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L'art de gouverner en Islam. Entretien

août/sept. 2014

#Divers

Comment l’islam a-t-il pensé le pouvoir et le gouvernement ? Les auteurs des Miroirs des princes, les philosophes comme al-Fârâbî et Ibn Khaldûn et les juristes n’envisagent pas la question de la même manière, et fondent une pensée complexe de l’art de gouverner, qui ne repose pas sur une identité « islamique » préétablie, mais dialogue sans cesse avec le théologique.

Esprit – Makram Abbès, vous êtes l’auteur d’Islam et politique à l’âge classique, ouvrage qui avait beaucoup attiré l’attention au moment de sa parution. Il traite d’un certain nombre de thèmes politiques liés à l’art de gouverner, à la question de la guerre et de la paix ; mais son originalité est de mettre en avant trois genres textuels spécifiques : les Miroirs des princes, tradition méconnue chez nous mais qui ne devrait pas surprendre un lecteur de Machiavel, les textes juridiques et la philosophie politique, dont les figures importantes sont Fârâbî et Ibn Khaldûn. Quel était le point de départ de ce projet ?

Makram Abbès – Mon objectif dans ce livre était d’explorer les rationalités gouvernementales nées à l’âge classique d’Islam (viie-xve siècle) et j’ai tenté d’étudier le politique en me démarquant d’abord des thèses qui l’abordent à travers le prisme du religieux, et en m’écartant, ensuite, d’une analyse centrée sur les formes juridiques ou institutionnelles ayant produit des États connus sous le nom de califat, d’émirat ou de sultanat. En tournant le dos à ces deux manières de procéder, j’ai plutôt essayé, à travers l’étude de la transversalité ou de la spécificité des pratiques gouvernementales, de découvrir les référents à partir desquels se détermine l’approche d’un juriste comme al-Ghazâlî (xie-xiie siècle), d’un auteur de Miroirs des princes comme Ibn al-Muqaffa‘ (viiie siècle), ou d’un philosophe comme al-Fârâbî (xe siècle). Ce décentrement par rapport aux approches dominantes m’a permis de me concentrer sur les manières effectives dont on a pu penser à la fois le pouvoir et le gouvernement.

Il existe en la matière une pluralité de traditions dont on ne peut ignorer la spécificité. Un grand penseur du politique comme Machiavel ne procède pas, dans ses travaux, en tant que juriste soucieux d’établir des normes abstraites ou des règles constitutionnelles, ni en tant que philosophe qui spécule sur la politique à partir des idées de bien ou de bonheur. Son approche s’inscrit dans la tradition héritière des Miroirs des princes, qui se réfère principalement à l’histoire des grands souverains, fondateurs d’États ou d’Empires. La question de l’éthique du prince, de sa conduite, est centrale dans ce genre textuel, alors qu’elle passe au second plan dans une approche juridique et institutionnelle. Mon objectif était alors de voir dans quels domaines ces traditions textuelles puisent leurs principes et à partir de quels présupposés théoriques se mettent en place les paradigmes permettant de penser le politique dans chacune d’entre elles. La conclusion de ce livre a montré que les auteurs des Miroirs des princes s’appuient sur l’histoire politique des grands souverains afin d’extraire les maximes de gouvernement, là où les philosophes prétendent construire un discours scientifique et démonstratif en politique, s’appuyant en cela sur les modèles d’autres sciences comme la métaphysique, la biologie ou la noétique, et qu’enfin les juristes sont travaillés par l’opposition entre la norme et l’exception qui est si caractéristique de l’approche universelle des spécialistes du droit. Dans chaque tradition, la pensée politique a un référent dont elle procède et un modèle qu’elle cherche à suivre aussi bien au niveau des principes que sur le plan des effets produits par la théorie.

Les Miroirs des princes ou l’art de gouverner

Concernant les Miroirs des princes, ils sont un genre textuel particulier. Quelle est leur spécificité par rapport à la manière dont on a pensé le politique en Occident à cette époque ? Par quel biais abordent-ils ce sujet ?

Les Miroirs des princes font partie d’une littérature non théologique qui s’est développée dès le début de l’islam. Après l’événement fondamental de la Grande Discorde (milieu du viie siècle) ayant engendré une guerre civile et conduit à la prise du pouvoir par les Omeyyades, les musulmans se sont trouvés face à une configuration politique inédite, où ils devaient apprendre à gouverner un monde très vaste, récemment conquis. Or, spontanément, ils ont commencé à se tourner vers les vaincus, les Perses et les Byzantins, qui possédaient de grandes traditions politiques et impériales. Pratiquement un siècle avant le début du grand mouvement de traduction des textes scientifiques et philosophiques en arabe, on a traduit vers le viiie siècle une littérature politique d’origine étrangère qui sera intégrée dans le fonds islamique et même antéislamique pour constituer la base des futurs traités de gouvernement. Cela montre que les premiers musulmans n’avaient pas le phantasme d’une politique « islamique » déjà disponible dans les textes sacrés. Au contraire, ils ne percevaient pas les textes sacrés comme des manuels de gouvernement ou des corpus formant des doctrines politiques, comme le prétendent les penseurs de l’islamisme à l’heure actuelle en brandissant le slogan : « Le Coran est notre constitution. » Les savoirs qui seront qualifiés a posteriori d’« islamiques » sont en réalité le produit d’une ouverture sur l’universel et d’une intégration rapide des travaux des Anciens en matière d’administration, de gouvernement ou de réflexion sur la souveraineté. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’originalité ou de marques spécifiques dans les nouvelles élaborations, mais que celles-ci sont le résultat d’une extraordinaire assimilation des sciences antiques, et non pas d’une position initiale de rejet prise au nom d’une certaine « identité » déjà constituée au moment de la fondation de l’islam au viie siècle.

Trois textes majeurs seront traduits. Tout d’abord les Lettres d’Aristote à Alexandre, du Pseudo-Aristote. On attribue ces réflexions à Aristote car il était considéré comme le modèle parfait de la pensée, mais cet ouvrage a probablement été élaboré en Perse au cours de l’époque hellénistique. De plus, les Arabes ne connaissaient pas la Politique, si bien que l’Éthique à Nicomaque était le seul texte proprement politique d’Aristote dont ils disposaient. Les Lettres d’Aristote à Alexandre vont nourrir la tradition des Miroirs des princes ou des traités de gouvernement, d’abord par leurs maximes et réflexions sur la guerre et la paix, ensuite par l’élucidation du lien entre le savoir (incarné par la figure d’Aristote) et le pouvoir (représenté par Alexandre le Grand), enfin à propos de l’éthique du prince et de la construction d’un modèle parfait de la souveraineté. Le deuxième texte qui a fortement contribué à la constitution de ces traités de bon gouvernement est Kalîla et Dimna, fables d’origine indienne du philosophe Bidpaï. Cet ouvrage expose une certaine vision de ce que doivent être les relations entre savoir et pouvoir. Comme le texte précédent, le savoir est incarné par le philosophe qui doit éduquer le prince et lui expliquer quels sont les devoirs d’un chef de l’État. On doit à ce texte une forte réflexion sur l’éthique de cour, et une bonne conceptualisation du thème de gouvernement de soi en tant que fondement du gouvernement des autres. Ces fables ont beaucoup circulé dans la tradition arabe et elles ont été traduites en latin ainsi que dans d’autres langues pendant le Moyen Âge. Le troisième texte est le Testament d’Ardashîr, roi perse du iiie siècle dont l’action fut déterminante sur le plan politique puisqu’il a unifié la Perse en fondant l’Empire sassanide. Après les conquêtes d’Alexandre, l’empire perse était disloqué, et l’on était dans un contexte de fragmentation politique. Plusieurs royaumes coexistaient, gouvernés par des princes et seigneurs locaux, et Ardashîr a unifié le royaume sous une seule autorité, en neutralisant les dissensions et en centralisant le commandement. En plus des maximes portant sur la guerre, la division politique ou le rapport gouvernants/gouvernés, le point fort du texte concerne la question de la religion : Ardashîr a été le contemporain de la prédication de Mani, fondateur du manichéisme à partir du mazdéisme et d’autres emprunts à des religions comme le christianisme. Le Testament d’Ardashîr s’en fait l’écho, notamment dans les réflexions sur la place du religieux dans l’empire, et à propos de la nécessité, pour un pouvoir souverain, de contenir l’influence des clercs et de ceux qui parlent au nom de la religion. L’enseignement majeur du Testament d’Ardashîr est qu’il ne faut pas que le pouvoir politique cède la place à des acteurs religieux car, tôt ou tard, ils finiront par l’engloutir.

