ce modèle antécolonial, que l’Afrique a mis en place auparavant, on a cessé de le suivre à partir du moment où les intérêts extérieurs, en particulier européens, gagnaient à ce que l’Afrique soit subdivisée, en tribus ; parce qu‘on a utilisé les tribus les unes contre les autres. Et pour cela, il fallait les diviser. Puis, pour les besoins de l’économie, on a amalgamé et rassemblé les peuples, sous la forme de fédérations comme l’Afrique Occidentale Française, l’Afrique Équatoriale Française, mais ça a duré le temps de la colonisation. Quand l’indépendance a approché, on a démantelé les fédérations, et cette approche transtribale, intertribale, interethnique, transethnique, a été complètement abandonnée. Aujourd’hui, est-ce que nous pouvons reprendre cette fédération des peuples sans laquelle on ne peut pas construire l‘Unité Africaine ? C’est ça le grand problème qui est posé aux Africains aujourd’hui.
Mais moi, je dirais qu’on peut employer le terme « ethnie ». Pourquoi ne pas l’employer ? Est-ce qu’il faut le jeter hors du dictionnaire parce qu‘il y en a qui en ont abusé ? Je ne pense pas. C’est un mot qui existe mais qu’il faut employer avec les précautions d’usage. Et en particulier, pas dans le sens de tribu, qui serait décollée des autres peuples mais en l’appliquant à des peuples qui ont la même culture, en particulier en ce qui concerne la langue. Sinon… il y a une culture africaine de l’hospitalité qui existe aussi je crois dans le monde arabe, d’une manière presque… mythique, qui existe chez les Africains aussi où l’Etranger est véritablement roi. Et aujourd’hui, on emploie le concept d’ethnie comme étant l’antithèse de l’Étranger, et avec ça, comme on dit vulgairement, « bonjour les dégâts ! ».
Deuxième question : Monsieur le Professeur, je voulais vous poser une question sur le terme de « vraie bipolarisation » que vous avez employé au sujet de la mondialisation, et des positions respectives de mondialisateur et de mondialisé. Je voudrais savoir si, à votre avis, l’identité arabomusulmane qui est revendiquée par les Africains, si cette revendication a été accentuée depuis le vide idéologique creusé par la chute de l’Union Soviétique.
Oui… et non. Je pense qu’au temps des Nkrumah, des Nasser, des Ben Bella, des Boumediene, que j’ai presque tous connus, côtoyés, on s’est extrait du monde bipolaire qui régnait sur l’univers, sur la planète, à cette époque. Et on a voulu défendre tous les peuples qui n’étaient pas dans la sphère du pouvoir occidental ou soviétique. Mais aujourd’hui comme je vous l’ai dit, il n’est pas dit qu’on a renoncé à se mettre en dehors du monde des mondialisateurs. J’ai dit qu’on ne mondialise pas innocemment et j’ai dit qu’il y a d’un côté les mondialisés qui souffrent du statu quo actuel, du système actuel, avec ses coûts humains que j’ai baptisés quelque part « des sacrifices humains » et dont souffre la majorité du monde. Et je pense que la ligne est toujours là. Le monde n’est plus bipolaire de la même manière, mais est-ce à dire que le monde de Poutine est exactement le même que celui de Georges Bush ? Je ne suis pas absolument sûr. Je crois qu’il faut, si on parle d’identité… moi je définis l’identité comme étant un rôle qu’on s’attribue, qu’on assume, qu’on imagine pour soi-même dans le monde. Je dis bien que c’est un rôle parce que l’identité c’est la personnalité, et le mot personnalité vient du mot latin que vous connaissez « persona », qui signifie « masque », le masque que portait les joueurs, les acteurs dans une pièce de théâtre. Tel acteur, avec son caractère, son rôle dans la pièce, portait tel type de masque. C’est ce masque-là qu’on appelle « persona ». Et la personnalité, c’est ça, c’est le rôle que chacun joue dans le monde, même dans sa famille, dans son village, c’est en fait cette identité conçue comme un rôle qu’il faut mettre en valeur.
