
Après l’amour
Les applications ouvrent à une variété de possibles qui déborde largement les discours sur la sexualité qui les corsètent souvent.
Alors que tout le monde en parle, nous ne faisons sans doute qu’entrevoir la révolution amorcée par les applications de rencontre, après les premiers sites des années 1990. Les commentaires sont volontiers élogieux et, alors que la vie sociale se contracte en temps d’épidémie, souvent curieux de la rencontre en ligne. Il y eut un temps où Tinder et autres applications suscitaient des débats vifs et une légère désapprobation – parfois une panique morale, largement exagérée, mais aussi des critiques plus fines de la perte d’authenticité, du consumérisme, des biais dans la sélection des profils, de la reproduction des inégalités ou du sexisme latent. Il en reste une dévalorisation souvent entendue, du type « je suis sur Tinder, mais quand même… » ou de la blague que l’on retrouve dans nombre de profils : « on dira qu’on s’est rencontré à la bibliothèque ».
Ce dont ces regards manquent bien souvent, c’est d’une expérience véritable du médium numérique de la rencontre, qui permette d’en chercher le sens sans condamnation ni fantasme. Qui sonde la révolution qu’elle augure dans les relations, par-delà les formes connues que les « applis » peuvent reprendre ? Le médium technique des applis ne fait que canaliser, au mieux accélérer, des transformations sociales qui lui préexistent. On ne saura jamais vraiment si la rencontre en ligne transforme la rencontre ou si le numérique emporte les ultimes secousses d’une révolution sexuelle en train de s’achever, voire de redémarrer un cycle.
Mais l’illusion d’une détermination technique demeure dans les représentations, associé à une focale sur les formes de l’amour. Ainsi de Her (2013) de Spike Jonze, qui montre brillamment un futur proche et lisse, dans lequel un employé de bureau tombe amoureux d’une intelligence artificielle. Ou de The Lobster (2015) de Yórgos Lánthimos, autre cas limite d’un société dystopique où l’injonction à trouver un conjoint mène les célibataires dans un hôtel, au risque d’être changé en animal. Dans les deux cas, on trouve la quête éperdue de l’amour et le dévoiement extrême, irréaliste, du virtuel.
L’avenir du sexe
Le modèle auquel les applications sont sans cesse confrontées, pour raconter ce qu’elles en font ou comment elles le détruisent, c’est le couple amoureux ou l’idéal romantique. Au mieux, deux personnes se découvrent par écran interposé, se choisissent et s’aiment, fin de l’histoire. La force de ce modèle explique sans doute beaucoup des hésitations face aux applications. Ainsi la journaliste Emily Witt, lorsqu’elle expérimente plusieurs formes de rapports sentimentaux et sexuels dont celui-ci, éprouve d’abord la curiosité d’un choix infini, ensuite une apathie de recruteuse sans frisson1. Sans doute parce qu’elle cherchait l’amour unique, exclusif et monogame, éminemment romantique, qu’édulcore la profusion.
Les applications retiennent majoritairement cette conception de la rencontre. Mais elles ont aussi été le réceptacle d’autres formes de relations qui, sans être nouvelles non plus, sont modifiées par ces logiciels qui font se croiser des images et de brèves biographies. Ce que chacun choisit peut, une fois les deux profils réciproquement « likés », donner lieu à une pluralité de modalités relationnelles. Le sexe direct, immédiat, ce que l’on appelle le « plan cul » ou le « plan d’un soir », est (trop) souvent associé aux applications de rencontre, même si c’en est un usage important. La condamnation morale qui s’ensuit parfois n’est qu’un reste de la résistance à la révolution sexuelle qui s’est épanouie depuis les années 1970. Il n’y a pourtant plus trop de doute, en Occident, que l’on peut coucher avec quelqu’un sans demander de comptes à la société, user d’un corps qui nous appartient, avec d’autres qui, comme nous, consentent à l’utiliser ainsi.
En ce sens, avoir accès à de multiples partenaires potentiels reviendrait à affiner son choix autant qu’à perfectionner ses qualités affectives et sexuelles, bien loin du schéma de l’amour à vie. C’est la psychologie légèrement New Age que prônait en 1997 un ouvrage fondateur, appelant à la consécration de la « salope éthique » : le plaisir comme principe premier d’une éthique renouvelée du consentement et de l’honnêteté, contre les déceptions, la tromperie et la jalousie2.