Cette thèse de la subordination de la religion au politique, la retrouve-t-on dans les autres textes qui ont inspiré les Miroirs arabes ?

Oui, on peut la lire dans des textes qui réfléchissent sur le statut de la religion au sein de la cité, comme le Livre de la religion d’al-Fârâbî, qui subordonne la religion à la philosophie et donc à la politique puisque le chef politique doit être un philosophe, conformément à la figure platonicienne du roi-philosophe. Mais c’est surtout dans la tradition historico-littéraire des Miroirs des princes que s’est forgée la question de l’autonomisation du politique en Islam, même si la religion – conçue en tant qu’ensemble de valeurs morales ou de traditions sociales – y est décrite comme le fondement du meilleur pouvoir. Cette autonomisation a profité d’une culture anthropologique qui traverse plusieurs textes, notamment Kalîla et Dimna qui s’intéresse surtout à l’analyse des passions, comme par exemple l’envie qui peut animer un courtisan, l’égoïsme, l’ingratitude, l’ambition démesurée, l’agressivité, et c’est sur fond de réflexion sur les passions qui animent l’homme que sont édifiées les analyses portant sur la violence, la guerre et la paix, la justice et plus généralement le gouvernement de soi et des autres. Quant aux Lettres d’Aristote à Alexandre, le livre nous installe d’emblée dans cette autonomie de la politique vis-à-vis de la religion, dans la mesure où la science politique s’y présente comme le produit d’un tandem entre le sage et le prince. Le texte lie les conquêtes d’Alexandre aux maximes politiques énoncées par Aristote ; ce dernier est présenté à la fois comme son maître et son conseiller ou ministre ; on lui attribue donc un rôle politique majeur de conceptualisation et d’édification de la politique du prince. Mais il y a lieu ici de préciser un point fondamental, à savoir la différenciation entre la tâche de gouverner et celle de régner.

Contrairement au modèle platonicien où la souveraineté politique et la philosophie sont liées à travers la figure du roi-philosophe, la tradition des Miroirs sépare les deux compétences, celle de régner et celle de gouverner. La compétence des princes est de conquérir des territoires, de détruire leurs ennemis par la force ou par la ruse (dans la tradition orientale, Alexandre est un grand prince rusé), mais la conquête ne suffit pas pour définir l’art politique. Celui-ci a besoin de savoirs de gouvernement qui relèvent de la compétence du sage ou du philosophe. Cette compétence philosophique se confond avec la phronèsis aristotélicienne et elle est fortement ancrée dans la tradition arabe des arts de gouverner. L’homme qui est globalement habilité à exercer cette tâche est celui qui a longuement médité les expériences des nations, réfléchi sur la situation de son pays, acquis suffisamment de sagesse pratique pour être disposé à bien gouverner. C’est ainsi que se présente Aristote dans ces Lettres, et c’est cette figure-là qui va déterminer la formation et le choix des différents ministres ou secrétaires de l’administration abbasside pendant plusieurs siècles. Contrairement aux clichés véhiculés dans l’image du despotisme oriental, le meilleur prince selon ces textes est celui qui délègue le vrai pouvoir (c’est-à-dire l’administration de l’État et non pas les possessions territoriales ou les attributs de souveraineté) aux détenteurs des savoirs de gouvernement et aux gens capables de bien gouverner. C’est grâce à leurs compétences qu’on atteint les finalités suprêmes de l’art de gouverner : assurer la prospérité du pays, faire régner la justice, appliquer la Loi, sauvegarder les intérêts de la population, etc. Il y a bien la conscience de l’insuffisance d’un pouvoir dont la finalité serait purement tautologique, c’est-à-dire centrée sur l’accroissement territorial ou la pure domination.

Le nom « Miroirs des princes » est celui qu’on donnait à des textes semblables dans la tradition occidentale, qui les appelait Specula (par exemple Specula principum ou Speculum regis), car ils étaient censés offrir au roi un idéal de justice et de bonté qui devait correspondre à son image. Le livre doit donc refléter les traits du bon gouvernant et aider le prince à se conformer à son image, à prendre conscience de la nature éminente de son office. Mais le prince peut lui-même devenir le miroir vivant dans lequel se reflètent ces vertus.

Bien que l’image du miroir soit parfois présente dans les textes arabes, à titre métaphorique, l’appellation du genre est différente car l’expression exacte est âdâb-sultâniyya ou âdâb-al-mulûk, ce qui signifie les règles de la conduite du pouvoir politique ou des rois. Ces règles de conduite font partie des belles-lettres (adab), censées former l’adîb, qui est l’équivalent de l’honnête homme du xviie siècle. Ces traités politiques visent à la formation du prince, mais aussi des secrétaires, des juges, des conseillers, des ministres, et plus généralement de tous ceux qui s’occupent des affaires de gouvernement. Ils font partie des savoirs universels que doit acquérir un membre de l’élite sociale. Mais la masse aussi accédait à ces textes, qui se diffusaient beaucoup plus que des textes spécialisés comme ceux qui portent sur la métaphysique, l’optique ou les mathématiques. Même les textes politiques comme ceux de Fârâbî ont moins circulé, nous semble-t-il, que les textes des Miroirs, dans la mesure où ces derniers s’appuient sur l’histoire des souverains et des États, les maximes, les proverbes, les poésies sentencieuses, les dits des sages et des prophètes. Leur matière est donc plus accessible que les traités à prétention scientifique qui envisagent la politique en liaison avec la théorie de l’âme, la cosmologie ou la métaphysique.

En quoi consistent les Miroirs des princes de la tradition européenne ?

D’après les Arts de gouverner de Michel Senellart1, qui est le livre de référence en la matière, les Miroirs existent dans la tradition européenne depuis le haut Moyen Âge, notamment en Europe du Nord, et ils se développent considérablement jusqu’au xvie siècle avec le Miroir politique de Guillaume de La Perrière ou les Politiques de Juste Lipse. Un peu avant, il y avait des traités importants comme le Policraticus de Jean de Salisbury (xiie siècle) ou Du régime princier de Gilles de Rome. Saint Thomas est lui-même auteur de De Regno, qui est composé dans l’esprit de la tradition des Miroirs, et le Prince de Machiavel n’est qu’un faux Miroir puisqu’il profite de cette longue réflexion portant sur les arts de gouverner, tout en déplaçant l’accent sur la question de la conquête de la souveraineté et de sa conservation, ce qui prépare les traités sur la raison d’État avec Botero ou Naudé au xviie siècle. D’une manière générale, la tradition arabe se développe pendant la même période avec de nombreux recoupements puisque, en Orient comme en Occident, les textes s’inspirent du fonds antique gréco-romain, biblique, et proche-oriental. On trouve des deux côtés une récupération de l’image du pasteur et de la technique du pastorat par exemple, thématiques que Michel Foucault a longuement analysées dans le cadre de son étude de la gouvernementalité.

