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Dans le même numéro

Neda ou l'annonce faite à la République d'Iran

août/sept. 2009

#Divers

Combien étaient-ils, combien étaient-elles à parcourir les avenues de Téhéran dans les heures qui ont suivi l’annonce de la réélection du président sortant Mahmoud Ahmadinejad, en guise de protestation contre des résultats jugés invraisemblables et contre ce qui a été immédiatement perçu comme un passage en force, avant même que les trois candidats officiellement battus, Mohsen Rezai, Mehdi Karroubi et Mirhossein Moussavi, ne crient à la fraude ? Cette journée du 13 juin a constitué une triple surprise : la publication d’un taux étonnant de participation électorale (85 %), l’empressement avec lequel les autorités ont communiqué le résultat du premier tour et la célérité avec laquelle la foule s’est emparée de la rue pour demander « où est mon vote ? ». Cette triple surprise s’est traduite par un sentiment de stupeur. Celle que provoqua le basculement, en quelques heures, voire quelques minutes, de l’ivresse d’une campagne électorale très ouverte, et même violente verbalement, qui avait pris la forme, le soir, après les débats télévisés entre les candidats, d’un carnaval ou d’une fête électorale et même nationale, au sentiment de voir une chape de plomb s’abattre à nouveau sur le pays. Les manifestants étaient d’autant plus sûrs de leur bon droit que leur vote s’était porté non sur des trublions, mais sur des personnalités éminentes du régime qui ne manquaient pas d’états de service révolutionnaires et républicains : Mehdi Karroubi, un ancien président du Parlement, Mohsen Rezai, un ancien commandant en chef des gardiens de la Révolution, et Mirhossein Moussavi, un ancien Premier ministre – les deux derniers étant encore aujourd’hui membres importants d’une institution centrale, le Conseil de discernement, et le premier étant un clerc de grande notoriété. Paradoxalement, le vainqueur supposé de la consultation, Mahmoud Ahmadinejad, compte tenu de son âge, avait un pedigree politique moins imposant, et pendant la campagne il s’était d’ailleurs présenté, tout comme en 2005, en outsider, dénonçant avec passion la corruption de ses prédécesseurs. Les manifestants ne pouvaient donc passer pour des agitateurs irresponsables, hostiles au régime. À l’instar des signataires de la « campagne Un million de signatures » (contre la discrimination à l’encontre des femmes) et de la plupart des mouvements sociaux de ces dernières années, ils s’inscrivaient dans le cadre des institutions. Ils demandaient simplement leur dû électoral, au nom de la légitimité de la République qu’ils ne mettaient, du moins a priori, pas en cause.

Néanmoins, la force leur fut opposée. Alors que les manifestations se sont répétées, leur répression s’est faite plus brutale. Celle-ci est venue de brigades anti-émeutes qui semblent avoir été constituées au lendemain de la révolte des étudiants en 1999, lorsque les autorités en charge de la sécurité s’étaient rendu compte qu’elles n’étaient plus en mesure de contrôler l’énorme ville, très jeune, de Téhéran et que les forces de l’ordre avaient été rendues responsables des bavures qui avaient suivi. Ces brigades sont distinctes des gardiens de la Révolution, des Bassidj et de la police, mais sont composées d’éléments qui semblent provenir de ces trois corps, placés sous un commandement spécifique, et qui opèrent en civil, notamment comme « voltigeurs » (deux hommes sur une moto, dont l’un est armé d’une matraque pour frapper les manifestants, conformément à la technique de maintien de l’ordre, brutale et dangereuse, que la police française avait utilisée dans les années 1990). Depuis leur création, c’était la première fois que ces brigades anti-émeutes intervenaient. La répression fit rapidement des victimes, dont certaines par arme blanche ou par balles, sans que leur nombre soit connu de manière précise. L’estimation la plus courante qui est avancée est celle d’une quarantaine de « martyrs de la liberté ».

Neda : la voix, l’appel

L’une d’entre elles s’est aussitôt imposée comme l’icône du mouvement de protestation : Neda, prénom qui signifie la voix, l’appel, l’annonciation. Le 20 juin, Neda, âgée de 27 ans, a été abattue par une balle, sans qu’on sache si celle-ci était perdue ou visait délibérément sa cible. On ne sait pas non plus si Neda Agha-Soltan participait à la manifestation, ou si elle était une simple passante, bloquée dans les embouteillages, sortie de sa voiture pour échapper à la chaleur et frappée par le destin aveugle. On ignore aussi l’identité de l’homme plus âgé qui l’accompagnait, son père ou son professeur de piano, selon les uns ou les autres. Mais qu’importent ces incertitudes au regard des images terribles que saisit un téléphone portable et que diffusa instantanément l’internet ! On y voit d’abord Neda encore debout, déjà soutenue par deux hommes, puis affaissée, et bientôt allongée. La caméra fixe un visage intact, le regard encore droit, avant que les yeux ne tombent vers l’objectif, que le sang ne jaillisse de la bouche et du nez, et qu’il ne laisse plus libre qu’un seul œil, toujours dirigé vers le preneur d’images et bientôt vers des millions de spectateurs impuissants et bouleversés. Des hommes se pressent autour d’elle, tentent de la ramener à la vie. En off, l’on entend, au milieu des cris, l’homme qui l’accompagnait : « N’aie pas peur Neda », puis, plus fort et désespérément, « Reste, Neda, reste… ».