L’ailleurs proche
Mais l’expérience de l’amitié sur Tinder est courante, et souvent occultée par ceux qui ne trouvent que ce qu’ils veulent bien voir, de l’amour (la beauté) ou du sexe (l’excitation). Au cours d’une simple discussion virtuelle, d’une sortie au cinéma, d’une balade à la campagne, on peut échanger quelques banalités au soir d’une journée de labeur, ou mener un débat politique tambour battant, et toujours créer des liens d’un genre bien différent de ceux permis par les lieux que l’on fréquente. Car ce que les applications apportent, encore plus que Facebook au début des années 2010, c’est la possibilité de la rencontre fortuite avec une personne que l’on ne côtoie pas dans son cercle immédiat. C’est une projection hors de son monde social, sans toutefois le quitter tout à fait car, d’une part, les algorithmes présentent des profils statistiquement proches de ceux qu’on aime bien et, d’autre part, on est amené à choisir ce qui attire chacun habituellement.
Cette tension de l’ailleurs proche est le propre de l’application de rencontre, avec une perte de la spontanéité (on cherche quelque chose) qui fait aller plus vite le rapprochement ou l’éloignement. Combien d’emballements pour une personnalité, de discussions charmantes et, rapidement, une rencontre… pour connaître ensuite la déception et, aussi vivement, l’oubli et une nouvelle découverte. On explore à chaque fois des cercles concentriques autour de soi, à peine au-delà du quotidien du travail ou des amis, en zappant les profils dans les quartiers ou les villes que l’on fréquente, tombant sur des personnes qui, sans être d’un milieu radicalement différent, font des choses un peu différentes, donnent de l’air, ou bien font découvrir le nouveau lieu que l’on visite, en particulier à l’étranger.
Aussi, l’imaginaire de la performance joue à plein : il faut se présenter pour plaire, ce qui n’est pas foncièrement différent de la vie hors des applis et sur les réseaux sociaux en général. Pensons à Instagram, où la mosaïque d’images devient une image de sa vie : le profil Tinder est une projection vers les autres inconnus, parmi la multitude. C’est une compétition intense, qui exclue ou angoisse facilement, prenant la forme d’une injonction au perfectionnement de soi. Cette dernière va bien au-delà de l’apparence physique souvent décriée : derrière quelques images et les mises en situation possibles, ainsi qu’une biographie à la forme libre sur la plupart des applis, il y a tout une manière de s’exprimer, un style, une personnalité qui transparaît – un positionnement socio-culturel forcément. On reconnaît aisément l’ouvrier, l’architecte ou l’étudiant aux manières de se présenter, du selfie avec filtre à la photo prise dans l’instant d’un groupe d’amis joyeux.
Focalisée sur les relations affectives, Eva Illouz y a vu une dérégulation du marché de la valeur sexuelle par rapport à la norme matrimoniale traditionnelle, à la faveur d’un individualisme forcené et d’une concurrence douloureuse, extension de la logique consumériste à l’amour3. La sociologue Marie Bergström conteste cette vision à l’issue d’une large enquête empirique : certes, une privatisation a lieu qui constitue un secteur économique nouveau, mais les rencontres elles-mêmes, loin d’une marchandisation, font l’objet d’une tout autre forme de privatisation, en se situant hors des cercles sociaux qui opèrent habituellement un contrôle, du lieu de travail au groupe d’amis, dans un nouvel espace intime4. Pas de changement radical, donc, et une pluralité d’usages qui fait des rencontres sur smartphone une réalité difficile à saisir. C’est cette pluralité qu’il faut interroger.
L’ouverture des possibles
Il y a sans doute plus dans l’expérience de l’application, qui déborde les discours sur la sexualité et la famille, voire les rencontres en ligne en général. Car il ne s’agit plus de sites internet reproduisant des petites annonces : un logiciel inscrit dans un smartphone (rarement accessible sur un autre support) reprend le geste ludique des écrans tactile ; il faut souvent faire glisser (swipe) les profils vers la gauche (oubli) ou la droite (like), pour espérer qu’un mouvement similaire amène à un match. C’est la recette de Tinder, reprise par presque tous les concurrents – une multitude d’applications qui font varier les critères de rencontre ou se spécialisent, sans atteindre la popularité du modèle.
Ce sont des dizaines, des centaines, des milliers de profils, selon l’intensité du geste, que l’on balaie : autant avec qui l’on peut avoir une chance de discuter par messages, comme tous les réseaux sociaux le permettent. Échange de banalités cordiales, moments d’absurde, longs pavés, « sextos » – mais aussi sollicitations non désirées, vulgarité, provocations, violence verbale ou visuelle : c’est une boîte de Pandore qui renvoie chacun à ses fragilités, pour le meilleur, le pire ou l’ordinaire. Les rencontres physiques qui peuvent se produire à partir de là reproduisent les mêmes possibles, de la promenade à la fête, en passant par les mauvaises expériences : comme ailleurs, être une femme expose à la violence masculine et se déclarer non binaire n’appelle pas toujours la bienveillance. Ou alors, un vécu courant : se faire « ghoster », ne pas savoir pourquoi, s’être emballé et vivre comme une relation rompue en très court, s’en remettre aussi vite avec une autre histoire similaire, enchaîner.
