Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Joseph Ki-Zerbo : le Savant, le Politique et l'Afrique

août/sept. 2007

Disparu l’année dernière, l’historien et homme politique Joseph Ki-Zerbo a tracé les voies d’une compréhension de l’histoire africaine sur la très longue durée. Ce texte d’hommage est aussi une réflexion sur la capacité de l’Afrique à surmonter ses conflits internes et à reconnaître son unité, un programme autant philosophique que politique.

À la famille Ki-Zerbo

L’Afrique existe. Mais il est rare qu’on la rencontre. J’ai eu ce privilège grâce à l’historien et homme politique burkinabè Joseph Ki-Zerbo. C’est en lisant son Histoire de l’Afrique noire1, à vingt ans, que j’ai découvert « le Professeur », comme on l’appelle en Afrique. Quelques mois plus tard, j’ai eu l’honneur de le connaître personnellement en organisant avec lui une conférence sur « les rapports historiques de l’Afrique et du monde arabe2 ». En décembre 2004, je lui ai rendu visite à Ouagadougou où, le temps de quelques semaines à ses côtés, je rencontrai l’Afrique. Il a été mon maître et, puisqu’il m’appelait son « petit-fils », je crois pouvoir dire qu’il a été aussi mon « grand-père ». Quand j’ai appris sa disparition, le 4 décembre dernier, je me suis d’abord souvenu d’une conversation que nous avions eue à Ouagadougou sur la mort de Cabral3 : « Je me suis rendu à son enterrement pour y prononcer les paroles que je lui devais », m’avait-il dit. Jamais jusqu’à ces mots je n’avais pris conscience de l’impérieux devoir d’hommage que l’on a, lorsqu’ils nous quittent, pour ceux que l’on a connus vivants et qui nous ont améliorés. Que devait-il au juste à Cabral ? Rien de plus que ce que l’on doit à un compagnon de lutte pour sa solidarité indéfectible. Et que devais-je, quant à moi, à Ki-Zerbo ? Rien moins que la conscience retrouvée de mon être africain. C’est-à-dire tout. Aussi ai-je fait le chemin d’Alger à Ouagadougou, pour prendre place parmi la foule qui l’accompagna jusqu’à Toma, son village natal, où il allait être enterré.

Ce texte ne se veut pas une notice nécrologique, ni non plus un panégyrique, mais plus simplement l’expression de mon étonnement à la vue de ces milliers d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards qui, plusieurs jours durant, de messes en veillées, à Ouagadougou d’abord, puis le long des deux cents kilomètres de pistes qui mènent à Toma, se relayèrent pour chanter, prier et danser en l’honneur du Professeur. Le cortège des voitures et des cars qui suivaient le cercueil s’étendait sur plus d’un kilomètre. Il était constamment rejoint par d’autres voitures et par d’autres cars, qui arrivaient de tout le Burkina Faso, mais aussi de Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal. À chaque nouveau village traversé, une nouvelle marée humaine se formait, bravant la poussière rouge que les roues soulevaient de la piste, pour saluer le défunt. Mais qui saluaient-ils au juste ? Il y avait là beaucoup de paysans illettrés dont je ne pouvais croire qu’ils avaient étudié les ouvrages du Professeur ni par conséquent qu’ils étaient venus saluer l’historien. Rendaient-ils plutôt hommage à l’homme politique ? Mais je n’avais jamais vu un tel rassemblement populaire pour honorer un homme qui n’avait jamais accédé au pouvoir.

À passer trop de temps dans les écoles parisiennes, on finit par se faire à cette idée de Max Weber, qu’il développe dans le Savant et le politique et que l’on pourrait, avec Raymond Aron, résumer en ces termes :

On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre métier, sans manquer à la vocation et de l’un et de l’autre4.

Attaché à mon préjugé, je me suis donné quatre hypothèses qui, tout en maintenant la thèse weberienne, devaient me permettre d’expliquer la ferveur populaire que j’observais.

Première hypothèse : mon « grand-père » avait été un historien et un homme politique de seconde catégorie. Intenable pour qui a lu son Histoire de l’Afrique noire ou son introduction méthodologique à l’Histoire générale de l’Afrique de l’Unesco5, et qui a, par là même, saisi la scientificité et la portée de son œuvre. Intenable encore si l’on considère l’indépendantiste qui a lutté aux côtés de Nkrumah, de Ben Bella, de Cabral et de tant d’autres. Il avait été un grand historien et un grand homme politique. Deuxième hypothèse : une activité avait pris le pas sur l’autre. Peut-être avait-il été plus historien que politique ? Je ne pouvais toutefois pas le réduire à un de ces intellectuels engagés jamais avares d’actes politiques courageux, quand ils sont gratuits ; car il fonda et dirigea des partis politiques, mena des campagnes électorales, fut plusieurs fois élu député et, pour tenir ses engagements, risqua souvent sa vie. Peut-être alors avait-il été plus politique qu’historien ? Mais la densité et la rigueur scientifique de son œuvre la rendent incomparable avec ces livres que certains hommes politiques rédigent pendant leur temps de loisir. Non, il avait bien été tout autant et en même temps un historien et un homme politique. Troisième hypothèse : l’hommage populaire n’était qu’une manifestation de gratitude envers un homme dont la générosité était connue. Tous ces gens savaient qu’il avait toujours largement redistribué les revenus que lui avait procurés la vente de ses livres. Ils avaient pu constater que la cour de sa maison était toujours restée ouverte au visiteur et qu’il avait vécu modestement, sans jamais céder aux sirènes de l’exil doré dans une université occidentale, selon le principe d’union des intellectuels avec le peuple qu’il avait lui-même exposé en 1969 à Alger, lors du colloque panafricain sur la culture6. À sa mort, on se rassemblait donc pour saluer cette générosité. Oui, mais combien d’hommes généreux ne sont pas oubliés ? Cette hypothèse ne permettait pas de résoudre mon énigme, elle lui donnait seulement la forme d’une nouvelle question : pourquoi lui, et précisément lui, ne fut pas oublié ? Quatrième hypothèse : les paysans se rassemblaient parce qu’ils avaient conscience d’assister à un événement historique et que, célébrant le Professeur, ils pourraient, chose rare dans les campagnes africaines, avoir le sentiment gratifiant de participer à l’histoire universelle en marche. Mais à nouveau, cela n’aboutissait qu’à une nouvelle question : qu’est-ce qui, dans la vie de cet homme, fit de sa mort un événement historique ? Et comment cette foule a-t-elle pu saisir cet événement comme historique ?

Aucune de mes hypothèses ne contentait mon étonnement et d’autant moins que, quittant le Burkina Faso et considérant les dernières actualités d’Occident, je constatai que la disparition du Professeur et les manifestations qui la suivirent y étaient passées inaperçues. D’où un second étonnement : comment l’Occident avait-il pu passer à côté d’un spectacle qui n’avait d’équivalent, parmi les images de ma mémoire, que les rassemblements populaires consécutifs aux morts de Gandhi ou d’Arafat ?

Il n’y avait plus qu’à abandonner les vieux schèmes de perception européens et à laisser de côté, au moins pour un temps, l’antinomie de Weber. Je résolus de rechercher l’idée qu’avaient dû exprimer la vie, l’œuvre et l’action de Joseph Ki-Zerbo pour qu’à sa mort le peuple africain se réunît. J’ai dû faire l’hypothèse d’une spécificité africaine du rapport de la pensée, entendue comme principe de toute vie intellectuelle, et du politique, entendu comme principe de toute vie collective ; et la confronter au lien intime que je croyais discerner entre la vie de Ki-Zerbo, son œuvre et son action. Mon étonnement prit enfin la forme de cette dernière question : le Professeur a-t-il été l’exemple vivant de l’apparition, avec l’Afrique indépendante, d’un principe supérieur à la pensée et au politique, qui les tiendrait ensemble et qui, s’il était élucidé, pût apporter au monde une idée nouvelle ?

« Ose te servir de ton propre entendement ! »

Les apologistes de la colonisation partagent généralement cette opinion selon laquelle l’obtention par les Africains de leur indépendance manifesterait au plus haut point la réussite de « l’entreprise civilisatrice » en ce sens qu’elle résulterait de la compréhension par les colonisés de l’idéal de liberté des Lumières, soi-disant enseigné dans les écoles pour « indigènes ». Plutôt que d’une reprise, il me semble que l’Afrique a été le théâtre d’un dépassement des Lumières. Les indépendantistes y ont en effet développé, jusqu’à un niveau et une profondeur jamais atteints en Europe, les implications politiques pratiques des Lumières. Je tiens le jeune Ki-Zerbo pour l’incarnation d’un tel dépassement.

Il est né le 21 juin 1922, dans un village du nord-ouest de la colonie nouvellement constituée de Haute-Volta7, en plein milieu de l’empire français d’Afrique de l’Ouest.

L’essentiel de ma relation avec la matrice africaine provient de là, dira-t-il un jour de son enfance, aussi bien la relation avec la grande famille qu’avec la nature8.