Aujourd’hui, le monde arabo-musulman et africain, quel rôle joue-t-il dans le monde ? Est-ce qu’ils ne sont pas de simples figurants, des faire-valoir, des gens « instrumentalisés » pour justifier la valeur positive d‘un système qui tourne, qui roule pour des intérêts bien déterminés, c’est-à-dire les grandes multinationales, les grands pays essentiellement ? Conçu comme cela, je pense qu’il y a une ligne de lutte, de travail, de réflexion, d’options, qui existait au temps de la guerre froide, et qui doit continuer aujourd’hui à travers la jeunesse des pays africains et arabo-musulmans. Parce que le problème qui se pose est de savoir si on joue un rôle ou non. Quel rôle on joue ? Est-ce que c’est celui qu’on nous a imposé ? Ou celui que nous avons décidé de choisir nous-mêmes ? Voilà comment je vois ce problème.
Troisième question : Pour aller dans le sens que vous avez abordé tout à l’heure, je suis tenté de vous demander : les historiens du monde arabe et les historiens africains… quels seront concrètement leur travail et leur rôle en l‘an 2004, au 20e siècle pour faire avancer ces deux mondes ? Quel est le rôle historique, social de l’historien ?
Le métier d’historien a un aspect technique mais il y a un aspect… j’allais dire « métatechnique », un aspect de responsabilité citoyenne. Parce que j’ai parlé d’identité tout à l‘heure. On peut dire que chacun d’entre nous a un certain nombre d’identités. Il n’y a pas une identité unique, isolée. L’identité est plurielle. Par exemple, chacun d’entre nous a des racines, des liens, avec son village, avec sa ville, sa région natale ou originelle, avec le lieu ou le quartier où il vit, avec son pays, avec son peuple en général, sa nation. Alors il y a toute la problématique de l’État-nation dont je me demande personnellement si ce n’est pas un reliquat du 19e siècle et du 20e siècle. Je me demande si l’État-nation n’a pas accompli sa mission historique et s’il ne survit pas comme quelque chose qui traîne alors que sa substance est comme ces étoiles que nous continuons à voir briller alors que ce sont des astres morts. Je me demande si l’État-nation aujourd’hui n’est pas dans cette situation là. Mais au-delà de l’État-nation, il y a même une citoyenneté mondiale qui s’impose de plus en plus. Et avant le mondial il y a le régional. Chacun d’entre nous vit plusieurs citoyennetés de ce genre-là, plus ou moins fortes, plus ou moins dominantes.
Et il appartient aux historiens de montrer à leurs peuples, parce qu’on ne peut pas parler pour le monde entier, mais de montrer à leurs peuples quelle est leur position dans cette constellation, je ne dirais pas une galaxie, mais dans cette constellation d’identités. Aujourd’hui les historiens doivent éviter de faire l’histoire - à mon avis, hein ! -, et l’histoire ethnique et l’histoire micronationale. Je crois que ce serait une fausse route pour l‘avenir. Mais nous sommes un peu coincés aussi parce que nous suivons un peu le modèle occidental de l’État-nation qu’Hegel considère comme la fin de l’histoire, c’est le modèle terminal le plus parfait que l’homme ait produit, l’itinéraire de la raison dans l’histoire s‘est achevé avec l‘État-nation ; alors qu’il y a d’autres concepts. Il y a d’autres paradigmes.
Il y a aujourd’hui, face à la mondialisation, c’est-à-dire au monde de l’internet, il y a des défis et des enjeux différents. J’ai écrit quelque part qu’il ne faudrait pas « vivre la mondialisation avec la mentalité de l’homme de Cro-magnon ». Malheureusement, c’est cela, il y a des déphasages énormes, y a des gens qui disposent de tout l’attirail technologique ultra sophistiqué, qui convient au monde tel qu’il est aujourd’hui, mais qui suivent des pulsions et des impulsions qui datent du temps de l’homme des cavernes. Et le rôle de l’historien, c’est, ayant cette vue d’ensemble, cette vue de la longue durée depuis les origines de l’être humain qui, comme vous le savez est apparu en Afrique, ce qui est un patrimoine, une contribution unique au patrimoine de l‘humanité - puisque l’être humain, c’est admis par tous les savants aujourd’hui, est né en Afrique. Hé bien partant de cette vision-là, depuis les origines jusqu’à nos jours et voyant combien la majorité du monde profite peu des technologies et techniques qui ont été accumulées par les peuples depuis les origines, essayer de présenter une alternative.
