
Aux portes du Sahara, la guerre d'Ifni
« Pendant de nombreuses années, ce conflit est resté dans un silence académique et mémoriel total. »
Soixante ans après son achèvement, la guerre d’Ifni (1957-1958) demeure un conflit relativement anonyme dans l’histoire tumultueuse des décolonisations européennes du Maghreb. Elle fait partie, au même titre que la guerre des Sables (1963), de ces « guerres périphériques », parfois prologues ou épilogues de conflits de plus grande envergure. Souvent d’ampleur minime, ces conflits qui marquent profondément les régions dans lesquelles ils se déroulent et les acteurs qui y participent, passent fréquemment sous le radar des études historiques et restent dans une relative méconnaissance académique et mémorielle. Néanmoins, ces affrontements collatéraux impliquent des logiques politiques et sociales parfois à l’origine de problématiques contemporaines. Ainsi, la guerre d’Ifni préfigure néanmoins la situation actuelle du sud marocain et du Sahara Occidental.
Ifni est une région du Sud marocain, aux portes du désert ; sa capitale Sidi Ifni est tournée vers l’océan Atlantique. La présence espagnole dans la zone remonte au xve siècle, néanmoins sa souveraineté n’y est reconnue que le 27 novembre 1912 par le traité hispano-marocain signé à la suite du traité de protectorat dit de Fès. La province d’Ifni est rétrocédée au Maroc en 1969. Suite à l’indépendance du royaume chérifien en 1956, une frange de l’Armée de libération du Maroc (Alm) se rend dans cette enclave ibérique ainsi que dans le Sahara pour y continuer la lutte. L’Alm est un mouvement insurrectionnel qui a porté les armes à partir des protestations et de rébellion contre l’exil du sultan Sidi Mohammed d’août 1953 à novembre 1955, appelée par le régime monarchique « Révolution du Roi et du Peuple ». Les actions guerrières de l’Alm de la branche saharienne prennent fin avec l’opération franco-ibérique Écouvillon de destruction des bandes armées, conduite en février 1958.
Pendant de nombreuses années, ce conflit est resté dans un silence académique et mémoriel total. En Espagne, l’histoire de ces événements peine à exister et demeure longtemps hors du champ académique. Au Maroc, le rapport à la colonisation ibérique a longtemps été un sujet sensible, la situation d’abandon et de marginalisation ressentie très rapidement par les habitants de cette province du Sud étant un héritage de son histoire coloniale espagnole.
La guerre d’Ifni se déroule du 23 novembre 1957 au 2 avril 1958. À la veille du conflit, le territoire d’Ifni est peuplé de quelques 50 000 habitants. La population non native espagnole – venue d’Europe – n’aurait pas excédé les 5 000 personnes (en majorité des militaires), et ce jusqu’à la fin de la domination coloniale en 1969. Cette population vit principalement dans la capitale européanisée, Sidi Ifni. Le reste du territoire est pratiquement laissé à l’abandon, le seul relais de la domination ibérique y étant les différents postes et forts militaires. Le territoire est traversé par de nombreuses tribus nomades, la confédération la plus puissante de la région étant celle des Aït Baâmrane. Ifni et sa capitale, visitée par Franco en 1955, représente pour ce dernier et son entourage de militaires africanistes le reflet de « l’Empire colonial » et de la puissance militaire espagnole.
Plusieurs facteurs expliquent le déclenchement de ce conflit. La motivation revendiquée de l’Alm était de sceller l’unité du territoire national en libérant Ifni du joug espagnol. L’objectif final est la concrétisation du « Grand Maroc » rêvé par Allal el-Fassi, qui fixe les frontières chérifiennes jusqu’au fleuve Sénégal. Le ralliement d’une partie importante de la population locale prend d’autres formes. Il est essentiellement héritier des balbutiements de la politique ibérique sur son territoire. Manque d’investissements, politique de développement indécise, levées d’impôts abusives et forte répression des manifestations de soutien à l’indépendance du voisin chérifien poussent de nombreux locaux à rejoindre le camp de l’insurrection.
