La pensée politique islamiste (entretien)
Esprit – Nous aimerions aborder ce durcissement de la pensée politique en Islam au xxe siècle que constitue la pensée islamiste. Comment le comprendre par rapport à la pensée politique de l’Islam classique1 ? Est-il lié à la Nahda, la renaissance arabe ?
Makram Abbès – La pensée islamiste émerge dans le contexte colonial, au cours des années 1930-1950, et se constitue en réaction à la Renaissance arabe (la Nahda), qui, elle, se met en place dès la moitié du xixe siècle et s’étend jusqu’au début du xxe siècle.
Renaissance arabe et pensée islamiste
La Nahda a consisté en un double mouvement : redécouverte du passé islamique d’un côté (on se familiarise avec les grands noms des belles-lettres, de la philosophie, des sciences et de l’histoire, grâce à l’édition des textes qui étaient jetés dans l’oubli pendant plusieurs siècles) et ouverture, d’un autre côté, sur cet Autre européen qui se présente, de fait, comme un colonisateur et affiche une posture impérialiste conduisant à la transformation brutale des structures économiques, sociales et culturelles de sociétés anciennes qu’on a forcées à se moderniser. C’est un Autre qui suscite la crainte mais aussi l’admiration grâce aux progrès scientifiques et techniques dont il est l’auteur. Plus précisément, ce sont de grands bouleversements que l’Orient va connaître, à partir de la campagne de Napoléon en Égypte en 1799. On va notamment prendre conscience des grands décalages qui existent sur les plans technique et militaire entre l’Europe et le monde musulman ; les intellectuels commencent à se poser la question culturelle et civilisationnelle du retard de l’Islam : quelles en sont les causes, et d’où provient la supériorité considérable de l’Occident sur ce plan-là ? L’on s’étonne de cette léthargie dans laquelle étaient plongés les musulmans pendant plusieurs siècles, et l’on essaie d’accéder aux secrets de la réussite des gouvernements français et britannique. On commence donc à apprendre des Européens, qui sont en même temps des adversaires : c’est une relation ambivalente, faite à la fois de fascination et de répulsion. Cette ambivalence est nourrie aussi à l’égard des Ottomans, que certains intellectuels arabes de l’époque accusaient d’être la cause de la décadence de l’Orient et de l’Islam en général. Le penseur syrien ‘Abd al-Rahmân al-Kawâkibî avait notamment écrit le livre la Nature du despotisme, qui visait en filigrane le despotisme ottoman comme cause du malheur des musulmans.
La fin du xixe siècle ainsi que le tout début du xxe siècle sont donc marqués par une ébullition intellectuelle en Égypte, en Tunisie, au Maroc, en Inde, en Syrie, etc., qui conduit les intellectuels à s’ouvrir considérablement à la pensée européenne (adoption des institutions politiques modernes comme le système des partis, les parlements, les constitutions, etc.), tout en combattant sa présence politique et militaire, dans le cadre de la lutte nationale pour l’indépendance. L’un des temps forts de cette modernisation réside dans les écrits de Qâsim Amîn et de Taher Haddâd, deux théoriciens de la libération de la femme arabe et de sa sortie de la condition de réclusion dans laquelle elle était cantonnée pendant plusieurs siècles, sous couvert de religion ou de tradition. Paradoxalement, c’est au moment où l’on s’approche de la période de l’indépendance qu’émerge un courant conservateur qui a ses racines dans le mouvement de la Nahda, mais qui va prendre petit à petit une tournure idéologique après la Seconde Guerre mondiale et la formation des deux blocs, capitaliste et soviétique. En Inde et en Égypte notamment, au moment de l’exacerbation des revendications identitaires et religieuses des musulmans d’Inde et de l’affranchissement de la domination britannique, on assiste à l’émergence d’une réaction contre cette culture libérale portée par la Nahda.