De ses parents, il reçoit en héritage la sensibilité paysanne et la foi chrétienne9. Même s’il la portera en lui jusque dans ses derniers instants, elle n’influencera jamais explicitement ni ses travaux d’historien ni les programmes politiques qu’il défendra, mais elle inspirera sans doute ses méthodes d’action non violentes.

Pour l’enfant qui naît indigène, la réussite scolaire dans l’établissement des missionnaires est le seul espoir d’avancement social. Ses parents en sont conscients, qui l’y inscrivent pour ses onze ans. Mais quand, à dix-huit ans, il termine son cursus, personne ne l’encourage à poursuivre ses études : dans le système colonial, c’eût été une aberration. Commence alors une période d’errance instructive dans l’Ouest africain. Pendant neuf années, il est successivement surveillant de lycée, pigiste pour un hebdomadaire catholique et employé des chemins de fer à Dakar. Au contact des syndicats, il découvre l’option politique qui sera désormais toujours la sienne : le socialisme. Dans l’Afrique coloniale, le syndicalisme a été comme un laboratoire des luttes d’indépendance. Syndiqué, le colonisé prend conscience qu’il a des droits et apprend à les revendiquer. Quelques années plus tard, Ki-Zerbo écrira à ce propos :

On ne saurait trop souligner le rôle de ces syndicats dans l’essor du nationalisme négro-africain. La moindre analyse du phénomène colonial, en tant que domination économique, conduisait les syndicalistes à ne pas s’en tenir aux revendications superficielles concernant les conditions de travail, mais à mettre en cause « la racine pivotante » de tous leurs maux : le régime colonial lui-même10.

L’expérience ouvrière le gonfle d’un tel orgueil qu’il décide, en 1949, de se présenter au baccalauréat en candidat libre.

Libre en effet : il faut comprendre cette candidature comme un acte politique et, pour cela, se représenter les conséquences psychologiques de l’abaissement constant du colonisé sous le régime colonial. Le statut d’indigène a diminué juridiquement son humanité. Les théories raciales du xixe siècle ont convaincu l’opinion de l’infériorité du Noir du point de vue de la raison. Pendant ses années d’école et plus tard au contact des syndicats, il a fallu que Ki-Zerbo ait pleinement reconnu en lui la raison universelle et que cette découverte l’ait profondément bouleversé pour qu’à vingt-sept ans, il prétende pouvoir user de son entendement au moins aussi bien qu’un Français. Ses excellents résultats lui permettent d’obtenir une bourse pour étudier à Paris.

C’est là, dans la capitale de l’empire, que Ki-Zerbo devient indissociablement savant et politique. Il est admis à l’Institut d’études politiques et commence des études d’histoire à la Sorbonne. D’un même front, il s’engage pour les indépendances africaines. Il entre ainsi au bureau de la Fédération des étudiants d’Afrique Noire en France et fonde l’Association des étudiants voltaïques en France et l’Association des étudiants catholiques africains, antillais et malgaches. Au sein de ces organisations, il manifeste, rédige et distribue des tracts, prend parti pour les Vietnamiens dans la guerre d’Indochine, puis pour les Algériens, célèbre Bandoeng. Il fonde aussi la revue Tam-Tam qui devient rapidement un porte-voix pour les intellectuels africains (Frantz Fanon, notamment, y écrivit). En 1954, il y publie lui-même un article remarqué, intitulé « On demande des nationalistes », où il pose la différence essentielle du nationalisme européen et du nationalisme africain, donnant la raison de la nécessaire victoire à venir des Africains : le nationalisme n’est valable que pour un peuple opprimé, parce qu’il y advient comme indépendantisme et que, comme tel, il a d’emblée une signification universelle.

À Paris, il rencontre notamment Frantz Fanon, Aimé Césaire, Alioune Diop et Cheik Anta Diop qui deviendra avec Ki-Zerbo le premier grand historien africain de l’Afrique. C’est une période d’intense création pour la pensée africaine. En 1947, paraît le premier numéro de Présence africaine. En 1948, Senghor publie l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, accompagnée de la célèbre préface de Sartre, « L’Orphée noire ». La revue Esprit publie ces auteurs, et prend parti en faveur des indépendances africaines. Dans les caves du quartier latin, on joue du jazz et les rythmes de l’Afrique y rencontrent la trompette de Miles Davis. Les actualités rapportent l’indépendance de l’Inde, l’insurrection en Indochine, bientôt c’est le 1er novembre algérien. 1954, c’est aussi l’année de la publication de Nations nègres et Culture, ce « moment important dans le réveil de l’Afrique » disait Césaire, où le Sénégalais Cheik Anta Diop démontre qu’une langue nationale comme le Wolof est tout aussi capable que les langues européennes d’exprimer les conceptions les plus abstraites de la pensée. L’année suivante, Césaire publie le Discours sur le colonialisme. Alors, le fait historique majeur, ce fut peut-être cela, la perte par l’Europe du monopole de la raison.

Dans ce Paris africain des années 1950, Fanon est sans doute celui qui impressionne le plus Ki-Zerbo. Il a notamment été marqué par son premier article, publié dans Esprit en 1952, « Le syndrome nord-africain », où l’Antillais-Algérien décrit la façon dont l’ouvrier nord-africain, coupé de ses origines et de ses fins, devient un objet aux yeux du colonisateur. C’est la douleur d’une telle « objectité » que Ki-Zerbo avait ressentie au Sénégal, et dont il avait commencé de se libérer en obtenant le baccalauréat. À Paris, il poursuit son chemin de libération personnelle, en 1954, quand il obtient son diplôme de l’Iep, mais plus encore en 1956, quand il devient le premier Noir africain reçu à l’agrégation d’histoire. Sa subjectivité était désormais reconnue par les plus hautes institutions académiques du colonisateur. Fanon montre très bien, notamment dans les Damnés de la terre, qu’une telle prise de conscience de son égalité par rapport au colonisateur a été, pour tout colonisé, une condition nécessaire de son engagement dans les luttes d’indépendance :

Le colonisé, donc, découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu’une peau de colon ne vaut pas plus qu’une peau d’indigène. C’est dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. Toute l’assurance nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde11.

Ce qui vaut pour le combattant algérien face aux soldats français, vaut pour Ki-Zerbo dans le domaine de la science : la raison du colon ne valait décidément pas plus que la sienne. Cette transformation du regard est à l’origine d’une décolonisation de l’être, quand « nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce que l’on a fait de nous12 ». Ici précisément, il est permis de considérer sa jeunesse comme une incarnation du dépassement africain des Lumières. Celles-ci ne pouvaient pas s’appliquer à l’Afrique des années 1950-1960 si on prenait leur définition à la lettre : « Les Lumières, dit Kant, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable13 » – « état de tutelle » lui-même défini comme « incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre14 ». Car ce qui est en cause dans l’état de tutelle du colonisé, ce n’est pas une insuffisance de sa résolution ou de son courage à se servir de son propre entendement, c’est l’impossibilité pratique d’une telle résolution. L’état de tutelle du colonisé, c’est en effet d’abord l’incapacité de se servir de son entendement à cause de la présence du colon, à cause de la conduite que lui impose le colon. Le « Sapere Aude ! » a pour le colonisé un sens directement politique. Oser penser, pour lui, c’est manifester que la condition de possibilité de l’usage propre de son entendement, c’est le départ du colon, c’est l’indépendance collective. La libération personnelle et intellectuelle ne peut dès lors s’achever qu’en un complet engagement pour la libération collective et politique. Dans l’Afrique colonisée, le Savant appelle le Politique.

L’année 1957 est un catalyseur. Le Ghana est le premier pays d’Afrique de l’Ouest à accéder à l’indépendance et Nkrumah fait entendre au monde le slogan de « l’Unité africaine », pendant positif de l’opposition au fait colonial. Ki-Zerbo, qui enseigne alors au lycée Vollenhoven de Dakar, fonde le Mouvement de libération nationale (Mln) et se rend à Accra pour en présenter le manifeste à Nkrumah. Le programme du parti se résume en trois points : indépendance immédiate, création de l’Unité africaine et socialisme. Le Mln est un parti à la fois voltaïque et panafricain. En cela, il n’y a pas de contradiction car, si le panafricanisme est bien en même temps une attitude théorique qui pose l’Afrique comme un tout et une attitude politique œuvrant pour la réunion de tous les Africains en une seule entité politique, il reconnaît alors que penser et réaliser l’unité présuppose la diversité à unifier, c’est-à-dire les éléments séparés. L’Unité africaine ne peut pas passer outre la diversité culturelle de l’Afrique. Ki-Zerbo exprimera poétiquement cette idée à Alger en 1969, lors du colloque panafricain sur la culture : « Si le sourire des Éthiopiennes, des Algériennes et des Guinéennes était identique, quelle perte de substance15 ! » Il ne s’agit pas de plaquer un schéma abstrait sur des centaines de millions d’hommes dès lors considérés comme identiques, mais plutôt de provoquer un mouvement montant de la terre africaine, des Africains eux-mêmes, considérés aussi bien dans leurs différences culturelles que dans leur identité de colonisés libérés.