Ce qui caractérise les Miroirs arabes par rapport à leurs homologues occidentaux du Moyen Âge, c’est d’abord la présence du thème de la guerre, dont le traitement est rattaché au maintien et à la conservation de l’État. Dans la tradition des Miroirs occidentaux et jusqu’à Machiavel, la guerre n’est pas traitée en tant que vertu du prince parfait car pour le christianisme des premiers siècles, elle incarnait le péché originel, le mal, l’avidité et la cupidité de l’homme. Les premiers chrétiens avaient ainsi refusé d’être enrôlés dans l’armée romaine. Cela change au cours des invasions barbares : saint Augustin notamment estime qu’il existe un droit de se défendre face aux assaillants ; c’est là que s’élaborent les fondements de la théorie de la guerre juste. Mais la guerre reste absente pratiquement jusqu’à Machiavel, à l’exception de quelques rares traités comme celui de Gilles de Rome, alors que dans la tradition arabe, elle est immédiatement rattachée à la réflexion globale sur la politique et intégrée même dans la description des rationalités qu’elle déploie, en liaison notamment avec le thème de la ruse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons une littérature qui élabore un autre type de pensée de la guerre que celui que nous connaissons habituellement quand on parle de la guerre en Islam. Ici, c’est moins la littérature sacrée, la théologie ou le droit qui sont convoqués que l’éthique du prince et les règles suivies par les grands souverains lors de la fondation de leurs États. On peut dire que les Miroirs arabes élaborent très tôt un modèle qui n’est pas soumis à la thématique de la guerre sainte, puisque l’ennemi du prince est d’abord son rival.

La deuxième différence concerne la thématisation des vertus qui occupent une place prépondérante dans les Miroirs occidentaux, et sont décrites à travers un prisme religieux et spirituel, en particulier dans les premiers traités. Cet aspect-là, fortement centré sur la parénétique, est dépassé dans les Miroirs arabes par l’élaboration systématique d’une éthique totalement pensée sous l’angle du métier du prince ou de l’homme d’État, même si les recoupements avec l’éthique individuelle ou universelle restent très nombreux. Bien que les Miroirs arabes commencent à émerger à partir du viiie siècle, leur esprit se rapproche plutôt de leurs homologues occidentaux élaborés à la fin du Moyen Âge occidental et au début de la Renaissance, car ils sont centrés sur les vertus politiques du prince plus que sur ses vertus religieuses. Nous sommes moins dans la morale que dans l’éthique, puisque celle-ci concerne des règles de conduite tout à fait immanentes, alors que la morale a besoin d’une caution extérieure, d’un élément transcendant, qui peut émaner d’un impératif catégorique comme l’impératif kantien ou de la religion, et implique in fine une rétribution par une punition ou une récompense dans l’au-delà. L’éthique est un élément que l’on retrouve dans le Prince de Machiavel, qui est un faux Miroir, car il élabore une éthique non religieuse, et à contre-courant de l’humanisme de l’époque. Or certains préceptes des Miroirs arabes (l’usage de la force et de la ruse, la capacité à se montrer dur et cruel quand cela est nécessaire) sont très présents dans les textes dès le viiie siècle, ce qui montre que les qualités politiques sont, très tôt, pensées en liaison avec le métier de l’homme d’État et la spécificité de son rôle.

Ces Miroirs sont-ils encore lus aujourd’hui par les élites politiques ou religieuses ?

À l’époque moderne, beaucoup de textes écrits en arabe ont été récupérés et certains d’entre eux ont fait l’objet de traductions en turc ou en persan, mais il y a peu de productions nouvelles après le xvie siècle. Le genre se fige mais survit dans sa forme archaïque jusqu’au début du xxe siècle. Pour quelques textes, la tradition arrive à s’adapter à la forme moderne des traités politiques en intégrant, au xixe siècle par exemple, les enseignements des Lumières ou les réflexions modernes sur l’État, la nation et l’administration. Après la chute de l’Empire ottoman, les Miroirs sont de nouveau perdus de vue, pour être retrouvés grâce au travail d’édition dont ils font l’objet au cours de la seconde moitié du xxe siècle. Il en existe encore beaucoup sous forme de manuscrits non encore édités dans les différentes bibliothèques, en Orient ou même en Europe.

Toutefois, la réception arabe de ces textes fut très négative et ce, de manière problématique. Les chercheurs arabes contemporains les considèrent comme des réflexions politiques émanant d’intellectuels organiques avant la lettre, proches du pouvoir, et visant à légitimer les règnes despotiques et injustes. En plaquant sur eux les problématiques modernes de provenance occidentale portant sur la critique de la domination et des rationalités qui l’ont sous-tendue, plusieurs penseurs, comme le philosophe marocain Mohamed Abed Al Jabri, qui est l’une des grandes figures de la pensée arabe contemporaine, en ont fait la source du mal politique arabe à l’heure actuelle.

J’ai essayé dans mon ouvrage de contextualiser cette interprétation pour montrer qu’elle n’était pas justifiée, et que les arguments avancés doivent être au moins nuancés, car il ne faut pas tomber dans les anachronismes en surchargeant ces textes des soucis politiques du monde contemporain. S’ils défendent une forme d’absolutisme politique, c’est-à-dire une conception selon laquelle la souveraineté ne doit pas être divisée et les lois peuvent être dérogées au nom de la conservation du pouvoir ou de l’intérêt général, il faut savoir qu’ils ne sont pas tournés pour autant vers la défense du despotisme ou de la tyrannie. Ce serait même un contresens de ne pas faire attention à cette différence capitale entre conception absolutiste ou tyrannique du pouvoir. Le paradigme de l’absolutisme a également déterminé le développement de nombreuses philosophies politiques comme celle de Hobbes. D’une manière générale, le jugement négatif sur le contenu des Miroirs se fait à partir des conceptions modernes de l’État de droit ou de la pensée des auteurs des Lumières comme Rousseau qui ont combattu l’absolutisme et tenté de fonder le droit politique sur de nouveaux principes.

La tradition juridique et ses liens avec la théologie

En dehors même de la pensée philosophique, il y a une tradition juridique qui traverse la réflexion politique islamique, tradition qui est le deuxième genre textuel sur lequel porte votre travail. Quelle est l’importance de cette tradition ?

La tradition juridique a souvent été la porte par laquelle on accédait à la pensée politique islamique, et c’est tout à fait justifié, puisque le droit a des liens très forts avec la théologie et découle en partie de l’interprétation des textes fondateurs de l’islam. Ces textes sacrés comprennent les sources coraniques (texte et exégèse), les dits du Prophète ou les hadith, mais aussi les pratiques des premiers musulmans, notamment les chefs comme Omar qui ont instauré une sorte de jurisprudence. De fait, la tradition politique portée par le droit s’élabore en grande partie autour de la question de la naissance de l’Islam, qui est tributaire de deux phénomènes majeurs : la conquête territoriale qui se joue dans un affrontement entre les premiers musulmans et les puissances voisines, et la guerre civile, la discorde (Fitna) et le déchirement entre les musulmans eux-mêmes.