L’idéologie qui se met en place à partir des travaux de l’Indo-Pakistanais Mawdûdî et de l’Égyptien Qutb tente d’élaborer un modèle politique qui se veut profondément enraciné dans l’histoire de l’Islam et distinct aussi bien du communisme que du capitalisme. Du côté égyptien, Sayyid Qutb, d’abord critique littéraire, s’intéresse ensuite aux questions politiques et devient une figure importante en adhérant au mouvement des Frères musulmans, qui a été fondé par Hassan al-Banna en 1928. Au moment de sa fondation, il s’agissait d’une confrérie presque mystique, plus ancrée dans les œuvres caritatives que dans l’action politique. Cette organisation va se politiser peu à peu, parallèlement à l’assassinat du Premier ministre égyptien Mahmud Fahmi Nokrashi par l’un des membres du mouvement. Qutb, en reprenant des idées de Mawdûdî dont il influencera à son tour la pensée, va en devenir le principal théoricien et créer véritablement la dynamique intellectuelle de ce qui sera appelé plus tard l’« islamisme » ou l’« islam politique ». Cette dynamique entre immédiatement en conflit avec le pouvoir de l’époque, puisque Qutb sera emprisonné sous Nasser, puis pendu.
Par rapport à la pensée de la Renaissance arabe (Nahda), l’islamisme radicalise les tendances conservatrices et traditionalistes qui composaient une partie de ce mouvement, et vis-à-vis des penseurs politiques de l’Islam classique (ceux de la période médiévale), on peut dire qu’on est loin de la profondeur de la pensée des juristes, des philosophes, ou des auteurs de Miroirs des princes. De fait, l’islamisme a repris le modèle de la dissidence, tel qu’il a été incarné par les rebelles kharijites au tout début de l’Islam, et a donné une assise théologico-historique à la dynamique révolutionnaire très présente dans le passé politique des États musulmans, comme on l’a vu avec Ibn Khaldûn. Mais au-delà de cet enracinement dans des pratiques somme toute universelles (dissidence religieuse), l’islamisme se distingue des traditions de pensée politique classique par son caractère idéologique. Les raccourcis par rapport à l’histoire de l’Islam (religion et civilisation), les amalgames, les erreurs de lecture des textes sacrés (notamment à propos de la question de la souveraineté politique), le rapport irrationnel entretenu avec les commandements de la Loi, tout cela est devenu le fondement d’une « identité islamique » moderne qui se veut distincte de celle du reste du monde.
Cette idéologie mobilisatrice repose sur une triade qui est la jâhiliyya, la ‘ubûdiyya et la hâkimiyya. La première notion renvoie à l’idée selon laquelle les musulmans (en dehors des adeptes de l’idéologie ou du programme islamiste) vivent dans une ère historique semblable à celle qui a précédé l’arrivée de l’islam au viie siècle et qui est taxée d’âge de l’ignorance (jâhiliyya). Cette notion permet d’accuser d’impiété (takfîr) ceux qui n’adhèrent pas aux mêmes principes idéologiques, et de décréter qu’il est licite de verser le sang d’un individu qui est taxé d’ennemi de Dieu ou de l’islam. Le dogme devient ainsi l’outil de la stigmatisation et de l’exclusion de l’Autre, comme dans toutes les formes d’inquisition. Il y a dans ce premier volet un autre aspect d’ordre historique, qui consiste à faire croire que la fondation de l’islam au viie siècle n’a pas bénéficié d’une légitimité suffisante, d’où la prétention à le refonder au xxe siècle, de renouer avec sa pureté originelle et avec la vraie compréhension de ses dogmes et enseignements. Cela pose de nombreux problèmes quant à la perception du temps, du présent et du futur, de même que par rapport à la lecture des expériences historiques de l’Islam sur plus de quatorze siècles.
La deuxième notion, celle de ‘ubûdiyya, est d’ordre théologique et renvoie au lien de servitude qui doit unir le croyant à Dieu. Cette notion remet en cause la question de la liberté humaine, du pluralisme religieux, et crée aussi l’illusion de la possibilité de fonder une association civile, un État, uniquement à partir des dogmes. Cela ne poserait aucun problème si le groupe voulait se constituer en confrérie ou en communauté religieuse fermée sur elle-même, et prétendant ne pas être de ce monde. Mais le fait est que cette conception du lien dogmatique est imposée à l’ensemble de la société, voire aux musulmans du monde entier, réduisant ainsi toutes formes d’association ou de communauté à celle qui est fondée sur la croyance.