J’ai parlé d’alter-Afrique, qu’il nous faut construire. Il faut que l’alter-Afrique prenne position dans l’altermondialisation. Et personnellement, j’insisterais aujourd’hui sur deux choses importantes, deux personnalités et citoyennetés importantes : la citoyenneté originelle, les racines de base d’une part ; et d’autre part la citoyenneté régionale. Tels que nous sommes partis, aussi bien dans le monde arabe que dans le monde africain, si nous nous cantonnons à suivre ce que les Européens ont fait au 19e et au 20e siècle, nous allons tenté de construire des États-nations, avec l’accompagnement de guerres interafricaines sans fin. Vous savez que les Européens ont même ajouté des guerres mondiales dans le paradigme de l’État-nation. Ils ont entraîné le monde entier dans des guerres mondiales, et les Africains en savent quelque chose, le monde arabe en sait quelque chose. Nous avons contribué à ces guerres nobles contre le nazisme, contre le racisme et on ne se le rappelle pas souvent : quand l’Europe était menacée, l’Afrique et le monde arabe sont venus à la rescousse. Après ces guerres-là, il y a eu des guerres moins nobles, les sales guerres coloniales pour maintenir à tout prix l’impérialisme. Donc moi je pense que la direction bénéfique, positive pour la mondialisation aujourd’hui, pour nous autres qui sommes des mondialisés, je pense que c’est dans nos sources originelles, dans la région, et dans le monde. Voilà les trois pôles dans lesquels, je pense, la jeunesse doit s’investir. Et s’il fallait à tout prix mettre une priorité dans cette liste d’engagements, d ‘options, je dirais que la priorité, voire la primauté, devrait revenir à la région. Parce que c’est la région qui nous permet de crédibiliser le pôle micronational, le pôle originel, et qui nous permet aussi de figurer dans le monde d’aujourd’hui non pas comme simples figurants, non pas comme pions « instrumentalisés », mais comme une force parmi les forces. Et quand je dis « force », je ne dis pas la violence stupide, la violence du temps des cavernes, mais la force positive par laquelle l’être humain essaie de s’humaniser lui-même, et de préparer un monde meilleur, un monde plus raffiné, un monde plus humain pour l’ensemble de la planète. L’historien est bien placé pour ça. Nous ne sommes pas des partisans du scoop d’aujourd’hui. Mais comme on dit chez nous, il y a un proverbe qui dit : « il faut creuser les puits aujourd’hui pour les soifs de demain ». C’est aujourd’hui qu’il faut creuser le puits, en pensant aux soifs de demain. »
Le mot « ethnie » est un mot… j’allais dire « explosif ». Je ne sais pas si c’est un virus ou un rétrovirus mais c’est un mot qui risque de faire des dégâts. Voyez par exemple dans le cas de Kigali, du Rwanda, comment un peuple qui vivait soudé et rassemblé, amalgamé à travers les siècles sous la forme des Tutsis, des Hutus, ce peuple subitement a flambé et a déclenché une guerre civile atroce, qui a abouti au génocide. Alors qu’ils vivaient ensemble, avec des rapports de force, bien entendu, qui infériorisaient ou « instrumentalisaient » plus ou moins une partie de la société, comme cela s’est fait dans tous les pays du monde ; mais ils appartenaient au même peuple. Avec la même culture, la même langue, les mêmes usages. Et au 19e siècle, entre le Burundi et le Rwanda, les Tutsi et Hutu du Burundi faisaient la guerre contre les Tutsi et Hutu du Rwanda. C’étaient des nations, des pré-nations qui étaient en train de se former, dans un processus de formation de nation, avec le même peuple. Mais à cause de sentiments, du subconscient, ou de l’inconscient qui se sont accumulés pendant des siècles, et qui ont produit des relents de violence inouïe, comprimée pendant des siècles, quand ça s’est donné libre cours, ç’a été vraiment la folie de la destruction. De l‘autodestruction. Et subitement, ces deux groupes se sont considérés comme des ethnies. Aujourd’hui, au moment où nous parlons ici, on parle d’ethnie « Tutsi », d’ethnie « Hutu ». Ça n’a absolument aucune base. Mais l’idéologie et le ressentiment, pas seulement le sentiment mais le ressentiment, peuvent jouer des rôles néfastes et destructeurs dans ce domaine. Et dernièrement, dans la crise de la Côte d’Ivoire, on a vu apparaître ce mot qui a été mis en valeur, en vedette par certains ethnologues, depuis quelques dizaines d’années. Certains l’ont trop mis en valeur, et alors que les ethnies ont été parfois fabriquées de toute pièce par le colonisateur.