En 1958, l’attention de l’Afrique de l’Ouest se cristallise autour du référendum sur la Communauté française. Les colonisés ont le choix entre l’indépendance immédiate et l’intégration suivie deux ans plus tard de l’indépendance. Ki-Zerbo fait campagne pour l’indépendance immédiate. Mais seule la Guinée choisit cette option. Alors que De Gaulle avait promis pendant la campagne que la France ne mettrait pas d’obstacles à l’indépendance, quelques semaines après la déclaration d’indépendance de la Guinée, il revient sur sa parole et, pour la mettre à genoux, rappelle tous les assistants techniques. Par solidarité, Ki-Zerbo démissionne de l’Éducation nationale française et sacrifie sa carrière universitaire pour rejoindre la Guinée et y remplacer, avec son épouse et quelques autres, les enseignants français. Il racontera plus tard en des termes savoureux la discussion qu’il eut alors avec le recteur de l’université de Dakar : « Il m’a dit : “Monsieur le professeur, vous avez devant vous une carrière brillante, réfléchissez avant de la sacrifier […]. On va africaniser. ” […] Je lui ai répondu que je n’étais pas venu pour discuter avec lui, mais pour l’informer de ma décision16. » Pratiquement, il l’emmerda.

Histoire de l’Afrique

Quand, en 1960, la Haute-Volta acquiert l’indépendance, Ki-Zerbo quitte la Guinée pour poser dans son pays les fondations du système éducatif, comme enseignant d’abord, puis comme inspecteur d’académie et enfin comme directeur général de l’Éducation nationale. Mais dès 1960, le premier président voltaïque, Maurice Yaméogo, instaure la dictature du parti unique et le Mln doit agir dans la clandestinité.

La résistance s’organise et, s’alliant au leader syndicaliste Joseph Ouédraogo, Ki-Zerbo provoque les manifestations de 1966 qui entraînent la chute du régime. Il devient alors pour le peuple voltaïque un référent moral et gagne son nom de « Professeur ». C’est qu’en luttant, il n’a cessé d’être savant.

En 1962, il avait réclamé du gouvernement voltaïque une disponibilité sans solde, pour se consacrer à l’écriture de son chef-d’œuvre, l’Histoire de l’Afrique noire. Pendant sept années, il se lance dans les bibliothèques de Madagascar, du Zimbabwe, du Kenya, du Soudan, de toute l’Afrique. Il parcourt villes et villages pour recueillir la tradition orale de la bouche des vieillards. Alors, il réalise le rêve des bancs de la Sorbonne :

Parfois, au beau milieu d’un cours sur les Mérovingiens, j’entrevoyais comme dans un mirage la savane soudanaise rôtie de soleil, avec la silhouette débonnaire d’un baobab pansu, hirsute et goguenard … Et le projet muet et violent naquit, de retourner aux racines de l’Afrique17.

Pour souligner que l’ouvrage est le produit de l’instinct pratique de sa raison théorique, il met en exergue cette phrase de Lumumba dans la dernière lettre à sa femme : « L’histoire dira un jour son mot … L’Afrique écrira sa propre histoire. » Le leader congolais jouait là de l’ambiguïté révélatrice du mot « histoire », à la fois fait et récit historique. Faire l’histoire de l’Afrique dans les années 1960, c’était un acte politique. Agir, c’est écrire et écrire, c’est agir. La conscience politique d’un homme ne peut pleinement s’exprimer que s’il possède l’histoire de son peuple et l’indépendance de l’Afrique ne sera tout à fait achevée que lorsqu’elle aura eu lieu dans la conscience historique de soi des Africains. Ki-Zerbo fit de cette phrase un programme et travailla à la ré-appropriation par les Africains de l’histoire de l’Afrique.

Mais il était conscient qu’une histoire-revanche perdrait d’emblée toute valeur politique réelle et que, si l’essence de la pensée est la liberté plutôt que la vérité, ce ne sont pas moins les vérités d’entendement qui confèrent à l’esprit sa liberté, en le sauvant de toute soumission à une puissance extérieure à lui. La signification politique profonde de l’Histoire de l’Afrique noire ne pouvait être préservée qu’au prix de la plus grande rigueur scientifique. Le problème qui s’est posé à Ki-Zerbo était donc de maintenir et la sympathie africaine et la rigueur scientifique – exercice d’autant plus délicat qu’écrire l’histoire de l’Afrique dans les années 1960 impliquait de se confronter à toutes sortes de mythes et de préjugés.

Ce qui a sans doute le plus nui à l’étude objective du passé africain, c’est d’abord la traite négrière et la colonisation. Comme le note l’ancien directeur général de l’Unesco, Amadou Mahtar M’Bow, dans sa préface à l’Histoire générale de l’Afrique,

avec [elles] apparaissent des stéréotypes raciaux générateurs de mépris et d’incompréhension et si profondément ancrés qu’ils faussèrent jusqu’aux concepts mêmes de l’historiographie. À partir du moment où on eut recours aux notions de « blancs » et de « noirs » pour nommer génériquement les colonisateurs, considérés comme supérieurs, et les colonisés, les Africains eurent à lutter contre un double asservissement économique et psychologique. Repérable à la pigmentation de sa peau, devenu une marchandise parmi d’autres, voué au travail de force, l’Africain vint à symboliser, dans la conscience de ses dominateurs, une essence raciale imaginaire et illusoirement inférieure de nègre. Ce processus de fausse identification ravala l’histoire des peuples africains dans l’esprit de beaucoup au rang d’une ethno-histoire où l’appréciation des réalités historiques et culturelles ne pouvait qu’être faussée18.

À ces préjugés s’ajoutait une autre difficulté : le faible nombre de sources écrites et de repères chronologiques, comparativement aux autres aires culturelles. Or la période historique de la colonisation de l’Afrique a correspondu à la domination sur l’historiographie européenne de l’école dite « positiviste », qui tendait à réduire l’objectivité du récit historique aux deux conditions de la source écrite et de la datation. On s’est ainsi longtemps limité, en écrivant l’histoire d’une grande partie de l’Afrique, à des sources extérieures, ce qui produisait une vision non de ce que pouvait avoir été le cheminement des peuples africains mais de ce qu’il devait avoir été compte tenu de l’évolution historique de l ‘Europe. Les modes de production, les rapports sociaux, les institutions politiques n’étaient perçus que par référence au passé européen. Dès lors, la seule solution pour écrire l’histoire de l’Afrique en maintenant et sa sympathie africaine et la rigueur scientifique consistait en un renouvellement de la méthode.

Sa chance, dit Ki-Zerbo, a été que

l’historiographie africaine entre en scène à un moment où une révolution s’opère dans la conception générale de l’histoire. De moins en moins les auteurs et les lecteurs d’histoire s’intéressent à l’histoire historisante des dates de batailles et des années de règne. L’histoire veut embrasser en largeur et en profondeur le fleuve de l’évolution humaine19.

Il fait référence aux travaux de l’École des Annales, et reprend à son compte la critique de Marc Bloch à l’école positiviste, que résume ainsi Jacques Le Goff :

Ce que n’acceptait pas Bloch chez son maître Seignobos, principal représentant des historiens « positivistes », c’était de faire débuter le travail de l’historien seulement avec la collecte des faits, alors qu’une phase antérieure essentielle exige de l’historien la conscience que le fait historique n’est pas un donné « positif », mais le produit d’une construction active de sa part pour transformer la source en document et ensuite constituer ces documents, ces faits historiques en problème20.

Or constituer le fait historique en problème requiert de le situer dans son horizon historique, c’est-à-dire de considérer les activités économiques, les organisations sociale et culturelle, sur fond desquelles il vient prendre son relief. Le corollaire méthodologique de ce postulat épistémologique, c’est ce que Ki-Zerbo appelle le « principe d’interdisciplinarité ». Il s’agit d’intégrer à la recherche historique l’apport méthodologique d’autres sciences, et principalement des sciences humaines.