Enfin, la troisième notion, celle de hâkimiyya, renvoie à la théorie de la souveraineté et prétend qu’en Islam, il ne peut exister de pouvoir humain. Les individus sont considérés comme de simples gestionnaires du sacré, ce qui fait d’eux des exécutants des commandements de la Loi, tâche qu’ils sont censés accomplir de manière purement mécanique, comme si la loi religieuse n’avait aucune intelligibilité à laquelle il serait possible d’accéder, et comme si elle n’était pas elle-même le produit, en grande partie, du travail des juristes, et donc de la raison humaine. L’une des conséquences de cette notion est qu’elle conduit à la destruction du politique sous prétexte d’exalter la loi divine, car son objectif ultime est le rejet des éléments sur lesquels repose la pensée politique moderne (souveraineté étatique, système fondé sur les partis et les élections, capacité des hommes à légiférer, etc.) sans parler de la question des normes et des droits humains dont l’islamisme nie la validité.
Toute cette idéologie nouvelle – car elle est le produit du xxe siècle, et elle n’hésite pas à emprunter à divers courants de pensée y compris au sein du fascisme européen (influence d’Alexis Carrel à travers son livre l’Homme, cet inconnu que Qutb cite beaucoup) – donne donc l’impression qu’elle est enracinée dans l’histoire de l’islam des origines, du simple fait qu’elle prétend en répéter le geste fondateur, et en porter le projet initial. L’islam n’est pas pour Qutb seulement une religion ; c’est un système totalisant et clos sur lui-même, qui englobe le religieux, le politique, le social, l’éthique et l’artistique, niant la spécificité de tous les aspects particuliers de l’existence humaine. Compris dans ce sens, l’islam pourrait ainsi concurrencer le capitalisme et le communisme comme troisième voie capable de prendre en charge le destin des pays musulmans, voire de l’humanité tout entière.
Qu’est-ce que le djihad ?
La notion actuelle de djihad comme guerre sainte globale contre les incroyants résulte-t-elle de ce durcissement de la pensée politique islamique ?
Il ne fait aucun doute que la notion de djihad a recouvert, notamment dans les écrits des juristes classiques de l’Islam, le sens de « guerre sainte ». Mais que ce soit en théorie ou à travers l’histoire politique et militaire de l’Islam, il est difficile de dire que la guerre a toujours obéi à ce schéma procédant uniquement de la religion. Les juristes anciens ont effectivement défini un cadre global dans lequel l’ennemi éternel des musulmans est le polythéiste, mais une fois dépassé ce schéma normatif, on constate qu’il y a plusieurs règles à respecter dans tout affrontement militaire. La distinction entre combattants et non-combattants, par exemple, et l’interdiction du meurtre des femmes et des enfants en témoigne fortement, puisque c’est un principe admis par toutes les écoles juridiques. Cela permet d’établir des passerelles avec le concept occidental de « guerre juste » qui a de nombreux liens avec celui de la « guerre sainte », tradition présente elle aussi dans le judaïsme ou dans le christianisme. Dans les Miroirs des princes arabes et les traités de stratégie militaire en général, on trouve un critère fondamental de la guerre juste qui est le dernier recours et la nécessité de résoudre de manière pacifique (diplomatie, négociation) les différents conflits. Indépendamment de ces critères juridiques ou éthiques, on peut trouver des penseurs qui perçoivent la guerre comme une nécessité2.