Par exemple, j’ai fait mon diplôme de maîtrise supérieure sur la conquête de la Haute-Volta par les Français. Ce qui se passait au moment de la conquête, vous le savez, c’était le rush vers l’Afrique considérée comme une terre vierge, un no man’s land. La terre de n’importe qui, si vous voulez. Et pour justifier leur occupation, les pays européens voulaient garantir chaque fois que le contact qu’ils avaient pris avec tel chef, tel mini-roitelet local, hé bien c’était un contact avec l’empereur de tel royaume ou de tel empire, alors qu’il n’y avait rien derrière. Mais on signait un traité avec des Africains en les faisant jurer qu’ils étaient les maîtres suprêmes de tout un empire alors que ce n’était pas vrai. C’est ainsi qu’on a constitué localement, pour les besoins de la cause, des ethnies qui n’ont pas existé. Et l’empire du Mali dont je vous ai parlé tout à l’heure, c’est le modèle même de la configuration, de la structuration africaine, en-dehors de toute influence extérieure. C’était un empire transethnique ! Multiethnique ! Transethnique ! Et l’empire de Gao c’était la même chose. Dans un pays, pour l’empire de Gao, qui était majoritairement peuplé de Songhaï, le Mandingue ne l’était pas lui-même, il est venu au pouvoir sous la dénomination des Askia. Je pense que ce modèle ancien, ce modèle antécolonial, que l’Afrique a mis en place auparavant, on a cessé de le suivre à partir du moment où les intérêts extérieurs, en particulier européens, gagnaient à ce que l’Afrique soit subdivisée, en tribus ; parce qu‘on a utilisé les tribus les unes contre les autres. Et pour cela, il fallait les diviser. Puis, pour les besoins de l’économie, on a amalgamé et rassemblé les peuples, sous la forme de fédérations comme l’Afrique Occidentale Française, l’Afrique Équatoriale Française, mais ça a duré le temps de la colonisation. Quand l’indépendance a approché, on a démantelé les fédérations, et cette approche transtribale, intertribale, interethnique, transethnique, a été complètement abandonnée. Aujourd’hui, est-ce que nous pouvons reprendre cette fédération des peuples sans laquelle on ne peut pas construire l‘Unité Africaine ? C’est ça le grand problème qui est posé aux Africains aujourd’hui.
Mais moi, je dirais qu’on peut employer le terme « ethnie ». Pourquoi ne pas l’employer ? Est-ce qu’il faut le jeter hors du dictionnaire parce qu‘il y en a qui en ont abusé ? Je ne pense pas. C’est un mot qui existe mais qu’il faut employer avec les précautions d’usage. Et en particulier, pas dans le sens de tribu, qui serait décollée des autres peuples mais en l’appliquant à des peuples qui ont la même culture, en particulier en ce qui concerne la langue. Sinon… il y a une culture africaine de l’hospitalité qui existe aussi je crois dans le monde arabe, d’une manière presque… mythique, qui existe chez les Africains aussi où l’Etranger est véritablement roi. Et aujourd’hui, on emploie le concept d’ethnie comme étant l’antithèse de l’Étranger, et avec ça, comme on dit vulgairement, « bonjour les dégâts ! ».
Deuxième question : Monsieur le Professeur, je voulais vous poser une question sur le terme de « vraie bipolarisation » que vous avez employé au sujet de la mondialisation, et des positions respectives de mondialisateur et de mondialisé. Je voudrais savoir si, à votre avis, l’identité arabomusulmane qui est revendiquée par les Africains, si cette revendication a été accentuée depuis le vide idéologique creusé par la chute de l’Union Soviétique.