Le droit politique n’accède concrètement à l’indépendance par rapport aux autres domaines du droit qu’au début du xie siècle grâce à l’œuvre du juriste irakien al-Mâwardî, les Statuts gouvernementaux, très connue dans la tradition orientaliste depuis le xixe siècle. L’intérêt de cette tradition réside dans le fait qu’elle a théorisé les fonctions du chef, la manière d’accéder au commandement, les offices du gouvernement (vizirat, armée, secrétariat, impôts, tribunaux, censure, etc.) à partir des pratiques effectives des gouvernants. Elle est donc ancrée dans l’histoire de l’Islam et tributaire de l’interprétation des textes où il existe de nombreuses divergences, à l’instar des autres domaines du droit. À mon sens, le plus important, au sein de la tradition du droit politique en Islam, c’est le décalage entre les normes dont le modèle parfait renvoie le plus souvent à la période antérieure à la Discorde (dite des califes « bien guidés »), et les adaptations ultérieures, voire les concessions aux réalités historiques faites au nom de la nécessité politique, de l’intérêt général, ou de la « raison d’État ».

Les problèmes pratiques, et non seulement théologiques, ont donc de l’importance dans le droit musulman ?

Absolument. Les deux tendances, normative et pragmatique, sont effectivement les deux dynamiques intellectuelles fondamentales autour desquelles gravite la tradition juridique musulmane. Certains juristes sont très marqués par les traditions théologiques et s’attachent à la signification religieuse des pratiques dont ils vont tirer des jugements moraux et des normes politiques, alors que d’autres, plus pragmatiques, préfèrent rechercher des solutions effectives qui correspondent aux besoins et aux intérêts des gens ; ils vont s’attacher aux effets du droit sur l’individu, la communauté et l’État.

Ce conflit se double d’une autre dichotomie relevant du parti pris pour les raisonnements juridiques (shafi‘isme) et les opinions personnelles des juristes (hanafisme) ou, au contraire, pour les pratiques anciennes (malikisme) et la lettre du texte sacré (hanbalisme). Au-delà de certains consensus, la plupart des règles sont tiraillées entre ces pôles et reflètent les divergences au niveau des conceptions du droit. Certains juristes continuent de voir les délits ou les crimes comme des péchés, ce qui témoigne de leur forte inscription dans l’horizon de la théologie, alors que d’autres font nettement la distinction entre les deux niveaux. Cela engage la question de la sécularisation du droit et de sa sortie de la gangue religieuse dans laquelle il a été enveloppé lors de sa fondation entre le viie et le viiie siècle. Par exemple, dans le droit de la guerre (le jus in bello), il y a la fameuse question sur le meurtre des civils ou des non-combattants. Toutes les écoles juridiques interdisent le meurtre des femmes et des enfants en guerre, mais elles divergent en ce qui concerne les catégories englobant les manœuvres, les paysans, les moines, les vieillards, les fous et les handicapés. Dans le shafi‘isme, ces personnes doivent être mises à mort parce que le critère de la croyance et de l’incroyance est important dans leur doctrine pour la désignation de l’ennemi, alors que dans le malikisme ou le hanafisme, il est interdit de les tuer parce qu’elles ne participent pas à l’effort guerrier. Le critère se déplace avec eux vers la nature de l’activité concrète exercée par ces catégories : tant qu’elles ne participent pas à la guerre, elles font partie des non-combattants et aucun motif ne peut légitimer leur mise à mort. Notons par ailleurs qu’ici ce n’est pas le Coran qui est la source de la règle impliquant le meurtre de telle ou telle catégorie ou déterminant la distinction entre combattants et non-combattants, mais les récits historiques du début de l’Islam ayant porté sur des cas similaires ou encore le type de raisonnement juridique engagé en cohérence avec les principes globaux de chaque doctrine.

Dans toute l’histoire du droit en Islam, on observe ce tiraillement entre les deux tendances vers la théologisation ou la sécularisation, entendue ici comme désintrication entre les sphères religieuses et le domaine politique, les impératifs mondains et ceux de l’au-delà. Actuellement, c’est la première qui l’emporte malheureusement, et on a sacralisé de nombreuses règles ou pratiques nées dans des contextes historiques précis, ou produites par des penseurs qui ont trouvé des solutions certes intelligentes pour leurs époques, mais dont on a fait un credo à l’heure actuelle, ce qui explique, en partie, la crise du droit dans plusieurs pays musulmans.

Que pensez-vous de l’hypothèse d’Olivier Carré2, selon laquelle dans l’Islam politique l’utopie se trouverait dans le passé, dans le modèle des râshidûn ?

Je suis plutôt d’accord avec cette hypothèse ; le modèle des râshidûn est effectivement une utopie prégnante dans le monde musulman. C’est un modèle intéressant mais aussi dangereux, car une utopie n’est pas forcément créatrice : elle peut avoir, en fonction de la manière dont elle se structure, des effets inhibants, en particulier si elle n’est pas perçue comme telle. Dans ce cas, on n’est ni dans la véritable utopie qui permet de se projeter dans un non-lieu, dans un ailleurs idéalisé, ni dans une représentation politique correspondant à la réalité des sources historiques étudiées de manière critique, objective et débarrassée des passions partisanes. Concrètement, le modèle politique des râshidûn ou des califes dits « bien guidés » correspond à l’image du chef soucieux du bien commun, désireux d’être le serviteur du peuple, exemplaire sur le plan moral et ne cherchant pas forcément à profiter du luxe ou des avantages que procure le pouvoir.

Actuellement, on en a fait un modèle sacré et mythifié fondé sur l’image du chef légaliste appliquant scrupuleusement et aveuglément les articles de la Loi (ce qui est faux et paradoxal, parce que la Loi n’était pas encore formée historiquement), et il y a une autre lecture qu’on peut appeler « moralisante » parce qu’elle lie le bon exercice du gouvernement ou l’excellence en politique au rigorisme moral, voire à l’ascétisme. D’où l’imposition constante et insupportable du discours moral en politique, notamment dans les mouvances islamistes à l’heure actuelle, avec l’idée que cela pourrait résoudre les problèmes de gouvernement ou faire disparaître la corruption, alors que le plus souvent cela ne fait que dégrader davantage la situation. Je suis donc d’accord sur une approche qui démythifie les pratiques du gouvernement en Islam en les ramenant simplement à la politique. Si certains hommes peuvent être érigés en références ou en modèles à suivre, il faut commencer par cerner leurs qualités de l’intérieur même de leurs fonctions, et là on peut voir en eux de bons législateurs, de grands stratèges, des hommes d’une grande intelligence politique ou d’une haute rectitude éthique, sans éprouver le besoin de les rattacher à un horizon théologique ou moral. L’intérêt du livre d’Oliver Carré est qu’il a montré la présence de dynamiques de sécularisation très tôt en Islam. Ces dynamiques correspondent, de fait, à la fin du gouvernement des califes dits « bien guidés » et au passage au pouvoir étatique des Omeyyades dans lequel l’obéissance au pouvoir ne devait pas se faire en fonction de la religiosité du chef, mais en tant que logique immanente à l’État.