Il ne faut donc pas essentialiser la notion de djihad, en pensant qu’elle a eu un seul sens, celui que lui donnent les djihadistes du xxe ou du xxie siècle. Cette signification est bel et bien moderne, et elle est le produit de notre époque, malgré la présence d’un fond théologique ancien qu’elle réactive et qui lui permet de donner l’impression qu’elle incarne l’unique manière de faire la guerre qui serait conforme avec l’esprit de l’islam. De ce point de vue, cette conception moderne du djihad est extrêmement solidaire de l’idéologie islamiste et de la légitimation de la dissidence révolutionnaire menée contre l’État. On peut souligner le contraste saisissant entre cette pensée moderne mais non juridique de la guerre et la conception ancienne mais qui est très ancrée dans le droit, à travers la question de la finalité de la guerre. Pour les juristes classiques, la guerre est l’affaire de l’État, même s’il y a, pour la plupart des penseurs, un cadre prédéfinissant l’ennemi à partir de l’incroyance. C’est l’État qui mène la guerre, qui juge s’il est nécessaire ou non de la déclencher. Ni un individu ni un groupe ne peuvent la déclarer de leur propre chef, sous couvert d’obéissance à la religion et d’application des commandements divins. Pour les juristes de l’Islam, et notamment la tradition hanafite, la guerre est tributaire du concept même de souveraineté territoriale, elle a des codes, des règles, elle est politique et soumise aux impératifs fixés par l’État. Dans l’ensemble de la tradition juridique classique, les rebelles ou les dissidents sont à combattre parce qu’ils sont considérés comme des fauteurs de troubles ou des semeurs de discorde. Alors que dans la pensée islamiste ou djihadiste, la guerre devient une forme de violence arbitraire que certains individus ou groupes mènent contre d’autres individus ou des pouvoirs jugés impies. Ce qui est visé, c’est d’abord l’État avec notamment ses institutions (police, armée, administrations).
Il y a là une transformation majeure de la guerre qui la rapproche de ce que Frédéric Gros nomme des États de violence3 car on sort de cette juridicisation de la guerre, de sa régularité et de sa soumission à des codes ou à des lois, et on assiste au règne d’une violence qui se déploie de manière arbitraire (meurtre des innocents), qui obéit à des pratiques de brigandage (trafics de tous genres) ou à des logiques de harcèlement des ordres politiques établis augmentant l’anarchie et conduisant à la paralysie des États. On peut donc dire qu’il y a effectivement un durcissement de la pensée de la guerre dans le sens où elle n’obéit plus à des rationalités étatiques, sans parler du fait que le djihadisme marque l’assomption d’une forme de contestation politique qui délégitime et décrédibilise les formes pacifiques de résistance (dès qu’il y a un désaccord politique, on forme une secte qu’on place sous la bannière de l’islam, on prend les armes et on lance le combat contre l’État et la société). Ce durcissement se lit dans les premières formulations de l’islamisme qui érigent le principe ancien de la dissidence en règle majeure définissant l’essence de la guerre en Islam. On peut, de ce point de vue, constater que leur théorie est une réaction à de nombreux travaux juridiques du début du xxe siècle menés par des penseurs de la Nahda, et qui ont eu pour but de réduire la notion de djihad à la seule guerre défensive, et à ne pas en faire le moteur d’une action violente faite au nom de la religion. Ce travail qui était mené de l’intérieur même du corpus juridique et théologique (je pense notamment à un courant d’opinion représenté par M. Shaltût, l’un des éminents juristes du début du xxe siècle, chef de l’université al-Azhar en Égypte) a suscité de fortes réactions de la part de Qutb, ce qui marque la lutte entre une conception issue du réformisme et de cet âge libéral de la Nahda et une autre conception radicale portée par les islamistes, et que la mondialisation du djihad avec la guerre en Afghanistan notamment va transformer en credo ou en référence quasi exclusive de la guerre en Islam.
Est-ce encore ici une certaine lecture littérale du Coran, un retour à la source du texte sacré, qui viennent justifier la conception islamiste de la guerre ?
