
Soyez audacieux, mais ne franchissez pas la ligne ! Une visite du siège de Facebook
Tout converge pour faire imaginer une utopie de liberté.
Nous sommes invités à visiter le siège de l’entreprise Facebook à Menlo Park avec un groupe de magistrats. Nous nous interrogeons : Comment ce réseau virtuel que l’on utilise quotidiennement à travers le monde peut-il se matérialiser dans une construction architecturale et une organisation humaine ? Quels rapports Facebook entretient-il au travail, à l’identité, à la création, à la sécurité et à la sociabilité ? Fascinés par ce monstre de l’information, mais aussi conscients de la futilité de l’activité qu’elle produit (vendre du clic) et critiques de l’addiction qu’elle génère comme du pouvoir qu’elle a acquis, nous avons senti grandir, au cours de cette visite, un malaise silencieux. Sans faire le procès de Facebook, nous aimerions témoigner de cette impression de décalage entre le rêve affiché et la réalité vécue.
Arriver, entrer
La ville-siège de Facebook se compose de plus de vingt bâtiments qui ont comme éclos dans cette zone désertique où il est difficile de se repérer. Nous nous sentons comme des pérégrins de la Rome antique, conscients de ne pas faire partie de la cité.
Pour la société, l’objectif de la visite, est de faire la promotion du bâtiment n° 20, le plus gros bureau du monde, dessiné par Frank Gehry, d’une surface de quarante mille mètres carrés. Ce bâtiment répond aux exigences de Mark Zuckerberg, qui souhaitait, selon une déclaration écrite de l’architecte, « un espace modeste, pratique et rentable, […] pas trop surfait. Une architecture flexible pour répondre à l’évolution constante de la nature de l’entreprise. Un espace qui facilite la collaboration et qui n’entrave pas sa culture ouverte et transparente[1]. »
Après avoir traversé une longue série de parkings, nous arrivons au rez-de-chaussée du Building 20, où nous sommes accueillis par deux employées. Elles nous demandent de nous inscrire sur des iPad situés en face du comptoir d’accueil, avant de procéder à l’enregistrement physique munis d’une pièce d’identité pour recevoir un badge de visiteurs. En amont de la visite, nous avions dû envoyer les documents d’identification (email et Facebook) de chaque délégué. Cette cérémonie sécuritaire suscite stupeurs et tremblements technologiques parmi nos délégués, et dénote avec l’accueil souriant et sociable des deux guides.
Une fois ce triple enregistrement effectué, nous sommes divisés en deux groupes et invités à monter au premier étage, bien encadrés par nos employés Facebook dédiés, qui ferment la marche et surveillent nos déplacements.
Circuler et s’orienter
Au premier étage s’ouvre un espace gigantesque, brut, caverneux, post-industriel. Câbles, tuyaux et conduits sont apparents. Nous circulons et traversons le bâtiment au fil des open spaces vides et chargés à la fois, dans une atmosphère colorée, ludique et cool. Pas de plafond ni de mur, la circulation est marquée au sol par deux lignes jaunes que nous sommes priés – avec amabilité – de ne pas franchir. “Don’t cross the line”, rappelle la guide en souriant au moment où l’un de nos délégués, contemplant oisivement les goodies installés sur les bureaux, sort accidentellement du droit chemin.
On nous présente avec fierté un immense écran tactile (Wayfinder), où figurent les plans virtuels de tous les bureaux Facebook du campus. Il permet, grâce à la géolocalisation, de se repérer dans l’espace, de trouver n’importe quel bureau et de réserver des espaces fermés (des bureaux capsules sporadiquement installés au milieu des open spaces pour organiser des réunions ou s’isoler). Ces salles ont toutes le nom d’événements culturels et sont organisées en quartiers.