Rien n’est finalement bien différent, et pourtant tout change : c’est la multiplication des possibilités et des pratiques qui fait des applications de rencontre des objets si spécifiques. Les possibles dépassent bien les schémas traditionnels que reproduisent les discours les plus communs, schémas dans lesquels la rareté fait l’exclusivité. Avec les applications, on peut façonner les relations à son souhait, varier dans la quantité qui se présente, voir ses envies évoluer, bref expérimenter le paroxysme de la révolution sexuelle, qui n’est pas qu’une révolution du sexe mais bien, à terme, une transformation des modalités relationnelles, et dépasser le sexe lui-même. Les applications sont le réceptacle de pratiques radicales (la relation libre, le poly-amour5, l’anarchie relationnelle), mais elles sont surtout le lieu d’excitation d’une fluidité qui touche toute forme de rapport à l’autre.
Tinder augure peut-être une reconfiguration des rapports, surtout parce que son public est jeune, et achève la déconstruction des schémas que la fin du siècle dernier avait commencé à interroger. Après une « parenthèse désenchantée » inquiète, où la prise de conscience des oppressions et de l’objectivation a tué tout idéal émancipateur6, un nouveau rapport à la sexualité s’invente en ligne. Les applications ne sont peut-être une fin de l’amour que pour ceux qui ont vécu l’avant et peuvent le regretter. Pour les autres, qui commencent leur vie sexuelle et affective avec les applications, c’est une véritable construction, où la sexualité n’est qu’un possible, sans parler du couple ou de la famille. Ainsi Richard Mémeteau, dans une étude très informée, rejette l’imaginaire du désenchantement et reproche au discours intellectuel dominant d’oublier l’aspect trivial du sexe, trahissant une préférence anachronique pour le romantisme matrimonial, quand bien même celui-ci n’était particulièrement égalitaire ou émancipateur, ni tout à fait pur7. Il propose d’inverser la perspective et de considérer que le sexe est aussi devenu une modalité affective première, un vécu intime qui marque l’amitié et façonne le groupe, peu importe l’amour ou le perfectionnement de soi. C’est la possession qui quitte alors le paysage amoureux.
Il faut poursuivre l’inversion plus avant. Si les pratiques des « salopes éthiques » restent minoritaires, même concentrées en ligne, les plus jeunes abordent peut-être les relations d’une manière qui rejette les cadres imposés, entre le sexe pur et le couple exclusif et monogame. Mais surtout les applications ouvrent à une variété de possibles qui déborde largement les discours sur la sexualité qui les corsètent souvent. Pour le meilleur et pour le pire, et au risque d’essentialiser, on voit peut-être grandir une génération condamnée à l’incertitude et à la fluidité des rapports sociaux, mobile et rétive à l’engagement, sans renier l’affectif bien sûr et cherchant justement d’autant plus l’intime dans la rudesse du moment. Le sexe, le sentiment ou le modèle familial, l’amitié ou l’échange de quelques mots sans lendemain importent sans doute moins à une génération angoissée que le jeu transgressif du swipe, sous la lumière blafarde du métro ou dans l’obscurité du lit.
- 1. Emily Witt, Future Sex, trad. par Marie Chabin, Paris, Seuil, 2017.
- 2. Dossie Easton et Catherine A. Liszt, The Ethical Slut: A Guide to Infinite Sexual Possibilities, Emeryville (CA), Greenery Press, 1997.
- 3. Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, trad. par Frédéric Joly, Paris, Seuil, 2006. Voir aussi Eva Illouz, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, trad. par Sophie Renaut, Paris, Seuil, 2020.
- 4. Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, Paris, La Découverte, 2019.
- 5. Qui peut reproduire à plusieurs une grammaire très stricte de la relation sentimentale: voir, par exemple, le célèbre manuel de Franklin Veaux et Janet Hardy, More Than Two: A Practical Guide to Ethical Polyamory, Portland (OR), Thorntree Press, 2014.
- 6. Collectif, « La parenthèse désenchantée », dans le dossier « Le sexe après sa révolution », Esprit, juillet-août 2017.
- 7. Richard Mémeteau, Sex Friends. Comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’ère romantique, Paris, La Découverte, 2019. Comme le note Marie Bergström, « les thèses d’une marchandisation, d’une banalisation du sexe ou de la fin de l’engagement peinent à rendre compte des pratiques effectives. C’est que, lorsque l’on se penche sur un phénomène nouveau, le risque est grand de créer par le même mouvement un passé mythique, comme celui d’une époque où l’amour aurait été authentique, entier et désintéressé » (Les nouvelles lois de l’amour, op. cit., p. 11-12).