Il y a effectivement une récupération de certaines lectures littéralistes ou rigoristes du corpus religieux, et il faut noter que l’une des sources majeures de Qutb en la matière est Ibn al-Qayyim, élève du fameux Ibn Taymiyya (théologien du xiiie siècle) qui est la bible des salafistes ou des wahhabites. Mais il faut être attentif au rapport qu’un théologien moderne noue avec un corpus ancien, car dans le mouvement de réactivation ou de reprise d’une littérature théologique, historique ou juridique élaborée à l’époque médiévale, il y a en même temps une dissociation des liens qu’elle entretenait avec son contexte, ou avec les types de raisonnements juridiques mobilisés dans les doctrines anciennes. Il y a aussi un tri opéré au sein de cette littérature ancienne portant sur la guerre, une relecture qui reste contemporaine du fait qu’elle est enracinée dans le contexte du xxe siècle.
Pourtant, sa force mobilisatrice consiste dans le fait qu’elle donne l’impression que rien n’a changé depuis l’avènement de l’islam au viie siècle et qu’elle répand l’illusion de répéter les mêmes enseignements. Qutb a effectivement commenté le Coran pendant son séjour en prison, et ce commentaire, qui est l’un des plus influents au xxe siècle, est très lié à l’idéologie globale de l’islamisme. Mais en ce qui concerne la théorie de la guerre, il s’agit moins de retour à la lettre du texte coranique que d’une articulation du sens de ce texte aux points fixes de l’idéologie islamiste. Le commentaire d’un texte dépend de beaucoup de choses : de la culture du commentateur, de sa formation, de la prise en compte ou non du contexte, ou encore de l’existence de difficultés de lecture qu’il va esquiver ou chercher à réduire par des raccourcis ou des simplifications extrêmes. Ce que l’on voit à travers la lecture d’un texte, c’est aussi la méthode du commentateur, l’usage qu’il fait ou non des ressources de la langue, de la rhétorique, de l’histoire, de l’anthropologie, de la théologie, etc. Il peut mettre en avant un mot, une expression, un bout de verset comme s’il était l’incarnation de l’esprit global d’un texte, et quand il tombe sur des passages qui se contredisent, il va se réfugier dans les simplifications. C’est ce que l’on a fait avec le verset (ou la partie du verset IX, 5) mobilisé pour légitimer la guerre au nom de la lutte contre l’incroyance. On pourrait appliquer une méthode semblable au christianisme qui pourtant s’est distingué, pendant les premiers siècles, par son refus de la guerre : dans l’Évangile, Jésus affirme qu’il n’est pas venu apporter la paix mais l’épée (Matthieu, 10, 34). On peut extraire cette phrase de son contexte et en tirer une justification de la guerre sainte ou dire que le christianisme est une religion belliciste, comme on peut se servir du verset coranique de la neuvième sourate pour justifier le djihad tel que l’entendent les islamistes. Mais on peut l’interpréter différemment : d’autres commentateurs aboutissent à des résultats inverses dans le cadre d’une pensée juridique ou politique de la guerre. Le radicalisme se nourrit certes du littéralisme mais il provient davantage de l’idéologie elle-même qui est au fond une négation de l’État et donc de toutes les rationalités politiques qu’il peut mettre en œuvre.
En définitive, si on reste dans la littérature qui part de l’interprétation des textes sacrés, la grande différence entre la pensée ancienne et la pensée moderne de la guerre (ou du djihad) c’est la primauté qu’il faut accorder soit au politique, soit au religieux. Pour les Anciens, le politique (l’État ou le pouvoir souverain qui l’incarne) détermine les autres sphères (économie, administration, sciences, etc.) et intervient même sur la religion ; c’est donc lui qui fait la grandeur de l’homme et de la nation. Pour les penseurs islamistes, c’est le religieux (entendu dans le sens dogmatique) qui est premier, et il doit par conséquent régir la politique, l’économie, la culture, l’art, et même se prononcer sur les sciences et le système du monde. C’est le despotisme théologique dénoncé par d’Alembert dans le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie.
Durcissement islamiste, durcissement occidental
Doit-on dès lors distinguer salafistes et Frères musulmans, alors même qu’ils sont proches dans leur systématisme ?