Le vaisseau accueille 2 800 employés. Malgré un discours argumenté sur les avantages productifs et créatifs de cette structure d’espaces ouverts, sans frontières, qui regroupe 1 500 personnes par « bloc » (un humain est capable de reconnaître environ 1 500 personnes autour de lui, nous dit-on), nous constatons que des dizaines de bureaux sont vides et que la surveillance est manifeste. À l’inverse, la totalité des capsules, dans lesquelles nous pouvons pénétrer par le regard, sont occupées.
« Notre objectif était de créer l’espace d'ingénierie parfait pour que nos équipes puissent travailler ensemble », a déclaré Mark Zuckerberg. « Pour ce faire, nous avons conçu le plus grand plan d’étage ouvert au monde – une seule pièce qui convient à des milliers de personnes. […] Il y a beaucoup de petits espaces où les gens peuvent travailler ensemble, et il est facile pour les gens de se déplacer et de collaborer avec quiconque ici[2]. »
Afin de prendre conscience de la monumentalité de ce projet architectural, une halte au milieu des bureaux est proposée pour observer la maquette du vaisseau colossal dont les artères ne sont pas encore toutes construites et qui donnent cette sensation de work in progress souhaitée par Mark Zukerberg. Elle mesure plus de cinq mètres de long et présente une continuité de plans horizontaux, à l’inverse des quartiers d’affaires de New York, Londres ou Paris, dont la hauteur des tours symbolise le pouvoir. La hiérarchie et le système pyramidal semblent absents du projet. Tandis que les proportions gigantesques illustrent les ambitions de l’entreprise, l’architecture intérieure et les plans horizontaux laissent penser que les employés sont disposés et considérés sur un pied d’égalité. Tout converge pour faire imaginer une utopie de liberté.
Encourager la création, l’ouverture, la détente
Cet espace en éternelle construction est livré à la créativité d’artistes et d’employés pour que puissent s’exprimer des engagements politiques et sociaux, l’acceptation de l’autre, le désir d’être heureux, et les moyens d’y arriver au travers de slogans enjoués et de « pensée positive ». Un programme de résidence d’artistes se déploie de façon anarchique : des pots de peinture lancés sur les murs des escaliers, des œuvres de street art sur les murs des bureaux, des affiches promouvant le mariage pour tous, les différences, l’amour et le féminisme, et invitant chacun à devenir lui-même. Mais il n’y a toujours personne.
Au sein du bâtiment, tous les besoins pratiques sont satisfaits gratuitement. Tout est fait pour que chacun se sente à l’aise et que le bien-être règne : une cantine gigantesque avec différentes cuisines, des îlots à café, des snacks, une salle pour tirer son lait pour les jeunes mères (la pumping room, que notre guide aura du mal à formuler), une salle de jeux, de massage, de repos, etc.
La visite se poursuit dans le jardin-terrasse sur le toit. Quatre cents arbres y sont plantés, au milieu desquels serpente un sentier qui mène à des espaces de yoga. Au loin, une vue sur une baie sèche, brumeuse et désertique ; de l’autre côté, une série d’immeubles. On aperçoit également les chantiers des futures constructions. L’extension architecturale semble répondre à un développement continu de l’activité : « Nous voulons que notre espace se pense comme un travail en cours. Quand vous entrez dans nos bâtiments, nous voulons que vous ressentiez combien il reste à faire dans notre mission de connecter le monde[3]. »
Cet espace plein et vide fait écho aux thèses soutenues par Susan Cain dans sa conférence Ted, « Le pouvoir des introvertis » : « Aller dans le désert comme les prophètes en solitaire pour avoir des révélations avant de retourner vers le peuple pour offrir des nouvelles vérités[4]. »
Selon la guide, le jardin offre aux employés un espace de contemplation, d’inspiration et d’activités sportives. Les délégués chuchotent que ce jardin est aussi un moyen de protéger les secrets de Facebook de l’espionnage technologique, mais ne posent aucune question.