Le 23 novembre 1957, 1 200 combattants de l’Alm se déploient sur le territoire d’Ifni. Le territoire, mal défendu à l’exception de sa capitale, tombe très vite entre les mains des insurgés. Simultanément, l’Alm investit le Sahara. On compte 210 morts et 350 blessés côté espagnol.
Ce n’est qu’à la faveur d’une coopération militaire avec la France, inquiétée dans la région par l’Alm, que les combats cessent à Ifni. L’opération Écouvillon se déroule au Sahara en février 1958, elle met en déroute les bandes armées, repoussant les rebelles vers le Maroc voisin. Elle permet de freiner les ardeurs de l’organisation armée marocaine qui y perd près de 450 hommes.
Comment un tel conflit a-t-il pu passer inaperçu pendant si longtemps ? Un élément de réponse certain est l’occultation quasi totale mise en place par le Caudillo Franco dans le domaine médiatique. Le conflit est abordé de manière presque quotidienne par la presse écrite et par le No-Do, les actualités filmées espagnoles : la couverture médiatique existe, bien que biaisée et ambivalente. Les médias sous contrôle étatique ne parlent pas des pertes subies par les armées ibériques, mais plutôt de héros tombés au combat, sans d’ailleurs jamais utiliser, ne serait-ce qu’une seule fois, le terme de « guerre ». Cette incohérence dans le traitement médiatique des faits se transpose au cinéma, notamment dans le film Ahí va otro recluta de Ramón Fernandéz, sorti en 1960. Cette fiction qui suit la trajectoire d’un engagé volontaire dans les troupes parachutistes d’Ifni illustre la glorification de l’armée espagnole ainsi que la totale destruction de l’ennemi.
Cette manipulation de l’information, dans les actualités filmées notamment, n’est pas inédite. On peut ici établir un parallèle avec les images de la guerre d’Algérie diffusées en France à l’époque, images elles aussi sous contrôle. L’occultation de ce conflit s’avère essentielle pour l’État franquiste. Il fait écho à la déroute militaire subie par l’Espagne lors de la guerre du Rif de 1921-1926. Enfin, la mise sous silence de cette faillite militaire est capitale pour un régime en grande partie fondé sur le militarisme et le nationalisme.
Les répercussions actuelles de cette guerre sont visibles dans les développements récents du Sud marocain et, dans une certaine mesure, du Sahara Occidental. Les enjeux sociaux que représente l’intégration d’une région marginalisée depuis son annexion par le Maroc trouvent leurs racines dans les traces vivaces laissées par la période de domination coloniale et dans le déroulement de ce conflit si particulier. Comme leurs semblables du Rif, les habitants d’Ifni ne cessent de réclamer plus d’intégration et de considération de la part du royaume chérifien, ils sont pourtant confrontés à l’attentisme et même à l’hostilité du pouvoir. En mai 2008, à Sidi Ifni des manifestations contre le chômage de masse et l’exclusion entraînent une répression démesurée de l’État marocain qui fait envahir la ville par la troupe ; des saccages, vols et viols s’y produisent.
La guerre d’Ifni fait partie de ces « guerres périphériques », conflits d’importance minimes, aux aires chronologiques et géographiques restreintes, aux bilans humains faibles et aux retentissements historiques peu développés. Elle préfigure néanmoins une situation actuelle complexe et qui, dans le futur, peut se muer en un terreau fertile au développement d’autres préoccupations, la guerre contre le terrorisme étant actuellement aux portes de la région. L’historien ne doit en aucun cas négliger ces événements car leur étude permet une meilleure compréhension des problématiques actuelles. Rappelons que la guerre du Vietnam a longtemps été interprétée comme un « guerre périphérique » à la Guerre Froide.