Oui, d’un certain point de vue, il faut faire cette distinction entre les deux, car le salaf, c’est, en arabe, l’ancêtre ou le prédécesseur, et ce terme s’appliquait à l’origine aux fondateurs de l’islam (Compagnons du Prophète, figures politiques ou religieuses du premier siècle). Ce modèle des pieux ancêtres (al-salaf al-sâlih) était déjà convoqué dans la littérature religieuse du Moyen Âge comme symbole de la sauvegarde des traditions ou de la mémoire unifiée autour de valeurs faisant consensus.
Le retour aux Anciens n’est pas mauvais en soi puisque toutes les renaissances culturelles s’en réclament : les renaissances européennes aux xve et xvie siècles étaient fondées sur le retour aux antiquités gréco-romaines, la période baptisée l’« humanisme arabe » au xe siècle était aussi marquée par la volonté de récupérer les savoirs des Anciens qu’ils fussent arabes, grecs ou perses, et la renaissance arabe du xixe siècle s’appuyait sur le retour aux modèles anciens qui ont fait la grandeur de l’Islam sur le plan scientifique, philosophique ou politique. Ce retour à un modèle considéré comme parfait pourrait constituer une dynamique positive, visant à s’inspirer de la réussite des Anciens tout en cherchant à les dépasser ; pour d’autres, l’imitation des Anciens devient quelque chose d’inhibant en raison de la sacralisation d’une période ou de certaines figures censées être indépassables. C’est ce qui marque le salafisme actuel qui est centré sur l’idée d’orthodoxie, de la recherche du vrai islam et de la reformulation de ses dogmes. Historiquement, le salafisme est plus ancien que le mouvement des Frères musulmans, puisque l’une des premières expressions de ce retour aux pieux ancêtres a été formulée par Ibn Abdelwahhab, le doctrinaire et chef politique qui a vu le jour en Arabie au xviiie siècle, et qui, un siècle plus tard, va donner l’assise théologique et politique au futur État saoudien. À l’époque, il était considéré comme un dissident qui instrumentalisait la religion à des fins politiques, après son alliance avec le clan des Saoud ; la révolte fut matée par le pouvoir en place, et l’un des Saoud conduit à Istanbul et décapité sur ordre du sultan au début du xixe siècle. Quelques années plus tard, dans le contexte de la fin de l’Empire ottoman et grâce à l’aide des Britanniques, les Saoudiens, une fois indépendants, font de l’enseignement d’Ibn Abdelwahhab, qui est fondé sur le rigorisme et le puritanisme, le ciment de leurs doctrines théologico-politiques et de leur vision de la société.
S’il est nécessaire d’établir des distinctions du point de vue de l’histoire de ces mouvements, de leurs doctrines respectives ou de leurs trajectoires sociopolitiques, il convient toutefois de noter qu’il y a de nombreuses passerelles entre eux, et que même les tendances modérées dans l’islamisme ou purement religieuses dans le salafisme (certains veulent être de simples missionnaires prêchant la bonne parole) peuvent se radicaliser à un moment donné, car les groupes réunis autour d’une doctrine unique finissent par s’opposer à d’autres acteurs et par prendre des positions politiques. Lorsque les revendications politiques s’expriment au nom de l’orthodoxie et qu’elles mobilisent la rhétorique du bien et du mal, du vrai et du faux, on se trouve nécessairement conduit vers des formes d’intolérance et d’inquisition qui sapent les fondements du vivre-ensemble. Personnellement, je les traite de la même manière en tant que type de pensée politique fondée sur la réactivation d’un fond théologique (celui de l’islam des origines, ce que j’ai appelé dans Islam et politique à l’âge classique la « théologie de la fondation ») ; il y a aussi un rapport particulier à l’identité et une vision de la morale en politique qui est pratiquement la même. Certains peuvent se montrer plus pragmatiques, d’autres peuvent se séculariser, mais cela ne peut se faire sans renoncer à leur idéologie fondatrice. Quoi qu’il en soit, certains traits saillants de cette idéologie sont lisibles même dans des régimes installés, notamment en ce qui concerne l’attachement à la fusion entre le politique et le théologique qui est présentée comme un principe relevant de l’islam (d’où la défense de l’idée d’orthodoxie par l’État, ou d’une doctrine religieuse particulière), ainsi que pour le choix de prendre en charge les questions de morale individuelle et sociale, ce qui transforme l’État en une machine politique de censure des mœurs et des opinions. Deux États, l’Arabie Saoudite et l’Iran, ont développé leur politique dans ce sens, et cela n’est pas étonnant puisque les livres de Qutb étaient utilisés comme des manuels dans les écoles saoudiennes, et que Khomeiny était un grand lecteur de Qutb. Le cas turc est à mon avis différent parce l’islamisme de l’Akp est tributaire de la culture séculière instaurée par le kémalisme et héritière des traditions impériales ottomanes, même si l’on constate qu’il cherche, actuellement, à la remettre en cause en partie, notamment dans le domaine de la morale ou de la société (la femme, l’enseignement, le voile, etc.).