Dans une certaine mesure, la convocation de ce modèle des râshidûn est, pour ses adeptes, une manière de contester cette sécularisation, et de rappeler l’idylle d’une fusion entre les fonctions religieuses et les fonctions politiques, autrement dit de rattacher davantage les comportements politiques au modèle prophétique. On a pensé qu’ils étaient des hommes exceptionnels, et que cette exceptionnalité provenait de la religion, et on les a donc érigés en saints. D’ailleurs, on voit bien dans les discours des partisans de ce modèle la volonté de refonder l’islam (comme s’il n’avait jamais existé !), de comparer d’un côté les chefs (djihadistes, leaders de partis islamistes) au Prophète et à ses compagnons et, de l’autre, de ramener leurs actions politiques à l’histoire de la fondation de l’islam. C’est ce que j’ai appelé « théologie de la fondation » dans Islam et politique à l’âge classique.

La tradition des râshidûn s’est constituée à partir d’une remise en cause du pouvoir omeyyade qui a succédé à ces califes et qui a été considéré par certains comme un pouvoir usurpateur parce qu’il a mis en place un système dynastique, contrairement aux « bien guidés », dont aucun n’a placé son fils comme successeur à la tête de l’État. Les Omeyyades, pour stabiliser l’État, ont adopté la configuration étatique prédominante à l’époque chez leurs voisins, c’est-à-dire le gouvernement dynastique. C’était le principal modèle disponible. Cette solution correspondait au courant sunnite naissant qui, en politique, devait admettre l’idée selon laquelle le pouvoir appartient à ceux qui s’en emparent par la force des armes. Leur position était justifiée par les malheurs causés par la Grande Discorde qui avait conduit à la guerre entre les Compagnons du Prophète et donc entre les fondateurs même de l’islam. Pour chasser le spectre du retour de la guerre civile qui est assimilée au Mal absolu, ils ont interdit la rébellion et exigé la soumission au pouvoir de fait, même s’il ne satisfait pas totalement aux exigences hautement normatives de l’idéal du bon gouvernant. Ce sont les défenseurs de la légitimité politique et militaire.

Les deux autres tendances, le shi‘isme et le kharijisme, ont développé, dès le départ, une autre pensée politique, mais ils ont fini, lorsqu’ils ont eu l’occasion de former concrètement des gouvernements, par procéder selon les modèles administratifs élaborés dans le sunnisme. Cependant, dans les credo fondateurs, il y a des différences importantes : pour les shi‘ites, le gouvernement doit être dans la descendance de ‘Alî, autrement dit dans la famille du Prophète (légitimité religieuse ou charismatique), alors que pour les kharijites, le commandement suprême de la communauté doit revenir au meilleur, au plus juste, fût-il un esclave (légitimité morale). Le radicalisme de ces derniers et leurs nombreuses guerres contre les Omeyyades vont les transformer en symbole de l’action révolutionnaire en Islam, et c’est pour cela que l’interdiction de la rébellion dans les traités de droit politique convoque immédiatement le kharijisme en tant qu’exemple historique incarnant la désobéissance au pouvoir central.

Les philosophes de l’Islam classique : Fârâbî, Ibn Khaldûn

La philosophie politique en Islam comprend deux figures majeures que sont Fârâbî et Ibn Khaldûn ; ce dernier donne d’ailleurs lieu à beaucoup de publications3. Pour commencer par Fârâbî, quel est son projet philosophique ?

L’ambition des philosophes de l’Islam classique est de fonder un discours scientifique sur la politique, une ambition partagée tant par Fârâbî que par d’autres philosophes comme Avempace ou Averroès. Ces philosophes vont hériter de la spéculation platonicienne sur le gouvernement juste, présente dans la République, qui, elle, sera traduite en arabe, entièrement ou au moins à partir d’un résumé fait par Galien. En l’absence de la traduction de la Politique d’Aristote, la réflexion politique des philosophes de l’Islam s’est fondée sur l’Éthique à Nicomaque et sur la République ainsi que sur d’autres textes secondaires comme le résumé des Lois de Platon. Par ailleurs, les philosophes de l’Islam pratiquaient aussi les sciences (certains étaient astronomes comme Ibn Tufayl, d’autres musiciens comme Fârâbî, ou médecins comme Averroès). Ce sont des scientifiques qui ont élaboré un discours sur la politique, à une époque où science et philosophie ne faisaient encore qu’un.

Cet aspect se retrouve de manière évidente chez Fârâbî, qu’on a appelé le Second maître parce que c’est un penseur dont la philosophie a eu la prétention, bien avant Kant, de se constituer en système où chaque catégorie et chaque élément sont insérés dans un ensemble global dont les sphères sont bien articulées les unes aux autres. Ses traités les plus achevés sont les Opinions des habitants de la cité vertueuse et le Régime politique, ce dernier texte ayant été considéré par Maïmonide comme la fine fleur de la philosophie, alors qu’il ne fait qu’un peu plus d’une centaine de pages. Les deux textes se recoupent et mettent en place une pensée systématique : ils démarrent par une réflexion métaphysique et cosmologique, que suivent une étude noétique et une spéculation sur la place de l’homme dans l’univers ; la politique est abordée à la fin, et se présente donc comme le couronnement de toutes les autres sciences et l’outil de la réalisation des conclusions certaines auxquelles conduit l’étude des deux premiers volets (métaphysique et noétique). La politique est donc perçue comme la clé de la réalisation de la destinée de l’homme, à savoir le bonheur qui se confond avec l’accomplissement de ce qui est suprêmement humain, c’est-à-dire la partie rationnelle de l’âme humaine.

Ce rationalisme, tributaire d’une vision humaniste et universaliste qui rappelle par bien des aspects l’esprit de la Renaissance européenne, demeure toutefois très influencé par les représentations cosmologiques de l’Antiquité et du Moyen Âge, issues notamment d’Aristote et du néoplatonisme. L’homme participe en effet d’un double régime, celui des êtres célestes (car il dispose de la raison qui le rapproche des intellects célestes, parfaits grâce à leur forme sphérique et à l’éternité de leurs mouvements circulaires) et celui du monde sublunaire soumis au devenir, au changement et à la corruption. Cette construction philosophique, qui s’appuie sur les sciences de l’époque, se retrouve au niveau de la cité, puisque celle-ci a pour modèle à la fois le monde supra-lunaire (la disposition des intellects célestes, et de leurs différentes sphères, toutes rattachées à une cause première qui est Dieu) et le monde sublunaire (à travers l’analogie entre le corps civil et le corps biologique). La cité est hiérarchisée selon le mérite propre aux différentes catégories, et elle est gouvernée par une figure rationnelle, issue du modèle platonicien du roi-philosophe, le but étant de produire l’ordre et la perfection dans cet ensemble politique.

Le paradigme biologique ou organiciste dont on retrouve des développements similaires chez d’autres penseurs politiques comme Rousseau fonctionne très bien car il permet de penser la question du tout, de la finalité du corps politique et de la hiérarchie entre ses parties. Pour Fârâbî, c’est le cœur qui est l’organe hiérarchiquement le plus élevé car il maintient tout le corps en vie, et quand ce dernier tombe malade, c’est lui qui réagit le premier en colmatant les brèches et en faisant guérir les organes. Or le rôle du chef politique est semblable à celui du cœur au sein du corps humain ; il organise les parties de la cité et donne des tâches économiques, intellectuelles, administratives et gouvernementales à accomplir pour chaque partie de la cité.