Pour tenir ensemble cette nécessité épistémologique d’une collaboration des sciences et l’envergure temporelle de son objet d’étude – l’histoire de l’Afrique depuis les origines –, Ki-Zerbo est amené à faire sienne la théorie des trois plans étagés de Braudel qui, signant la préface de l’ouvrage, souligne la réussite de la transposition. Du premier chapitre, « La préhistoire. L’Afrique patrie de l’homme », au troisième, « Siècles obscurs », c’est « l’histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure21 ». Du chapitre 4, « L’Afrique Noire du viie au xiie siècle : des royaumes aux empires », au chapitre 9, « L’invasion du continent : l’Afrique arrachée aux Africains », c’est « l’histoire lentement rythmée, celle des groupes et des groupements22 ». Du chapitre 10, « L’âge d’or des étrangers » au dernier, « Problèmes africains d’aujourd’hui », c’est « l’histoire traditionnelle, l’histoire événementielle23 ». Cet étagement permet d’organiser l’interdisciplinarité : l’archéologie, l’anthropologie physique et la géographie physique seraient par exemple très utiles pour le premier plan ; la sociologie et la linguistique pour le deuxième ; l’économie et l’anthropologie culturelle pour le troisième. Pour atteler toutes ces disciplines à la tâche commune d’une résurrection du passé, plutôt qu’une interdisciplinarité par juxtaposition qui laisserait subsister les handicaps de chaque discipline, Ki-Zerbo pratique une « interdisciplinarité par greffe des approches24 », s’appuyant sur le présupposé que la vie sociale est multidimensionnelle. Plus précisément, cinq sources principales sont convoquées dans l’investigation interdisciplinaire : les documents écrits, l’archéologie, la tradition orale, la linguistique et l’anthropologie. Mais aucune n’est d’office et en permanence prédominante. Leur agencement épistémologique est fonction de l’objet étudié. Pour illustrer cette méthode interdisciplinaire, le mieux est de donner un exemple précis d’élucidation qu’elle a permise : peut-on parler du « royaume de Kongo25 » au sens européen du terme ? Les gens disent « Nsi a Kongo », c’est-à-dire « le pays des Kongo ». L’archéologie apprend que ses frontières sont mouvantes, et suivent le déplacement des clans. La linguistique décrit par-delà les langues actuelles une langue commune prédialectale qui, même si elle n’est pas un ancêtre réel, permet de dessiner l’espace linguistique total commun à plusieurs langues aujourd’hui apparemment étrangères les unes aux autres, et démontre ainsi qu’à l’intérieur de cet espace, il y a eu une homogénéité culturelle. Des études d’anthropologie montrent que le roi est le mfumu (aîné, oncle maternel) de toutes les familles et de tous les clans matrilinéaires qui se reconnaissent, selon la tradition orale, des ancêtres communs. On peut donc conclure que le roi est un chef supérieur au-dessus d’un réseau de clans et que son royaume n’est pas un État monarchique au sens européen.

J’ai délibérément choisi un exemple « à grande échelle » pour souligner le degré de précision que la méthode interdisciplinaire permet d’atteindre. « À petite échelle », les connaissances produites ont littéralement transformé la conscience africaine. J’en citerai cinq, qui m’ont semblé les plus importantes.

La remise en cause du concept de « préhistoire ». Par l’argument anthropologique : l’homme était déjà homme quand il commença d’écrire et si l’histoire est bien l’histoire de l’homme, alors il n’y a aucun sens à scinder son évolution en un avant et en un après l’écriture. Par l’argument relativiste : poser une préhistoire humaine, c’est se condamner à ne plus considérer les sociétés sans écriture que comme des sociétés sans histoire. Par l’argument épistémologique : si l’on peut conférer une valeur scientifique à la tradition orale, alors il devient nécessaire d’intégrer au récit historique l’homme qui parle mais qui n’écrit pas. Poser une préhistoire a ainsi eu pour effet de minorer les influences, sur l’humanité « historique », de l’humanité « préhistorique ». Par l’argument africaniste : l’Afrique, berceau de l’humanité, a été pendant les 30 000 premiers siècles du monde, depuis l’australopithèque et le pithécanthrope, le lieu de tous les plus grands développements culturels et techniques. Rejeter cette période dans la préhistoire implique la minimisation de la reconnaissance universelle des apports de l’Afrique à l’humanité. Il faut imaginer le bouleversement de notre perception du monde que provoquerait une datation réintégrant la « préhistoire » : nous serions en 3 002 007, les rois mages seraient des acteurs de l’histoire contemporaine et les Grecs perdraient leur statut d’Anciens au profit des Africains et des Asiatiques.

L’Afrique avait atteint un haut niveau de développement économique, social, culturel et politique avant que la traite négrière et la colonisation n’amorcent le déclin du continent. Pour celui qui sait qu’au xvie siècle, la population de Tombouctou était supérieure à celle de Londres, et que quatre cents ans plus tard celle de Londres avait été multipliée par dix alors que celle de Tombouctou avait été divisée par dix, il est impossible d’arguer, pour expliquer les difficultés actuelles du continent, d’une passivité historique consubstantielle à l’Africain et il devient urgent de reconnaître la responsabilité européenne jusque dans les difficultés d’aujourd’hui.

Avant l’invasion européenne, l’Afrique entretenait d’importantes relations avec l’Asie du Sud à travers l’océan Indien et avec le monde arabe à travers le Sahara et la mer Rouge. Elle participait avec d’autres civilisations à un jeu d’échanges mutuels. Dès lors, l’affirmation hegelienne perd tout fondement, selon laquelle l’Afrique est restée refermée sur elle-même, obstruant ainsi le passage en elle de l’esprit du monde.

Les frontières dessinées lors de la conférence de Berlin26 n’ont aucun rapport avec la cohérence des unités géopolitiques de l’Afrique. Cela permet de comprendre que l’artificialité de l’État-nation africain, du point de vue de l’histoire et de la culture, en fait un frein au développement.

Le Sahara n’a pas été une frontière en Afrique. Il n’y a pas une Afrique « blanche » et une Afrique « noire », il n’y a qu’une Afrique. Le titre choisi par Ki-Zerbo pour son ouvrage est en réalité un pied de nez à ceux qui voudraient couper le continent en deux. De fait, il n’y traite que de l’Afrique subsaharienne, mais il précise dans son avant-propos que l’histoire de l’Afrique ne sera tout à fait achevée que lorsque aura été effectuée « l’étude systématique de la partie nord de l’Afrique ». L’Histoire générale de l’Afrique de l’Unesco, qui s’inspire de son Histoire de l’Afrique noire, et qu’il dirige pour une grande part, accomplira cette ambition. Alors seront dévoilées les similitudes linguistiques, religieuses, culturelles et même physiques entre le Nord et le Sud du Sahara, qui sont la preuve qu’il a été, plutôt qu’une barrière, un lieu de passage et d’échanges. L’enjeu politique de ces découvertes est considérable : l’idéal de l’Unité africaine gagne son fondement historique et, par là même, sa légitimité politique.

Cette Histoire de l’Afrique noire est donc bien plus qu’une contribution simplement technique à la méthodologie de l’histoire, elle dévoile une sorte de théorie nouvelle de la science historique qui exige de l’historien une culture multiforme et une association permanente avec d’autres savants. Mais cela ne suffirait pas à en faire une grande œuvre d’histoire, il faudrait encore qu’elle libère une idée nouvelle. Par « libérer une idée nouvelle », j’entends « donner à penser quelque chose qui n’a jamais été pensé ». Donner en effet, car c’est de cela dont il est question pour l’historien dans son écriture : en plus de sa subjectivité impliquée et de l’objectivité par laquelle elle est impliquée, l’écriture de l’histoire fait intervenir un troisième terme, la subjectivité du lecteur. Et en un sens particulier, propre à l’histoire, que l’on peut énoncer avec Ricœur :

Sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l’historien ; nous attendons que l’histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l’histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l’homme. Mais cet intérêt, cette attente d’un passage – par l’histoire – de moi à l’homme, n’est plus exactement épistémologique, mais proprement philosophique : car c’est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des œuvres d’historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l’historien qui écrit l’histoire, mais le lecteur – singulièrement le lecteur philosophique –, le lecteur en qui s’achève tout livre, toute œuvre, à ses risques et périls27.

Notre parcours a été celui de la subjectivité de l’historien à l’objectivité de l’histoire, il reste à accomplir celui qui de l’une et de l’autre mène à la subjectivité philosophique. Il reste à réfléchir l’idée immanente à l’Histoire de l’Afrique noire, pour comprendre en quoi elle a transformé la conscience africaine.

On peut, pour y parvenir, considérer trois indices : le sous-titre de l’ouvrage, D’hier à demain ; la distribution par chapitres de l’étendue temporelle couverte ; le fait que l’Afrique y est envisagée comme un tout. Dans le sous-titre, les termes significatifs sont moins « hier » et « demain » que « d’ » et « à » : l’identité de l’Afrique, dit ce sous-titre, se maintient de tout temps. Y aurait-il alors un « sens » de l’histoire africaine ? Pas si cela implique une compréhension de l’histoire comme extériorisation de la raison dans le temps et par là même une conception nécessitariste de l’évolution humaine. L’histoire africaine a été bouleversée par l’invasion européenne, une pure extériorité de son développement historique : l’historien de l’Afrique est alors le plus conscient de la part de contingence du fait historique. Mais « d’hier à demain », cela signifie qu’en dépit de cette contingence, l’histoire africaine a suivi une direction qui détermine son avenir. Si l’on considère maintenant la distribution des périodes par chapitres, on notera que, si les plans étagés de Braudel sont assez également répartis, il n’en va pas de même pour les périodes : les trois premiers chapitres couvrent plusieurs millions d’années (64 p.), les sept suivants quatorze siècles (361 p.), les trois derniers sont consacrés à l’après-Seconde Guerre mondiale (181 p.). Une telle distribution révèle que Ki-Zerbo perçoit, dans l’histoire de l’Afrique, une accélération qui culmine avec les indépendances, celles-ci devenant son nœud de signification. Il y a un rapport entre une telle perception et la position de l’Afrique comme un tout. La variété culturelle du continent, dans l’espace et dans le temps, rend certes peu évident un tel rassemblement – « Rassembler l’Afrique » est d’ailleurs le titre du dernier chapitre de l’ouvrage, preuve que Ki-Zerbo tient compte de cette variété préalable. Mais on peut justifier l’idée d’une totalité africaine au moment des indépendances : d’abord, parce que les indépendances sont remarquables pour leur simultanéité (elles sont obtenues en vingt ans) ; ensuite, parce que l’envergure du phénomène est tout aussi remarquable (il vaut pour la totalité du continent) ; enfin, parce que sa structure se répète de pays en pays (les mouvements indépendantistes ont tous, à un moment ou à un autre de leur lutte, reconnu l’objectif de l’Unité africaine). En somme, la signification ultime de l’histoire africaine gît dans cette totalisation politique de l’Afrique au moment des indépendances.