Une fois encore, un faux-pas est commis par un délégué qui sort du sentier pour observer un cours de yoga. Il est rattrapé par l’organisatrice qui lui rappelle – avec un sourire et une phrase aimable – son statut de pérégrin. Il faut préserver l’intimité des salariés qui sont ici dans leur espace de vie et de détente.
Une vie, une œuvre
Nous quittons l’espace vert et redescendons dans le bâtiment en traversant une salle sombre et croisons les premiers employés : des programmateurs. Une boisson et un snack nous sont ensuite proposés avant d’aller participer à une présentation et un échange sur la politique des données chez Facebook.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, des diapositives du jeune Mark Zuckerberg dans les années 1990 nous sont projetées : seul devant son ordinateur première génération, puis autour d’une table avec quelques amis pour un « brainstorming avant l’heure ». L’ancrage historique et la personnification cherchent à donner une image humaine de l’entreprise. Des débuts à cinq autour d’une table jusqu’à l’institutionnalisation des Hackatons (marathon de codage informatique avec obligation de fournir prototype ou résultats au terme des 48 heures de travail), Mark Zuckenberg n’a cessé de transposer ses projets individuels à une organisation collective. On s’interroge sur l’engagement et les ambitions politiques de ce chef d’entreprise hors du commun.
La présentation se poursuit. On nous explique l’importance du silence et de la discrétion dans la philosophie de l’entreprise. Les thèses de Susan Cain réapparaissent : « Quiet Power », sa théorie sur l’incroyable capacité productive et créative des introvertis, leur pouvoir dans un monde où l’on ne peut s’arrêter de parler. « Au moins un tiers des personnes que nous connaissons sont des introvertis », note-t-elle. « Bien que notre culture les sous-estime dramatiquement, les introvertis ont apporté quelques-unes des grandes contributions à la société – des nocturnes de Chopin à l’invention de l’ordinateur personnel en passant par le leadership transformateur de Gandhi. » Susan Cain soutient que nous concevons nos écoles, nos lieux de travail et nos institutions religieuses pour les extravertis, et que ce biais crée un gaspillage de talent, d’énergie et de bonheur. En milieu de travail, les entreprises n’utilisent pas pleinement les talents de leurs employés introvertis et les équipes de direction sont souvent déséquilibrées avec beaucoup plus d’extravertis que d’introvertis.
Une de nos délégués se risque à poser la première question : « Mais qu’en est-il des personnes bruyantes ? Ont-elles le droit de s’exprimer tout haut et fortement ? Quel sort leur est réservé ? » Elle souligne qu’elle a besoin d’extérioriser et qu’elle houspille souvent ses équipes pour les stimuler. Etonnement et perplexité complets des salariés devant cette question : la parole est passée rapidement au responsable du traitement et de la protection des données, qui tient un discours convenu sur l’importance de la régulation et le grand respect de Facebook pour la vie privée de ses utilisateurs.
Retour à la réalité
La visite se termine et nous reprenons la route des tribunaux. Le Family Justice Center de Santa Clara représente un autre type d’architecture (ZGF Architects), avec notamment un tribunal spécial, « la chambre pour le traitement des adultes » qui reçoit des délinquants sous traitement ou dans des programmes psychiatriques, le plus souvent en prison ou sans domicile fixe.
L’organisation et les personnes (juges, assistants sociaux, avocats) qui y travaillent cherchent à recréer une cohésion sociale et réinsérer celui qui s’est peut-être oublié, a connu de lourdes difficultés ou ne correspond pas aux définitions sociales du succès.
Ce tribunal, établi et présidé par un héros local, le juge Manley, qui encourage les prévenus à être ou redevenir eux-mêmes, à revenir dans le droit chemin, à rentrer dans les clous. Le personnage du juge, avec sa voix paternelle et son cache-œil, est un magicien de l’espoir dans la misère. À tout le moins, et toujours avec humanité et encouragements, il s’efforce de leur donner accès aux besoins fondamentaux : un toit, la possibilité de travailler et de manger. Facebook semble déjà si loin.