C’est une pensée de la cité qui s’éloigne de l’orientation pragmatique et positive puisée dans la science historique telle qu’on la trouve dans les Miroirs des princes pour se rapprocher d’un idéal normatif fondé sur les sciences. Les Miroirs se contentent de convoquer les pratiques politiques d’Alexandre le Grand, des rois perses, des Omeyyades ou des Abbassides, pratiques dont on extrait de manière inductive des maximes, des règles de conduite. Les juristes, eux, sont conditionnés par l’opposition entre la norme et l’exception, la légalité et la légitimité. Quant aux philosophes, ils pensent du point de vue de la science, qui assigne à l’homme une fin consistant dans le développement de sa partie rationnelle ; c’est dans cette partie rationnelle que réside l’humanité de l’homme. On retrouve ici une grande leçon d’humanisme, qui s’affirme aussi chez Avempace, Avicenne, Miskawayh ou Averroès ; mais c’est Fârâbî qui, au xe siècle, montre en premier que le roi-philosophe doit se soucier de la félicité de l’âme de ses concitoyens. La cité a donc bien une finalité théologique, mais sans lien avec l’interprétation des textes religieux : elle rejoint des vues plutôt séculières, puisque la fin de l’existence humaine est fixée par les sciences. Pour lui, le salut de l’âme des citoyens est particulièrement important car, sans sa réalisation, les hommes sont voués à la destruction. Le meilleur gouvernement est celui qui met en place les conditions de cette perfection, en s’inspirant à la fois des paradigmes cosmologique et organiciste. On a souvent comparé ces élaborations à l’Utopie de Thomas More, mais Fârâbî, bien que ses textes engagent rarement un dialogue avec le réel et avec les pratiques historiques effectives, n’est pas un utopiste ; son objectif est d’imposer à la politique un modèle inspiré des sciences et répondant aux critères de la certitude démonstrative en la matière.

Quant à la place de l’islam dans son œuvre, on peut dire sans exagérer que Fârâbî est l’un des premiers, à l’échelle de la pensée humaine, à avoir proposé une véritable philosophie de la religion, et non pas une simple philosophie religieuse, car la religion est étudiée dans sa relation avec la philosophie d’un côté et avec la politique de l’autre. Dans le Livre de la religion, et secondairement dans d’autres textes, il s’interroge sur le statut épistémologique et cognitif de la religion, ainsi que sur son rôle social et politique. D’une manière générale, Fârâbî rattache tous les savoirs religieux aux branches de la philosophie, l’objectif étant de donner à cette dernière la précellence sur le plan ontologique et l’antériorité dans l’ordre chronologique, le tout conduisant à accorder à la philosophie un rôle fondateur du point de vue de l’élaboration des savoirs humains. À partir de ce postulat, Fârâbî analyse les fins qui doivent être assignées à la religion sur le plan cognitif, éducatif, éthique et politique. D’où l’instrumentalisation de la logique pour analyser les moyens à appliquer pour éduquer les citoyens au sein de la cité parfaite, et cela se fait selon les arguments auxquels ils sont réceptifs (démonstration, dialectique ou rhétorique).

Concrètement, pour Fârâbî, la religion, dans sa forme normative, contient tous les enseignements dispensés par la philosophie mais elle les délivre sous forme d’images, d’allégories et de représentations sensibles. C’est pour cette raison qu’elle se destine à l’ensemble des gens et qu’elle permet l’instruction du grand nombre, alors que l’apprentissage de la philosophie est réservé à une petite élite. Par exemple, la croyance en Dieu doit s’appuyer chez les philosophes sur un cursus académique, et passer par une étude permettant d’avoir une représentation fondée sur les sciences (physique et astronomie). Comment concevoir l’être de Dieu ? Peut-on différencier en Lui l’essence et les attributs ? Comment Le décrire ? Pour la masse, la compréhension de ces questions, extrêmement subtiles et demandant un long apprentissage sur le plan scientifique, est impossible de cette manière-là. La religion joue donc un rôle important que ne peut assumer la philosophie, car elle s’appuie sur les arguments rhétoriques ou poétiques, par exemple les paraboles et les allégories, qui sont des procédés communs à plusieurs textes religieux mais réalisent le même objectif logique, à savoir la production d’une représentation et d’un assentiment. L’objectif est ici de mettre en place un enseignement qui pourrait garantir l’assentiment des personnes aux bonnes croyances et aux représentations adéquates, parce que la vertu des citoyens ainsi que leur félicité en dépendent.

Tous les principaux aspects de la religion sont ramenés par Fârâbî à la philosophie : le phénomène de la révélation est rattaché à la théorie de l’âme et à la faculté imaginative, la division de la religion en opinions et en actes obéit aux méthodes d’enseignement des croyances et des vertus pratiques dans la cité parfaite, la sagesse prophétique est ramenée à l’art du législateur ou du fondateur des lois, l’altération d’une communauté religieuse vertueuse est pensée à travers la corruption du régime politique parfait, et des mauvaises constitutions qui en naissent.

Cela est donc le cadre global dans lequel Fârâbî insère sa réflexion sur la religion. Il faut noter un autre élément important, à savoir qu’il ne réfléchit pas seulement à l’échelle de la religion musulmane, mais parle de plusieurs communautés religieuses vertueuses. C’est donc, encore une fois, une réflexion universelle sur la religion, de la même manière que les principes de sa théorie politique sont censés être valables pour le genre humain, et non pas seulement pour les Arabes ou pour les musulmans. Chez Fârâbî, philosophie et religion possèdent donc leur place dans la cité idéale, et sont liées dans la mesure où les fins fixées par les enseignements religieux (bonheur terrestre, survie de l’âme, croyances en Dieu, etc.) croisent les principes de la philosophie et de la science et permettent d’éduquer la masse mais par d’autres chemins.

Dans quelle mesure Ibn Khaldûn se différencie-t-il de cette approche ?

La démarche d’Ibn Khaldûn est tellement distincte de celle de Fârâbî qu’on a l’impression parfois qu’ils n’entendent pas la même chose par le terme de « politique ». Mais cette divergence est compréhensible car ils ne travaillent pas de la même façon et ne réfléchissent pas sur des objets identiques. Ce qui est présent chez Ibn Khaldûn, c’est d’abord une pensée de la genèse des mécanismes du pouvoir. Fârâbî n’évoque jamais les processus conduisant un individu à accéder au pouvoir mais part toujours de l’hypothèse de l’arrivée d’un roi-philosophe à la tête de l’État, suite à laquelle le programme de la fondation d’une cité parfaite est exécuté grâce aux compétences gouvernementales du chef. Fârâbî n’évoque ni la lutte pour le pouvoir, ni les conditions permettant à un individu de l’emporter sur ses rivaux. De même, on ne trouve pas chez lui une réflexion concrète sur l’État et sur les institutions politiques. Or ce sont ces points qui occupent l’essentiel de la nouvelle théorie politique qu’Ibn Khaldûn instaure au xive siècle.