L’Histoire de l’Afrique noire dévoile, en ce sens, ce qu’il faut bien appeler une téléologie historique africaine ou une dialectique de l’Afrique. Téléologie historique et non simplement téléologie, car la reconnaissance par Ki-Zerbo de la contingence du fait historique exclut toute affirmation d’un sens, inhérent à l’Afrique, de son histoire. De plus, en tant que c’est une téléologie orientée vers le fait historique de l’indépendance, c’est elle qui intègre l’histoire et non l’inverse. On peut donc seulement dire : il s’est trouvé qu’à un certain moment de l’histoire du monde, qui va de l’invasion européenne à la reconquête africaine, l’histoire de l’Afrique prend une nouvelle signification. Ou dialectique de l’Afrique, en un sens étrangement hegelien si l’on tient compte de sa définition de l’Afrique par l’anhistoricité dans la Raison dans l’Histoire. L’ouvrage montre en effet d’abord ce que l’on pourrait appeler une identité immédiate de l’Afrique à elle-même pendant ces milliers de siècles qui précèdent l’invasion européenne ; puis avec elle, la négation de cette identité et la productivité effective d’une telle négation, dans la reprise de soi africaine que constituent les luttes d’indépendance ; enfin, et c’est peut-être là le sens du « demain » de Ki-Zerbo, la réconciliation de l’Afrique avec elle-même dans une totalisation politique d’elle-même. Ajoutons que l’analyse des structures politiques des empires et royaumes africains dans la période qui précède l’invasion européenne, et notamment celles de l’empire du Mali (p. 138-142) et de l’empire de Gao (p. 147-149), laisse apparaître cette réconciliation, par-delà les indépendances, de « l’Afrique de demain » avec « l’Afrique pré-invasion européenne ». L’existence de tels empires serait la preuve d’une tendance politico-culturelle de l’Afrique à la fédération – tendance contrariée par l’invasion européenne et le découpage du continent africain en micro-entités intégrées dans les empires coloniaux. Les micro-nations d’aujourd’hui sont les héritières de la cartographie européenne de l’Afrique, et manifesteraient en ce sens que le moment de la reprise de soi de l’Afrique en son identité réconciliée avec elle-même, n’est pas achevé, que la négation européenne de l’Afrique n’est pas tout à fait dépassée. Seule l’Unité africaine – c’est selon moi le sens du large passage consacré par Ki-Zerbo à l’Organisation de l’unité africaine (p. 619-636) – peut accomplir ce dépassement, entamé avec les indépendances, vers une identité finale et réconciliée à soi-même.

Voilà donc l’idée nouvelle immanente à l’Histoire de l’Afrique noire : cette téléologie historique africaine, l’affirmation que l’Afrique existe comme figure spirituelle dans le monde ! Cela a une première conséquence pour le travail de l’historien de l’Afrique, dont d’ailleurs l’Histoire générale de l’Afrique de l’Unesco tiendrait compte : l’Afrique, comme objet de la science historique, ne peut plus être seulement définie géographiquement, par ses limites physiques et cartographiques, mais elle intègre désormais, dans l’unité de sa figure spirituelle, ses diasporas d’Amérique, des Caraïbes et d’Europe (la simultanéité du phénomène de l’indépendance et des luttes anti-ségrégation aux États-Unis est de ce point de vue remarquable). Mais cette idée nouvelle ne sera tout à fait réfléchie par la subjectivité du lecteur philosophique que lorsque celui-ci saura lui conférer la détermination d’un concept. L’Histoire de l’Afrique noire appelle un concept d’Afrique.

Le professorat

Pendant que le Professeur produisait son œuvre d’historien, c’est-à-dire de 1962, quand il commence ses recherches pour l’Histoire de l’Afrique noire, à 1978, quand sa fonction prend fin au sein du comité de direction de l’Histoire générale de l’Afrique, il poursuivait son action politique. Après les manifestations de 1966, les espoirs démocratiques sont réduits à néant par la prise de pouvoir du lieutenant-colonel Sangoulé Lamizana, qui instaure un régime militaire. La constitution est suspendue, l’assemblée dissoute. Le Mln est renvoyé à la clandestinité. Il faut attendre 1970 pour qu’un régime parlementaire soit institué et que des élections législatives soient organisées.

Ki-Zerbo mène sa campagne auprès des paysans, dans des conditions particulièrement difficiles dues aux obstacles et aux menaces constantes que fait peser sur les opposants le régime militaire. Le Mln obtient néanmoins six sièges de député. À cette époque, la productivité agricole, perturbée par l’instabilité politique, a largement diminué. Dans le Sahel, c’est la sécheresse. Les conditions de vie déplorables et les critiques répétées de l’opposition exacerbent la tension politique, qui explose en 1974 quand Lamizana provoque un coup d’État contre son propre régime pour le purger de ses ennemis. L’assemblée est à nouveau dissoute et le Mln retourne à la clandestinité, mais les dangers sont tels pour ses militants que le parti doit se réorganiser et prend le nom d’Union progressiste voltaïque (Upv).

Le régime de Lamizana est sclérosé par la corruption et le clientélisme. Mais Ki-Zerbo refuse d’employer la violence. La seule issue permettant de fonder un État de droit sans provoquer une guerre civile sanglante, c’est la non-violence active. Il s’agit d’organiser des grèves, des boycotts, des manifestations, pour alerter la communauté internationale et se doter par là même d’un puissant moyen de pression sur le régime militaire. Les grandes grèves déclenchées en octobre 1980 participent de cette méthode. Mais la communauté internationale se détourne de la Haute-Volta. Alors que l’Upv est devenu le premier parti du pays et qu’il semble se présenter en favori des prochaines élections, le 25 novembre 1980, c’est le coup d’État de Saye Zerbo. L’assemblée est dissoute et une nouvelle fois l’Upv est renvoyée à la clandestinité. Dans un pays laissé exsangue par ses responsables politiques, un nouveau coup d’État porte au pouvoir, en novembre 1982, le médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo. Neuf mois plus tard, le capitaine Sankara, proche du peuple, et reprenant à son compte les revendications des grèves d’octobre 1980, s’empare du pouvoir.

Sankara est un jeune officier (il a trente-quatre ans au moment de son coup d’État). C’est un nationaliste convaincu, qui va faire entendre pour la première fois la voix du pays sur la scène internationale et procurer ainsi à ses compatriotes un sentiment de fierté durable que l’on peut encore voir et entendre s’exprimer aujourd’hui dans les rues de Ouagadougou. Il combat sévèrement la corruption, prend des mesures symboliques populaires, en changeant par exemple le nom du pays qui devient, en 1984, le Burkina Faso (« pays des hommes intègres »). Il organise dans les campagnes le travail collectif qui, dans cette atmosphère d’enthousiasme et de renouveau, s’avère efficace. Entre le nationalisme, l’option socialiste et le programme agricole, les éléments de rapprochement entre Ki-Zerbo et Sankara semblent plus nombreux que les divergences. Mais Sankara est un dictateur. Il interdit les partis d’opposition, forme des comités de défense de la révolution pour espionner d’éventuels dissidents, crée des tribunaux populaires de la révolution où la justice est expéditive. Ki-Zerbo, dès 1983, est mis, avec sa famille, en résidence surveillée. Le jeune président, qui a muselé la presse, y fait appeler Ki-Zerbo « le réformiste ». En bon historien, le Professeur comprend le message et s’enfuit avec sa famille. À peine avaient-ils quitté leur maison qu’un commando y entrait brûlant la bibliothèque et ses onze mille ouvrages. En 1985, Sankara, pour se justifier, fait condamner le couple Ki-Zerbo à deux ans de détention pour « fraude fiscale » (le jugement sera révisé en 1992). Commence alors, pour eux, un exil qui dure neuf ans. Ils se réfugient à Dakar, d’où ils observent la chute de Sankara. Sa lutte contre la corruption lui a valu des inimitiés dans l’armée, ses envolées pour un nouvel ordre économique mondial ont irrité les chancelleries occidentales. En 1987, il est assassiné dans des conditions non encore élucidées, lors du coup d’État mené contre lui par son compagnon le plus proche, Blaise Compaoré. Le Burkina Faso entre, avec Compaoré, dans une période de dictature déguisée, qui se prolonge jusqu’aujourd’hui.