Oui… et non. Je pense qu’au temps des Nkrumah, des Nasser, des Ben Bella, des Boumediene, que j’ai presque tous connus, côtoyés, on s’est extrait du monde bipolaire qui régnait sur l’univers, sur la planète, à cette époque. Et on a voulu défendre tous les peuples qui n’étaient pas dans la sphère du pouvoir occidental ou soviétique. Mais aujourd’hui comme je vous l’ai dit, il n’est pas dit qu’on a renoncé à se mettre en dehors du monde des mondialisateurs. J’ai dit qu’on ne mondialise pas innocemment et j’ai dit qu’il y a d’un côté les mondialisés qui souffrent du statu quo actuel, du système actuel, avec ses coûts humains que j’ai baptisés quelque part « des sacrifices humains » et dont souffre la majorité du monde. Et je pense que la ligne est toujours là. Le monde n’est plus bipolaire de la même manière, mais est-ce à dire que le monde de Poutine est exactement le même que celui de Georges Bush ? Je ne suis pas absolument sûr. Je crois qu’il faut, si on parle d’identité… moi je définis l’identité comme étant un rôle qu’on s’attribue, qu’on assume, qu’on imagine pour soi-même dans le monde. Je dis bien que c’est un rôle parce que l’identité c’est la personnalité, et le mot personnalité vient du mot latin que vous connaissez « persona », qui signifie « masque », le masque que portait les joueurs, les acteurs dans une pièce de théâtre. Tel acteur, avec son caractère, son rôle dans la pièce, portait tel type de masque. C’est ce masque-là qu’on appelle « persona ». Et la personnalité, c’est ça, c’est le rôle que chacun joue dans le monde, même dans sa famille, dans son village, c’est en fait cette identité conçue comme un rôle qu’il faut mettre en valeur.
Aujourd’hui, le monde arabo-musulman et africain, quel rôle joue-t-il dans le monde ? Est-ce qu’ils ne sont pas de simples figurants, des faire-valoir, des gens « instrumentalisés » pour justifier la valeur positive d‘un système qui tourne, qui roule pour des intérêts bien déterminés, c’est-à-dire les grandes multinationales, les grands pays essentiellement ? Conçu comme cela, je pense qu’il y a une ligne de lutte, de travail, de réflexion, d’options, qui existait au temps de la guerre froide, et qui doit continuer aujourd’hui à travers la jeunesse des pays africains et arabo-musulmans. Parce que le problème qui se pose est de savoir si on joue un rôle ou non. Quel rôle on joue ? Est-ce que c’est celui qu’on nous a imposé ? Ou celui que nous avons décidé de choisir nous-mêmes ? Voilà comment je vois ce problème.
Troisième question : Pour aller dans le sens que vous avez abordé tout à l’heure, je suis tenté de vous demander : les historiens du monde arabe et les historiens africains… quels seront concrètement leur travail et leur rôle en l‘an 2004, au 20e siècle pour faire avancer ces deux mondes ? Quel est le rôle historique, social de l’historien ?
Le métier d’historien a un aspect technique mais il y a un aspect… j’allais dire « métatechnique », un aspect de responsabilité citoyenne. Parce que j’ai parlé d’identité tout à l‘heure. On peut dire que chacun d’entre nous a un certain nombre d’identités. Il n’y a pas une identité unique, isolée. L’identité est plurielle. Par exemple, chacun d’entre nous a des racines, des liens, avec son village, avec sa ville, sa région natale ou originelle, avec le lieu ou le quartier où il vit, avec son pays, avec son peuple en général, sa nation. Alors il y a toute la problématique de l’État-nation dont je me demande personnellement si ce n’est pas un reliquat du 19e siècle et du 20e siècle. Je me demande si l’État-nation n’a pas accompli sa mission historique et s’il ne survit pas comme quelque chose qui traîne alors que sa substance est comme ces étoiles que nous continuons à voir briller alors que ce sont des astres morts. Je me demande si l’État-nation aujourd’hui n’est pas dans cette situation là. Mais au-delà de l’État-nation, il y a même une citoyenneté mondiale qui s’impose de plus en plus. Et avant le mondial il y a le régional. Chacun d’entre nous vit plusieurs citoyennetés de ce genre-là, plus ou moins fortes, plus ou moins dominantes.