Il y a également un durcissement de la manière dont on interprète l’islam du côté occidental, chez Hamadi Redissi4, Gilles Kepel5, qui banalise la figure du djihadiste comme emblématique de l’islam, tout comme Rémi Brague6 qui, tout en connaissant bien la pensée médiévale, tend à donner une interprétation unificatrice de l’islam. Comment expliquez-vous ce durcissement occidental ?
Il est fort dommage que d’éminents chercheurs qui sont extrêmement rigoureux dans leurs travaux académiques succombent à la pression du contexte actuel, que ce soit pour des raisons idéologiques et religieuses ou parce que c’est commode d’être dans la simplification, et de suivre ce qui est dans l’air du temps. L’actualité du monde arabo-musulman, surtout depuis le 11-Septembre et les lendemains des révolutions arabes, montre que plusieurs dossiers ne sont pas encore clos, notamment en ce qui concerne la « liquidation du problème théologico-politique ». Il y a des problèmes lancinants comme le pullulement du sectarisme religieux qui profite de la faillite des États et des institutions, de la faiblesse des disciplines qui éduquent l’homme (lettres et sciences humaines) ou, le plus souvent, de l’ignorance même de l’histoire de l’Islam. Certains auteurs profitent de ce contexte (ou en sont les victimes) pour projeter sur l’ensemble des expériences humaines et civilisationnelles produites sur plus de quatorze siècles les observations tirées de l’actualité. On tombe donc dans la répétition de la rhétorique en vogue, celle qui prétend défendre, protéger ou incarner une « identité islamique » et on aboutit à des formes d’essentialisme qui s’auto-entretiennent les unes les autres : essentialisme produit par les « Orientaux » et essentialisme engendré par le regard « orientaliste ». Plutôt que de souligner la complexité, de chercher les nuances, ou même de traduire fidèlement l’esprit des textes anciens, on se contente de raccourcis, d’amalgames ou de la recherche d’effets psychologiques sur les lecteurs (les fasciner et les inquiéter par l’extraordinaire étrangeté des doctrines qui rappellent un autre âge et constituent une menace pour la civilisation occidentale).
Pour expliquer mon point de vue et la manière dont je m’écarte de ces travaux, je peux donner un petit exemple qui est la sécularisation. On présente celle-ci comme une culture porteuse de valeurs en contradiction avec celles qui sont professées en Islam et on monte de toutes pièces une opposition qui existe certes chez les islamistes, qui diabolisent effectivement la sécularisation et la considèrent comme une négation de la religion. Mais si l’on se contente de leur point de vue et que l’on tente de le généraliser à toute l’histoire de l’Islam, on se trompe. L’une des maximes qui parcourt les textes politiques classiques, que ce soit chez les juristes ou dans les Miroirs des princes, affirme que la souveraineté subsiste malgré l’impiété, mais ne peut se maintenir dans l’injustice. Une telle maxime marque la séparation entre, d’un côté, le niveau des croyances et des dogmes et, de l’autre, celui de l’exercice des fonctions politiques qui, lui, doit être tributaire de l’idéal éthique de justice. Cette vérité politique est impensable dans le contexte actuel des différentes idéologies de l’islamisme, qui ont tendance à transformer l’État en Église et se révèlent incapables de neutraliser les effets délétères que les dogmes peuvent avoir dans la sphère sociale et politique. Cela montre que des formes de sécularisation ont bel et bien existé en Islam à l’âge classique, mais qu’elles sont rejetées, reniées ou non assumées à l’heure actuelle à cause de la prédominance de l’idéologie islamiste.