Exilé, le Professeur est isolé. Pour la première fois depuis sa jeunesse, il ne peut agir politiquement. Dans les années 1980, les rêves d’Unité africaine semblent brisés. Peu à peu, les grands leaders panafricains des années 1960 ont été éliminés ou remplacés, et l’élan qu’ils avaient suscité s’est évanoui. Dès 1961, au Congo, Lumumba est assassiné et bientôt Mobutu instaure sa dictature ; en Guinée, Sékou Touré finit lui aussi par instaurer une dictature ; au Ghana, Nkrumah est renversé en 1966 et meurt en 1972 ; Cabral est assassiné en 1973 ; en Éthiopie, on enterre la dépouille d’Hailé Sélassié dans une ancienne oubliette sous le bureau de Mengistu ; Boumediene meurt en 1978 et l’Algérie amorce son tournant vers un libéralisme sans nom qui la mènera inexorablement aux révoltes de 1988 ; en Afrique du Sud, l’Anc connaît des difficultés dans son combat contre l’apartheid. Ki-Zerbo a plus de soixante ans et il est seul. Mais il continue d’espérer l’unité de l’Afrique. Conscient que cet idéal ne pourra être réalisé que par les prochaines générations, il commence pour elles une œuvre pédagogique.

Il reprend d’abord l’enseignement, à l’université Cheik Anta Diop de Dakar. Puis il crée des centres d’études à travers l’Afrique regroupant des savants et des étudiants africains, pour mettre en commun et transmettre les travaux menés depuis les indépendances. Il avait déjà fondé en 1967 le Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (Cames) qui a été un pionnier dans la recherche sur la pharmacopée africaine. Il avait aussi fondé à Ouagadougou le Centre d’études pour le développement africain (Ceda), chargé d’élaborer un programme de développement endogène de l’Afrique. À Dakar, pour poursuivre le travail du Ceda, il crée le Centre de recherche pour le développement endogène (Crde). Enfin il publie des ouvrages pédagogiques destinés au grand public africain.

En 1990, paraît ainsi Éduquer ou périr28, dont la thèse est que le développement économique de l’Afrique ne peut aboutir s’il néglige les cultures africaines. Cet ouvrage était en fait annoncé à la dernière page de l’Histoire de l’Afrique noire, et en constitue le prolongement programmatique :

On peut vivre sans idéologie, mais il n’y a pas d’accélération de l’Histoire sans une idéologie adéquate. Et il ne peut s’agir uniquement d’une doctrine négative. La lutte anticolonialiste, ou antinéocolonialiste, n’est pas suffisante. Il faut une idéologie positive intégrant les divers aspects de la vie individuelle et sociale en un schéma global mais qui ne soit pas la simple récitation d’une leçon apprise par cœur à l’extérieur. Dans cette optique, il faut mettre l’accent sur la mise en commun des ressources culturelles du continent comme base de la personnalité africaine, en même temps que de l’essor économique29.

L’indépendance n’est pas une fin en soi, il reste le plus difficile : construire l’Afrique. Quelle place donner à l’éducation et à la culture dans le développement économique de l’Afrique ? Ki-Zerbo pose d’abord un argument pragmatique : l’éducation est une condition de possibilité du développement économique parce qu’elle permet de former des cadres, des ingénieurs, des scientifiques. Il a saisi avant la majorité des dirigeants africains la potentialité économique de la matière grise. Il ajoute un argument politique : le développement économique ne doit pas servir d’alibi à des gouvernants qui, pour affermir leur pouvoir, maintiennent leurs peuples dans la misère et l’ignorance. Il y a enfin un argument, si j’ose dire, ontologique : les Africains ne survivront pas à l’Afrique. L’éducation doit s’appuyer sur les cultures africaines, notamment sur l’étude des langues africaines. Si elle est entièrement européanisée, et si le développement est seulement défini par référence à l’Occident, alors elle ne produira que l’aliénation intellectuelle des Africains.

Prolongeant ces réflexions, la Natte des autres30, qui paraît en 1992, définit le concept de « développement endogène », qui vaudra d’ailleurs au Professeur le prix Nobel alternatif en 1997. Il s’agit d’abord de déconstruire le concept de développement en général, en montrant d’une part que tout développement est auto-développement, et d’autre part que ce concept est un fruit de l’européocentrisme : ce que l’on appelle « développement », c’est en vérité l’auto-développement des pays du Nord en conformité avec les réalités, les valeurs et les intérêts de ces pays. Il faut donc redéfinir le développement comme nécessairement endogène. Pour ce faire, le Professeur énonce « le paradigme de l’arbre31 » : l’arbre est enraciné, mais tout en puisant dans les profondeurs de la culture sous-jacente, s’il n’est pas emmuré, il est ouvert vers des échanges multiformes. Le développement endogène doit ainsi être défini comme le passage de soi-même à soi-même à un niveau supérieur par la multiplication des choix quantitatifs et qualitatifs, économiques et culturels. En ce sens, il devient une première étape vers un nouvel ordre mondial fondé, pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss à la fin de Race et Histoire, sur une collaboration des cultures.

Le troisième « ouvrage pédagogique » de Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ?, a été publié en 2003, après son retour au Burkina Faso. Dans des entretiens autobiographiques, le Professeur témoigne, pour les jeunes générations, de l’Afrique colonisée et de l’Afrique des indépendances. Il s’y agit également, en prolongeant les conclusions de la Natte des autres, de présenter un regard africain sur le monde et plus précisément sur le phénomène de « mondialisation ». Pour cela, Ki-Zerbo élabore un nouveau concept, « l’échange culturel équitable ». Il constate que les échanges commerciaux sont organisés de telle sorte que l’Afrique reçoit du Nord des objets manufacturés, des mobylettes, des ordinateurs, des engins agricoles, qui portent une charge culturelle, alors que le Nord ne reçoit de l’Afrique que des matières premières, non transformées, et qui ne portent donc pas de charge culturelle. Cette iniquité culturelle des échanges crée les conditions d’une aliénation des Africains : quand on utilise un bien manufacturé, on intègre insidieusement la culture de celui qui l’a produit. Dans le contexte de la mondialisation, l’échange culturel équitable constitue alors la condition pratique de la collaboration des cultures. Le développement endogène doit non seulement s’appuyer sur l’éducation, mais implique aussi d’« infrastructurer » les cultures africaines. Muni de ce concept, Ki-Zerbo transpose la relation colonisé-colonisateur au phénomène de la mondialisation : de même que pendant la colonisation, les colonisés subissaient une aliénation psychologique et culturelle, dans la mondialisation, les mondialisés (c’est-à-dire le Sud) subissent cette aliénation de la part des mondialisateurs (c’est-à-dire le Nord). Reconnaître l’Afrique comme mondialisée rend d’autant plus urgente la réalisation d’une Unité africaine qui puisse, par le jeu des avantages comparatifs entre les régions africaines, et en instaurant pour tout le continent une certaine dose de protectionnisme, devenir un acteur à part entière dans le théâtre du monde.

Pour saisir complètement la signification de ce que j’appelle « l’œuvre pédagogique » du Professeur, il faut la situer dans l’unité de sa vie, la rapporter à son œuvre scientifique et à son action politique. Cette œuvre pédagogique (à laquelle il faudrait ajouter le beau documentaire réalisé en 2005 par Dani Kouyaté, Joseph Ki-Zerbo : Identités/Identité pour l’Afrique) diffuse les connaissances acquises dans l’Histoire de l’Afrique noire et l’Histoire générale de l’Afrique, pour le « grand public » africain. Il s’agit de créer les conditions d’un passage de la science historique dans le champ du politique et de la rencontre de la conscience historique de l’Africain et de sa conscience politique. Une telle pédagogie ne peut donc être qu’une pédagogie de l’exemplarité, elle ne peut avoir d’effectivité que si le Professeur montre l’exemple, c’est-à-dire déclenche l’action politique. C’est ce qui arrive quand l’écriture de l’histoire de l’Afrique d’hier à demain inspire le concept de développement endogène puis s’exprime dans les rues de Ouagadougou aux cris de N’an laara an saara ! (« Si nous nous couchons nous sommes morts ! ») pour protester contre l’assassinat de Norbert Zongo. On pourrait alors se représenter les deux côtés de la personnalité de Ki-Zerbo, savant et politique, comme ces deux moments de l’allégorie de la caverne : une fois apprivoisée la lumière du soleil, le savant doit redescendre et libérer ses compagnons. Autrement dit, il doit se faire politique.

Sa longue redescente, entamée au moment de son engagement dans les luttes d’indépendance, un temps interrompue par l’exil, peut reprendre en 1992 quand, lavé du soupçon judiciaire, il revient au Burkina Faso. Il y fonde un nouveau mouvement politique, le Parti pour la démocratie et le progrès (Pdp). Son programme comporte quatre points principaux : instauration de la démocratie et établissement d’un État de droit ; fixation d’un plafond pour le prix des céréales ; l’éducation pour premier poste budgétaire ; développement des centres de santé dans les campagnes.