Conscient de la nouveauté de son apport, Ibn Khaldûn construit son discours en affichant sa différence par rapport aux spéculations des philosophes sur les cités parfaites. Le contexte dans lequel il a vécu était aussi propice à une telle réflexion car c’était une période postérieure à la disparition du califat, marquée par le recul de l’usage de langue arabe en tant que langue majeure de l’expression des peuples du monde musulman, et aussi par le début de changements géopolitiques importants, car ce sont les Turcs et les Perses qui prennent le relais en tant que nouveaux maîtres de l’Orient, non seulement sur le plan politique, mais aussi au niveau de l’expression littéraire, philosophique ou artistique. Ibn Khaldûn intervient dans un contexte de crise et de fin d’un monde en Islam, marqué par les avancées de la Reconquista en Andalousie, les croisades en Orient, les invasions mongoles et la destruction de Bagdad et du califat en 1258. On parle souvent d’un contexte de crise ou de décadence, mais ce déclin est à relativiser puisque progressivement d’autres pouvoirs sont en train d’émerger. Le centre du pouvoir politique quitte peu à peu les anciennes régions où l’islam était dominant (l’Arabie, l’Irak), et se déplace vers le nord ou l’est (Asie mineure, Iran). On assiste donc à une pluralisation des centres politiques importants : mamelouks en Égypte et en Syrie, safavides en Iran, ottomans en Asie mineure, héritiers de Tamerlan en Inde. C’est donc un contexte politique porteur de grands changements qui se confirmeront un peu plus tard avec la disparition de l’islam en Espagne et l’avancée de l’Empire ottoman en Europe. Il y a aussi des conséquences culturelles, puisque l’islam arabe va céder la place à l’islam turc, perse ou mogol à l’aube de l’âge moderne. L’œuvre d’Ibn Khaldûn clôt donc une période, et il est passionnant de voir que les intellectuels turcs en parlent au xvie siècle parce qu’ils l’ont connue, alors que les Arabes ne la redécouvriront qu’au xixe siècle.

La réflexion d’Ibn Khaldûn est d’abord celle d’un historien : la première partie de son œuvre, intitulée le Livre des exemples, consiste en la Muqaddima ou les Prolégomènes, dans laquelle il expose sa vision d’une science nouvelle qu’il cherche à fonder, à savoir la science des sociétés humaines ou du peuplement humain, raison pour laquelle on pense qu’il est le père de la sociologie. Tout en profitant de l’apport de nombreux penseurs politiques, notamment parmi les auteurs de Miroirs des princes, Ibn Khaldûn brille par sa lecture globale de l’histoire et découvre, d’une part, la logique qui sous-tend la fondation des empires et des dynasties et, d’autre part, la rotation perpétuelle qui existe au niveau du pouvoir entre les deux pôles agropastoral et sédentaire. Sa pensée est par cet aspect plus proche des philosophies de l’histoire que de celle des philosophes classiques de l’Islam comme Fârâbî, Avicenne ou Averroès. D’ailleurs, comme la plupart des auteurs de son époque, Ibn Khaldûn était hostile à la discipline philosophique.

Le niveau politique de cette réflexion, c’est le modèle de la dawla ou de l’État dynastique qui signifie aujourd’hui État tout court. Ibn Khaldûn ne s’intéresse pas aux pratiques de gouvernement, aux modes d’administration d’un État comme dans les Miroirs ; il n’est pas non plus à la recherche du salut ou du télos propre au bon gouvernement. Ce n’est pas non plus une analyse du pouvoir en termes juridiques, de formalisation des règles permettant d’atteindre la cohésion politique de la communauté. Il cherche plutôt les soubassements anthropologiques de l’émergence d’un pouvoir. Comment un homme du commun peut-il devenir chef, accéder au pouvoir, le fonder, le stabiliser et le transmettre en héritage à sa descendance ? Sa pensée se focalise sur les conditions de la genèse du pouvoir qui est, d’après lui, fondamentalement liée aux mécanismes qui propulsent sur le devant de la scène politique certains individus à un moment donné de l’histoire, et selon un schéma qui rappelle le modèle biologique de la sélection naturelle.

L’élément fondamental pour lui est l’esprit de corps (‘asabiyya), qui est comparable à l’esprit partisan ou militant de l’époque contemporaine. Mais cet esprit de corps est ancré dans les passions humaines et dans une lutte qui s’opère entre clans, peuples et tribus. On observe à divers moments de l’Histoire qu’un clan l’a emporté sur les autres, qu’une nation domine le monde, et Ibn Khaldûn le justifie par le fait que ce clan a été à l’origine soudé par les liens de sang, par la force physique du noyau fondateur, laquelle force lui a permis de se rallier les autres clans ou de les défaire lors des confrontations. C’est de cette manière qu’un clan puissant, généralement issu du milieu agropastoral et donc doté des qualités naturelles le prédisposant à faire la guerre et à prendre le pouvoir, se trouve poussé vers les milieux sédentaires où gouvernent des dynasties établies depuis un moment. Celles-ci ont déjà fait le même chemin depuis quelques générations, mais en s’installant dans les villes et en goûtant au luxe que procure le pouvoir, leur fougue guerrière s’est émoussée, et malgré leur capacité à gérer l’héritage reçu des fondateurs, elles finissent par se faire éliminer par d’autres clans dont l’heure de gloire est venue. C’est pour cette raison qu’Ibn Khaldûn divise le règne de l’État dynastique en trois phases dont la répétition constitue le cycle éternel de l’Histoire d’après lui : celle des conquérants, celle des gestionnaires, et celle du déclin et de la mort. Il faut rappeler que ce schéma décrit la construction des pouvoirs au sein du monde musulman, que ce soit à travers des peuples ayant eu l’ambition de fonder des dynasties ou à travers l’arrivée de conquérants de l’extérieur du monde musulman (exemple : les Mongols).

Cette idée nourrit encore des réflexions politiques, des comparaisons par exemple entre les bourgeoisies occidentales, qui ont créé des forces de sécurité endogènes à leur communauté, et les bourgeois sunnites, qui ont fait appel à des forces extérieures ayant ensuite elles-mêmes pris le pouvoir. C’est donc bien l’extérieur qui joue le rôle de menace pour l’État dans la pensée d’Ibn Khaldûn.

Effectivement, le pouvoir politique est chez Ibn Khaldûn nécessairement assailli de l’extérieur par une nouvelle génération de conquérants, et les juristes sunnites qui se considéraient comme les représentants des normes en Islam, les gardiens de ses traditions et les artisans de la cohésion sociale et politique de la communauté ont bien intégré cette réalité. Que ce soit au viie siècle, avec les Omeyyades, lors de l’établissement d’un pouvoir cherchant à obtenir l’obéissance des sujets par la force et à être au-dessus des dissensions politiques et religieuses, ou un peu plus tard, vers les xe et xie siècles, lorsqu’ils assistent à l’arrivée massive de peuples conquérants, les juristes ont compris la nécessité d’une adaptation de la norme parfaite de gouvernement aux contextes historiques concrets.

C’est une réflexion qui a rendu inefficace le droit face aux appétits des princes, mais qui tout en s’insérant dans cette logique de la souveraineté a pu maintenir la cohésion des différentes structures sociales dans le monde musulman. Indépendamment de toute considération religieuse, Ibn Khaldûn va théoriser cette réalité politique fondée sur la guerre ou la conquête au point d’en faire le moteur de l’Histoire, puisque c’est la guerre qui provoque les changements au niveau des États et des Empires, d’abord en tant qu’élément de la contestation du pouvoir par la révolte et la dissidence, ensuite en tant que moyen de le conserver. Les changements historiques sont donc provoqués par des révolutions dynastiques qui caractérisent la structure de la souveraineté à l’époque médiévale, mais dont certains aspects continuent à être à l’œuvre jusqu’à nos jours. Le problème de cette pensée de la souveraineté érigée en loi de l’histoire et du politique est qu’elle aboutit à une forme de déterminisme marquée par une dynamique implacable et systématique de la succession (c’est le sens premier de dawla) entre les différents gouvernements.