Un autre exemple peut être donné à partir de la philosophie d’Averroès qui fut condamnée par l’évêque de Paris, Étienne Tempier, en 1277, parce qu’elle enseigne, entre autres, qu’il n’y a pas de statut plus excellent que de vaquer à la philosophie. Cette thèse, qui est le produit de la culture mise en place en Islam entre le viiie et le xiie siècle, engage la question de la sécularisation du savoir, de son autonomisation vis-à-vis du donné révélé, de l’expérience de la pensée comme chemin vers le bonheur suprême et du pouvoir donné à la raison humaine pour s’exercer librement. Sa condamnation dans le contexte chrétien du xiiie siècle révèle à quel point elle a bouleversé le rapport des Latins au savoir, à travers notamment la réception des textes d’Averroès et la formation du courant averroïste.
Si l’on scrute la situation de la philosophie à l’heure actuelle dans le monde arabo-musulman, on va au moins constater qu’elle ne bénéficie pas de bonnes conditions pour son enseignement, sans parler des préjugés sur cette discipline qui sont ancrés même au sein des départements de philosophie dans plusieurs universités. S’il est possible de parler, actuellement, d’une marginalisation de la raison humaine au nom de la précellence de la théologie ou de certaines visions de la religion en tant que fondatrices des normes, il serait nécessaire de préciser que tel ne fut pas le cas, en Islam, à l’époque médiévale. De nombreuses études portant sur des problèmes actuels (violence, terrorisme, despotisme, esclavage, etc.) établissent des liens de cause à effet entre la culture ancienne et la culture contemporaine, comme si les hommes, les sociétés et les États n’avaient jamais changé en Islam. Le schéma inverse s’applique à l’Occident, qu’on nous présente comme une entité dans laquelle la paix, la démocratie, la liberté et la sécularisation ont existé de tout temps. C’est cette historicisation des problèmes que certains chercheurs ont tendance à mettre de côté dès lors qu’on aborde l’Islam, car on va le ramener aux idéologies contemporaines de l’islamisme, ou, au meilleur des cas, le réduire à une culture religieuse censée en incarner l’essence pure et parfaite. Ils se trouvent donc consciemment ou inconsciemment engagés dans la répétition de la vision « orthodoxique » de l’orthodoxie, ou conduits à en fortifier les traits et les caractéristiques. Lorsqu’on est dans cette configuration, on sort de la démarche critique qui met à distance les objets qu’elle étudie, pour tomber dans des analyses qui rejoignent les vues idéologiques ou culturalistes. Je pense que même si les réalités atroces par lesquelles passe le monde arabo-musulman facilitent de tels glissements, le devoir du chercheur est de résister à la tentation de traiter ce monde comme un Tout indifférencié dans l’espace et dans le temps.
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Professeur à l’Ens de Lyon, spécialiste de la philosophie politique en Islam. Ses travaux de recherche portent notamment sur la pensée de la guerre, les arts de gouverner et les questions de théologie politique. Il est membre de l’Institut universitaire de France depuis 2011 et auteur, entre autres, d’Islam et politique à l’âge classique, Paris, Puf, 2009.
- 1.
Voir « L’art de gouverner en Islam », entretien avec Makram Abbès, Esprit, août-septembre 2014.
- 2.
C’est le cas d’Ibn Khaldûn. Voir « L’art de gouverner en Islam », art. cité.
- 3.
Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2006.
- 4.
Hamadi Redissi, l’Exception islamique, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2004.
- 5.
Gilles Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004.
- 6.
Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2008.