Mais le Professeur est une nouvelle fois confronté à la dictature. Ce n’est plus la dictature militaire de Lamizana, ni la dictature populiste de Sankara, c’est une dictature d’un nouvel habillage, très répandue en Afrique aujourd’hui, qui se déguise en démocratie. Un homme entouré d’une clique d’apparatchiks dirige un État aux ordres. Ensemble ils tiennent l’armée et font main basse sur les deniers publics qu’ils se répartissent. Pour ne pas subir les foudres occidentales, ils créent, à côté de leur parti dont les finances sont en fait confondues avec celles de l’État, une kyrielle de petits partis grâce auxquels le pays peut donner l’impression du pluripartisme. Puis ils organisent des élections en prenant soin, six mois avant leur tenue, d’acheter des électeurs pour la plupart affamés, en distribuant ici et là quelques sacs de mil, de maïs ou de riz, d’acheter également les juges qui, nommés par eux, leur devaient déjà leurs carrières. Enfin ils musèlent la presse, menacent physiquement les véritables opposants et, si cela est nécessaire, bourrent les urnes. Ayant rempli les deux conditions suffisantes de la démocratie selon Washington, à savoir le pluripartisme et la tenue régulière d’élections, ils peuvent tranquillement prendre place au sein de l’axe du Bien. Si cela ne suffisait pas, ce qui après tout pourrait arriver après le 11 septembre 2001, ils accueillent les transnationales occidentales et leur offrent les terres et les minerais du pays en échange d’un pot-de-vin et d’un lobbying favorable dans les couloirs des parlements occidentaux. Tout ce qui compte, c’est que de loin, c’est-à-dire du Nord, cela ait l’air d’une démocratie. Sans l’armée et sans l’appui de la communauté internationale, aucune opposition véritable ne peut plus conquérir le pouvoir.

Il faudra quatre années à Compaoré pour reconnaître les vertus du simulacre démocratique. De 1987 à 1991, pour capter l’héritage de Sankara, il a d’abord perpétué la dictature militaro-populiste. Mais la chute de l’Union soviétique et la nécessité d’un réajustement des alliances internationales pour entrer dans le camp des démocraties, l’obligent aux réformes institutionnelles. Ainsi en 1991, des élections présidentielles sont organisées. Il a beau être seul candidat, aux yeux de la communauté internationale cela n’en reste pas moins une élection. L’année suivante, ce sont des élections législatives qui sont organisées, mais les nouveaux partis sont en fait créés et financés par celui du président qui rafle 75% des sièges à l’Assemblée nationale. Entre-temps, le 9 décembre 1991, Clément Ouédraogo, l’ex-secrétaire général du parti du président, l’Organisation pour la démocratie populaire/Mouvement du travail (Odp/MT), est assassiné après avoir démissionné et alors qu’il entrait dans l’opposition comme secrétaire général du Parti des travailleurs.

Comment lutter dans un tel contexte ? Pour le Professeur, la capitale étant tenue par la police et les indicateurs, le salut est dans les villages. À plus de soixante-dix ans, pour mener la campagne législative de 1997, il sillonne donc une nouvelle fois les campagnes burkinabè, si bien que le Pdp obtient 10, 1% des suffrages, devenant ainsi la première force d’opposition avec 6 des 111 sièges de députés. 101 reviennent au Congrès pour la démocratie et le progrès (Cdp), le nouveau parti du président qui a cru qu’en choisissant ce sigle il diminuerait la visibilité du Pdp. Avec un tel score, non seulement les revendications démocratiques acquièrent une légitimité populaire, mais le Pdp peut aussi attirer de nombreux jeunes militants. Cette hausse des effectifs allait avoir une influence majeure quand, le 13 décembre 1998, la nouvelle se répand dans le pays que Norbert Zongo a été assassiné. Zongo était le fondateur et le directeur de publication de l’hebdomadaire L’Indépendant, opposé au pouvoir de Compaoré. Il enquêtait sur le meurtre du chauffeur de François Compaoré, le frère du président, et il était sur le point de révéler certains des agissements les plus scandaleux du régime. L’émotion est considérable. Des manifestations s’organisent à Ouagadougou, et se forme le collectif des organisations démocratiques de masse et des partis politiques. Ki-Zerbo démissionne de son poste de député et rejoint la direction du collectif. Les jeunes militants du Pdp sont en première ligne dans les manifestations. La foule reprend le N’an laara an saara du Professeur. Elle appelle à la démission de Compaoré. Pendant des mois, le pays est paralysé. Mais l’opinion internationale, dont l’appui est nécessaire aux insurgés pour faire aboutir leurs revendications, demeure silencieuse. Les manifestations dégénèrent. Certains sont tués, beaucoup sont blessés par balles. À force de tabassages et d’emprisonnements, le mouvement faiblit et le régime se maintient. Le 6 décembre 2000, l’interdiction est décrétée de toute manifestation sur la voie publique. Mais l’assassinat de Zongo a marqué durablement la conscience politique des Burkinabè. Jusqu’aujourd’hui, la demande d’une instruction judiciaire est au cœur des luttes politiques. Le 25 octobre 2006 par exemple, le bimensuel L’Événement publiait un article avec ce titre : « Affaire Norbert Zongo : ainsi donc c’est lui », et portant en dessous la photo du frère du président. François Compaoré a intenté au journal un procès en diffamation qui s’est ouvert le 22 janvier 2007, et pour lequel Germain Nama et Newton Ahmed Barry, respectivement directeur de publication et rédacteur en chef du journal, risquent la prison.

Les manifestations qui ont suivi cet assassinat ont permis aux jeunes Burkinabè de découvrir ce Joseph Ki-Zerbo dont ils avaient tant entendu parler dans leur enfance. Comme pour lui signifier qu’il était arrivé au terme de sa « redescente », et qu’il les avait libérés, ils se mirent eux aussi à l’appeler « Professeur ». C’est ce nom qui désigne l’unité du savant et du politique en Ki-Zerbo. Pour le comprendre, il faut d’abord distinguer entre « professeur » et « Professeur ». Au sens occidental du terme, professeur prend le plus souvent un « p » minuscule. Il est rare qu’en dehors du lieu clos de l’université, on apostrophe un professeur en l’appelant « professeur ». Sans doute a-t-on souvent appelé Ki-Zerbo « professeur » en ce sens mais en Afrique, l’instituteur, l’enseignant ou le professeur jouissent d’un respect tout particulier, autant pour leur supposé savoir que pour leur rôle dans la médiation et la cohésion sociales. On les consultera par exemple pour régler un différend. Plus encore qu’un savoir, ils sont censés transmettre une sagesse. Appliqué à Ki-Zerbo, le sens du mot doit être encore élargi. L’appellent ainsi des Africains qui ne le connaissent que comme historien et homme politique. Appeler Professeur un historien passe encore, mais un homme politique ? C’est que, quand il lance son N’an laara an saara ! depuis la foule à Compaoré, il est éminemment pédagogue. Non plus par la clarté d’un enseignement théorique, mais par l’exemplarité. Étudiant colonisé puis historien, il a montré la voie d’une libération personnelle par la pensée ; compagnon des luttes d’indépendance et opposant aux dictatures, il a montré la voie de la libération collective par l’action politique. Le Professorat devient le nom d’une vocation supérieure à la science et à la politique, qui les tient ensemble, et qui est gouvernée par une éthique que je crois devoir appeler, même si cela paraîtra étonnant à ceux qui connurent le révolutionnaire, une éthique de la patience. Patience de l’historien dans la recherche et dans l’écriture, quand il doit trouver le mot juste ; qui fonde l’éthique de « probité intellectuelle32 » sur laquelle Weber fait reposer la vocation de savant mais qui n’est plus elle-même fondée, comme il le voudrait, sur la « spécialisation33 » car c’est une patience qui prend pour horizon, outre les bibliothèques, la réalité du monde où nous vivons. Patience de l’historien, donc, dont la probité intellectuelle, pour ce qu’a de spécifique la situation africaine, appelle l’action politique. Alors patience du politique, quand la lutte semble perdue et qu’il faut pourtant continuer ; patience humaniste de celui qui, tout proche de s’emparer du pouvoir, le méprise s’il doit en coûter des morts inutiles. Mais patience radicale de celui qui le lendemain se tiendra une nouvelle fois debout sous les fenêtres du palais : « Si nous nous couchons, nous sommes morts ! » Cette patience, qui est persévérance, a ému les Burkinabè et a fait de lui la conscience vivante de son peuple. Voilà pourquoi tant de milliers d’hommes et de femmes, des enfants et des vieillards, des paysans, des illettrés, firent le chemin de Ouagadougou jusqu’à Toma, priant, chantant et dansant en l’honneur du Professeur. Ils se reconnaissaient en lui. Ils venaient de perdre quelque chose d’eux. Mon étonnement est apaisé.

Héritages

Le lendemain de l’enterrement, un quotidien burkinabè proche du pouvoir publiait en première page un éditorial qui expliquait que dans son action politique, Ki-Zerbo avait fait preuve de naïveté et que, par conséquent, le mieux était de se souvenir de lui seulement comme d’un historien. La ficelle est un peu grosse : le souvenir d’un savant est moins dangereux pour le despote que le souvenir de son premier opposant. Le problème auquel sera confronté ce sélectionneur de mémoire, c’est que l’œuvre scientifique de l’historien ne prend sa pleine signification qu’à la lumière des luttes de l’homme politique. Les deux figures étaient indissociablement liées dans la personne de Joseph Ki-Zerbo, elles le demeureront dans son souvenir. Il est vrai qu’il n’a jamais pris le pouvoir mais, après lui, aucun dictateur ne pourra jamais dormir tranquille au Burkina Faso.