Il semble que cette théorie ne puisse fonctionner sans le religieux ; quelle est la place impartie à l’islam dans la vision politique d’Ibn Khaldûn ?

Le religieux n’est pas présent dans la rotation entre les pôles agropastoral et sédentaire proprement dite car cette rotation entre peuples et ethnies du monde est mue par un déterminisme naturel et se fonde donc sur un schéma presque « matérialiste ». Les convictions théologiques d’Ibn Khaldûn l’ont amené à considérer que cette roue de l’histoire émane de lois implantées dans la nature par Dieu et qu’il serait donc arbitraire de les contrer ou de tenter de les modifier. Sans l’esprit de corps, aucun pouvoir ne peut être fondé, ni aucune revendication religieuse protégée et établie. La leçon transformée en théorème par Ibn Khaldûn est que pour gagner une bataille politique, il faut avoir des alliés et se constituer un parti, dont le soutien est nécessaire pour l’emporter sur les adversaires.

Mais la religion trouve sa place à un niveau supérieur et se présente comme le garant ou la caution d’une transcendance morale qui doit être présente pour à la fois affirmer et purifier l’esprit de corps dans la société. La caution de la religion et de la transcendance aide à fonder un gouvernement en adéquation avec les exigences morales de l’islam. La religion intervient donc a posteriori par rapport à la prise du pouvoir. Elle fait en sorte que le pouvoir ne soit pas fondé seulement sur les intérêts égoïstes du chef ou du clan dominant, mais qu’il profite aussi à l’ensemble de la société selon un modèle régi par la loi religieuse et respectueux de ses idéaux. Pour rester dans l’univers des représentations antiques et médiévales, on peut dire que la mission religieuse du chef se nourrit du paradigme du pouvoir pastoral et qu’elle est quasiment confondue avec lui. Là-dessus, Ibn Khaldûn partage l’opinion de nombreux penseurs de l’époque, mais ce qui le distingue des autres, c’est la théorisation – sociologique avant la lettre – des mécanismes présidant à la genèse du pouvoir.

La religion joue aussi un autre rôle aux côtés du pouvoir qui émerge chez un peuple doté d’un esprit de corps puissant. Ce rôle consiste dans la force de contestation qu’elle donne aux dissidents et dans la galvanisation d’une masse réunie autour d’une doctrine unique. Lorsqu’un chef politique possède non seulement des alliés, mais aussi des hommes prêts à mourir pour défendre sa cause ou sa prédication religieuse (da‘wa), il peut être sûr de la victoire, et comme le dit Ardashîr dans son Testament, ébranler les fondements du pouvoir le mieux établi. Ibn Khaldûn cite en particulier l’exemple d’al-Mahdî Ibn Tûmart, fondateur de la dynastie des Almohades, qui va gouverner le Maghreb et l’Andalousie du milieu du xiie siècle jusqu’au milieu du xiiie siècle. Partant d’une prédication du sud du Maroc, où il se constitue un clan, il s’attaque progressivement au centre de la dynastie adverse établie à Marrakech, celle des Almoravides, qu’il accuse de ne pas respecter la Loi et dont il taxe les chefs de dissolution morale. Après des années de combats et de guerres, sa prédication finit par l’emporter et ses fidèles vont abattre la dynastie des Almoravides. On peut dire que, d’après la pensée d’Ibn Khaldûn, la fondation du pouvoir étatique obéit, ontologiquement, à des mécanismes et à des lois implantés dans l’ordre des choses, ainsi que dans la nature humaine, mais la prédication religieuse facilite le travail des dissidents, comme le montre l’exemple d’Ibn Tûmart : elle galvanise les foules, et montre que ce qui est recherché par le chef, ce n’est pas l’intérêt matériel ou les avantages terrestres, mais le bien de toute la nation, voire de l’islam lui-même.

C’est une logique très ancienne que reproduit la pensée islamiste au xxe siècle, qui toutefois n’en est que la caricature car elle ne tient pas compte des changements majeurs survenus dans la conception de la souveraineté depuis des siècles et se contente de répéter une structure archaïque sous prétexte qu’elle est l’incarnation de ce que dit l’islam en la matière. On laisse la dissidence ou la rébellion politique se développer dans une gangue religieuse qui peut prendre la forme d’une redéfinition des dogmes (retrouver le « vrai islam ») ou d’une moralisation de la politique sans qu’il y ait de véritable programme ou même de position claire dans des domaines comme l’économie, la santé, la politique étrangère, etc. Le plus souvent, on se rabat sur des questions de morale et de société (la femme, les peines légales, etc.) en pensant qu’elles offrent la clé de la transformation du réel. Mais le problème est qu’une fois arrivés au pouvoir, les dissidents eux-mêmes se trouvent concurrencés ou évincés par des acteurs brandissant les mêmes principes et affichant le même pseudo-programme, et on tombe de nouveau dans le cycle (si l’État est fondé), ou dans l’anarchie (si les acteurs n’ont pas suffisamment de formation ou de culture politique pour édifier un véritable État). En Somalie par exemple, ce sont les shababs qui, il y a quelques années, sont partis à la conquête du pouvoir pour fonder un gouvernement islamiste, mais, très vite, ils ont vu naître d’autres tendances luttant contre eux et se réclamant de la même ligne idéologique et religieuse.

C’est une dynamique qui conduit à la ruine du politique car elle peut mener à la guerre civile religieuse ou à une désagrégation des structures étatiques, et c’est ce qui fait la différence avec les mouvements de l’époque médiévale décrits et analysés par Ibn Khaldûn. Car au moins, à l’époque, cette conception guerrière de la souveraineté était tempérée par la culture du gouvernement, par l’importance des savoirs d’administration et même par une bonne culture théologique, alors que chez les acteurs politiques actuels, il y a un contexte marqué par la faiblesse de cette culture du gouvernement de soi et des autres, sans parler du sophisme qui veut faire du dogme ou de la doctrine religieuse (notamment dans le cadre du djihad mondialisé) le seul lien permettant d’édifier un État. Celui-ci est donc assailli par ce qui ne relève pas du politique et se trouve ramené à des sphères d’où les rationalités gouvernementales (juridiques, économiques, éthiques, etc.) sont bannies, ne serait-ce que pour des éléments fondamentaux comme la sécurité des biens et des personnes. Il y a donc un travail de sape qui se fait de l’intérieur, et qui est parfois plus puissant que les invasions étrangères.

  • *.

    Professeur à l’Ens de Lyon, spécialiste de la philosophie politique en Islam. Ses travaux de recherche portent notamment sur la pensée de la guerre, les arts de gouverner et les questions de théologie politique. Il est membre de l’Institut universitaire de France depuis 2011 et auteur, entre autres, d’Islam et politique à l’âge classique, Paris, Puf, 2009.

  • 1.

    Michel Senellart, les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Le Seuil, 1995.

  • 2.

    Olivier Carré, l’Islam laïc ou le retour à la Grande Tradition, Paris, Armand Colin, 1993.

  • 3.

    Voir, pour les plus récentes, Hamit Bozarslan, le Luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldûn (Paris, Cnrs Éditions, 2014) et Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent (Paris, Le Seuil, 2014).