Et il appartient aux historiens de montrer à leurs peuples, parce qu’on ne peut pas parler pour le monde entier, mais de montrer à leurs peuples quelle est leur position dans cette constellation, je ne dirais pas une galaxie, mais dans cette constellation d’identités. Aujourd’hui les historiens doivent éviter de faire l’histoire - à mon avis, hein ! -, et l’histoire ethnique et l’histoire micronationale. Je crois que ce serait une fausse route pour l‘avenir. Mais nous sommes un peu coincés aussi parce que nous suivons un peu le modèle occidental de l’État-nation qu’Hegel considère comme la fin de l’histoire, c’est le modèle terminal le plus parfait que l’homme ait produit, l’itinéraire de la raison dans l’histoire s‘est achevé avec l‘État-nation ; alors qu’il y a d’autres concepts. Il y a d’autres paradigmes.
Il y a aujourd’hui, face à la mondialisation, c’est-à-dire au monde de l’internet, il y a des défis et des enjeux différents. J’ai écrit quelque part qu’il ne faudrait pas « vivre la mondialisation avec la mentalité de l’homme de Cro-magnon ». Malheureusement, c’est cela, il y a des déphasages énormes, y a des gens qui disposent de tout l’attirail technologique ultra sophistiqué, qui convient au monde tel qu’il est aujourd’hui, mais qui suivent des pulsions et des impulsions qui datent du temps de l’homme des cavernes. Et le rôle de l’historien, c’est, ayant cette vue d’ensemble, cette vue de la longue durée depuis les origines de l’être humain qui, comme vous le savez est apparu en Afrique, ce qui est un patrimoine, une contribution unique au patrimoine de l‘humanité - puisque l’être humain, c’est admis par tous les savants aujourd’hui, est né en Afrique. Hé bien partant de cette vision-là, depuis les origines jusqu’à nos jours et voyant combien la majorité du monde profite peu des technologies et techniques qui ont été accumulées par les peuples depuis les origines, essayer de présenter une alternative.
J’ai parlé d’alter-Afrique, qu’il nous faut construire. Il faut que l’alter-Afrique prenne position dans l’altermondialisation. Et personnellement, j’insisterais aujourd’hui sur deux choses importantes, deux personnalités et citoyennetés importantes : la citoyenneté originelle, les racines de base d’une part ; et d’autre part la citoyenneté régionale. Tels que nous sommes partis, aussi bien dans le monde arabe que dans le monde africain, si nous nous cantonnons à suivre ce que les Européens ont fait au 19e et au 20e siècle, nous allons tenté de construire des États-nations, avec l’accompagnement de guerres interafricaines sans fin. Vous savez que les Européens ont même ajouté des guerres mondiales dans le paradigme de l’État-nation. Ils ont entraîné le monde entier dans des guerres mondiales, et les Africains en savent quelque chose, le monde arabe en sait quelque chose. Nous avons contribué à ces guerres nobles contre le nazisme, contre le racisme et on ne se le rappelle pas souvent : quand l’Europe était menacée, l’Afrique et le monde arabe sont venus à la rescousse. Après ces guerres-là, il y a eu des guerres moins nobles, les sales guerres coloniales pour maintenir à tout prix l’impérialisme. Donc moi je pense que la direction bénéfique, positive pour la mondialisation aujourd’hui, pour nous autres qui sommes des mondialisés, je pense que c’est dans nos sources originelles, dans la région, et dans le monde. Voilà les trois pôles dans lesquels, je pense, la jeunesse doit s’investir. Et s’il fallait à tout prix mettre une priorité dans cette liste d’engagements, d ‘options, je dirais que la priorité, voire la primauté, devrait revenir à la région. Parce que c’est la région qui nous permet de crédibiliser le pôle micronational, le pôle originel, et qui nous permet aussi de figurer dans le monde d’aujourd’hui non pas comme simples figurants, non pas comme pions « instrumentalisés », mais comme une force parmi les forces. Et quand je dis « force », je ne dis pas la violence stupide, la violence du temps des cavernes, mais la force positive par laquelle l’être humain essaie de s’humaniser lui-même, et de préparer un monde meilleur, un monde plus raffiné, un monde plus humain pour l’ensemble de la planète. L’historien est bien placé pour ça. Nous ne sommes pas des partisans du scoop d’aujourd’hui. Mais comme on dit chez nous, il y a un proverbe qui dit : « il faut creuser les puits aujourd’hui pour les soifs de demain ». C’est aujourd’hui qu’il faut creuser le puits, en pensant aux soifs de demain. »
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