Il a montré que l’on pouvait être politique selon une « éthique de conviction34 » sans être sanglant, et selon une « éthique de responsabilité35 » sans être conservateur. Qui les tient ensemble : la patience du non-violent, la même qui de Gandhi à Luther King puis à Mandela a produit tant de révolutions. Une chose lui aura manqué, qu’ils eurent : le soutien de l’opinion internationale. Je garde en mémoire l’image pathétique de Ki-Zerbo vieillard dans sa maison, rédigeant et envoyant des télécopies aux secrétariats généraux des partis européens de l’Internationale socialiste à laquelle le Pdp est affilié, pour inviter leurs représentants à son dernier Congrès, et attendant des réponses qui ne viendraient pas. Comment l’Occident a-t-il pu passer à côté de la mort de Ki-Zerbo ? La réponse est plus simple que ce que j’aurais osé en commençant d’écrire : l’Occident n’a rien eu à faire de la disparition du Professeur parce qu’il n’a rien à faire de l’Afrique. Ainsi j’ai fait le tour de mes étonnements.

J’aurais aimé toutefois plus longuement parler de l’homme Ki-Zerbo. La vérité est que j’ai eu peur de la tristesse et que ce texte fût par elle submergé. Il aurait fallu décrire sa longue silhouette fine ; sa gracieuse lenteur quand il marchait, la tête légèrement inclinée et le regard droit, sur les trottoirs de poussière rouge des rues de Ouagadougou ; la couleur de ses étoffes et l’allure qu’elles lui donnaient. Décrire sa maison, la cour de sa maison, où venaient attendre, pour le rencontrer, un jeune militant de son parti, un vieil ami de la campagne qui, de passage dans la capitale, voulait s’enquérir de sa santé et, en signe de respect, lui apportait une volaille, un sac de mil ou des fruits qu’il avait récoltés, un Européen espérant rencontrer l’Afrique, d’autres venus simplement pour le saluer, d’autres encore pour lui demander tel conseil concernant telle décision pratique qu’ils étaient amenés à prendre pour leur existence personnelle ou celle de leur famille. J’aurais aimé dire son œil souriant quand il vous regardait de côté. Me souvenir plus longuement de ces conversations qu’il m’a accordées. Faire entendre le son de sa voix, ses intonations, l’attention qu’il portait aux mots qu’il choisissait. Comme elle venait de loin sa voix – et doucement ! Et comme elle prononçait le mot, l’entourant parfois de silence, pour le laisser exprimer entièrement son sens ! Quand il réfléchissait, il avait pour horizon trente mille siècles. Celui qui l’écoutait pouvait percevoir en lui leur présence. Il avait la voix de l’Afrique. Tout cela, je le dirai bien un jour, quand la tristesse sera passée.

J’ai demandé : y a-t-il une spécificité africaine du rapport de la pensée et du politique ? Oui, elle est que penser, en Afrique, est toujours déjà un acte politique. J’ai demandé : y a-t-il un principe supérieur à la pensée et au politique, qui les tiendrait ensemble ? Oui, le Professorat par l’exemplarité, figure de la productivité effective de la pensée, passeur de la vie intellectuelle dans la vie collective. En Afrique, on ne peut pas ne pas être en même temps homme politique et homme d’études, si l’on veut préserver la dignité de l’un et de l’autre. Le parcours du Professeur aura ainsi été, comme indépendantiste, de libérer les consciences africaines et, comme historien, de dévoiler leur communauté de destin. Il nous revient, à nous autres Africains, de libérer ce destin de l’Afrique, c’est-à-dire d’en déterminer le concept. Ce sera l’œuvre des philosophes. Mais c’est-à-dire également d’abolir nos frontières pour achever l’indépendance. Ce sera l’œuvre de tous. C’était cela le but ultime de sa vie et c’était toujours lui qu’il poursuivait dans son combat burkinabè. Faire advenir la justice en un point de l’Afrique, c’était la faire advenir pour toute l’Afrique. C’était ce but qui le faisait continuer quand tout paraissait perdu, comme après la répression des manifestations qui ont suivi l’assassinat de Zongo. Il allait avoir quatre-vingts ans et il luttait encore. En 2002, il mena ainsi une nouvelle campagne législative et le Pdp remporta dix sièges de députés. À l’Assemblée nationale, il continua inlassablement de demander que justice fût faite pour Zongo – jusqu’au congrès du Pdp de février 2005 quand, rattrapé par la maladie, il passa la main.

Le Professeur Joseph Ki-Zerbo est mort le 4 décembre 2006, à l’âge de 84 ans, dans sa maison de Ouagadougou. Comme disent les Burkinabè : « Que la terre du Burkina lui soit légère. »

Alger, le 31 janvier 2007

  • *.

    Élève à l’École normale supérieure de Paris, agrégé de philosophie. Parallèlement à la publication de ce texte, nous mettons en ligne sur le site de la revue la bibliographie complète de Joseph Ki-Zerbo, ainsi que le texte d’une conférence prononcée à l’Ens Ulm sur les relations historiques de l’Afrique et du monde arabe (www.esprit.presse.fr).

  • 1.

    Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1972.

  • 2.

    Cette conférence s’est tenue le 19 mars 2004, dans le cadre de la semaine arabe de l’École normale supérieure de Paris.

  • 3.

    Amílcar Lopes Cabral (1924-1973), homme politique de Guinée-Bissau et du Cap-Vert, fondateur du Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), qui conquit l’indépendance pour ces deux États colonisés par le Portugal. Cabral est mort assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry, six mois seulement avant l’indépenfdance de la Guinée-Bissau. Ses assassins seraient des membres de son parti, vraisemblablement manipulés par les autorités portugaises et bénéficiant de complicités au plus haut niveau dans l’État guinéen. Cabral ne verrait donc jamais la reconnaissance de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert par le Portugal le 10 septembre 1973.

  • 4.

    Max Weber, le Savant et le politique, préface de R. Aron, Paris, 10/18, 1963, p. 10.

  • 5.

    Histoire générale de l’Afrique, t. I, Paris, Unesco, 1980.

  • 6.

    La Culture africaine, le symposium d’Alger, 21 juillet-1er août 1969, Alger, Sned, 1969, p. 343.

  • 7.

    La Haute-Volta est constituée en 1921 au sein de l’Aof, dissoute en 1932, puis reconstituée en 1947. Elle accède à l’indépendance en 1960. Le 4 août 1984, elle devient le Burkina Faso.

  • 8.

    J. Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ?, Paris, Éd. de l’Aube, 2004, p. 189.

  • 9.

    Voir notamment la biographie de son père par Ki-Zerbo : J. Ki-Zerbo, Alfred Diban, premier chrétien de Haute-Volta, Paris, Cerf, 1983.

  • 10.

    J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, op. cit., p. 477.

  • 11.

    Frantz Fanon, les Damnés de la terre, rééd. Paris, La Découverte, 2002, p. 48.

  • 12.

    Jean-Paul Sartre, « L’Orphée noire », préface de Léopold Sédar Senghor, l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, Puf, 1969, p. 25.

  • 13.

    Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 43.

  • 14.

    Ibid.

  • 15.

    La Culture africaine, le symposium d’Alger …, op. cit., p. 341.

  • 16.

    J. Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ?, op. cit., p. 130.

  • 17.

    J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, op. cit., première page de l’Avant-propos.

  • 18.

    Histoire générale de l’Afrique, éd. abrégée, Paris, Présence africaine, Edicef, Unesco, 1986, préface, p. 6.

  • 19.

    J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, op. cit., p. 16.

  • 20.

    Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2005. Préface de Jacques Le Goff, p. 12-13.

  • 21.

    F. Braudel, la Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1979, p. 16.

  • 22.

    Ibid.

  • 23.

    Ibid.

  • 24.

    J. Ki-Zerbo dans Histoire générale de l’Afrique, op. cit., t. I, p. 201.

  • 25.

    Le « royaume de Kongo » s’établit au premier xive siècle, sur le cours inférieur du Congo. Voir J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, op. cit., p. 182 sqq.

  • 26.

    Conférence réunie à l’initiative de Bismarck, du 15 novembre 1884 au 26 février 1885, lors de laquelle, pour désamorcer les conflits entre colonisateurs, sont établies les règles de la conquête de l’Afrique.

  • 27.

    Paul Ric œur, Histoire et Vérité, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1955, p. 24.

  • 28.

    J. Ki-Zerbo, Éduquer ou périr, Paris, Unesco, 1990.

  • 29.

    Id., Histoire de l’Afrique noire, op. cit., p. 649.

  • 30.

    Id. (sous la dir. de), la Natte des autres : pour un développement endogène en Afrique, Paris et Dakar, Karthala et Codesria, 1992. Ce sont les actes du colloque du Crde organisé à Bamako en 1989 sur le thème du développement endogène.

  • 31.

    J. Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ?, op. cit., p. 172.

  • 32.

    M. Weber, le Savant et le politique, op. cit., p. 121.

  • 33.

    Ibid., p. 115.

  • 34.

    M. Weber, le Savant et le politique, op. cit., p. 206.

  • 35.

    Ibid.