Dans les jours qui ont suivi la tragédie, l’émotion a gonflé lorsque différents témoignages ont circulé, de la part de personnes qui avaient côtoyé Neda quelques minutes avant sa mort – notamment d’un médecin iranien expatrié, de passage dans son pays – et de ceux et celles qui l’avaient connue ou aimée, notamment de son fiancé. Neda a inspiré des poèmes sur la liberté qui chantaient l’éloge de celle-ci en même temps que celui de sa martyre. Des clips vidéo aussi, avec ses photos : celle sur laquelle, portant ses lunettes de soleil sur les cheveux, elle se promène à Antalya, son dernier voyage à l’étranger, a-t-on dit, ou celle sur laquelle sa tête est couverte de noir de la façon la plus stricte, selon la mode du Golfe. Sa famille, quant à elle, semble avoir préféré pour ses obsèques le cliché qui la montre en foulard coloré banal, noué sous le menton, laissant apparaître ses franges, la forme la plus courante mais aussi la plus insignifiante du respect des normes islamiques dans la République. Wikipedia a ouvert une rubrique2. Un culte est né, multimédia et républicain, qui laissera une tache indélébile dans la conscience politique de cette génération.

Hypothèses sur le coup de force

En ces quelques secondes pendant lesquelles Neda est passée de vie à trépas, elle est devenue le symbole de la contradiction, ou peut-être de l’aporie, dans laquelle se trouve la République islamique. D’une part, Neda est la fille de celle-ci. Avec son téléphone portable qu’elle semblait utiliser au moment même de sa mort, si semblable à celui qui filmera son agonie, avec son foulard et son manteau décontractés de jeune, avec son jean, avec son professeur de musique, elle peut paraître représentative de cette génération de jeunes filles qui sont devenues majoritaires à l’université et qui attestent l’énorme révolution éducative dont le deuxième sexe a été bénéficiaire en Iran, sous les auspices de la République, peut-être malgré elle et à son insu. D’autre part, cette même République, qui a produit des Neda par dizaines de milliers, a soudain créé, dans un raccourci saisissant, voire injuste, l’impression qu’elle n’avait plus rien à offrir à cette génération qu’une balle perdue. Face à des manifestants pacifiques – hormis quelques vitrines brisées et voitures ou poubelles brûlées, complaisamment mises en scène par les autorités, comme il se doit –, le pouvoir s’est montré autiste. Il n’a eu d’autre réponse que les arrestations, au nombre de quelques milliers – sans que l’on puisse être plus précis –, la fermeture de journaux, le brouillage des émissions étrangères de télévision ou de radio, la déconnexion des réseaux de téléphonie mobile et de l’internet, les violations de domicile, le démantèlement autoritaire des antennes paraboliques, le quadrillage policier des villes.

La contradiction est d’autant plus vivement ressentie que les événements paraissent aussi absurdes et inintelligibles que la mort gratuite de Neda. Un mois après le scrutin, on ne sait toujours pas quel a été le score des différents candidats, à commencer par celui de Mahmoud Ahmadinejad, dont on peut penser qu’il n’a pas été élu au premier tour, mais dont rien ne permet d’affirmer qu’il a obtenu un résultat négligeable compte tenu des soutiens qu’il a mobilisés dans la société depuis sa première élection, en 2005, en multipliant la distribution clientéliste de crédits dans les provinces et en y jouant habilement sur les clivages ethniques, compte tenu également du niveau incompressible du vote de droite depuis les premières années de la République. On ne sait pas plus si le coup de force électoral a été prémédité ou si sa décision a été prise dans l’affolement d’un premier tour qui laissait mal présager l’issue du second. Aussi invraisemblable que cela paraisse, on n’est même pas certain de l’identité de ceux qui ont pris la décision d’organiser la fraude, centralisée et informatique, même si l’on sait à qui profite le crime : le coup de force a-t-il été fomenté dans l’entourage du guide de la Révolution, dans celui du président de la République, ou dans les arcanes complexes et obscures de l’appareil sécuritaire du régime qui n’aurait de comptes à rendre qu’à lui-même ? On est enfin incapable de pondérer les différents facteurs qui ont conduit à la décision de la manipulation des urnes : vieille animosité entre le guide et Mir Hossein Moussavi, dont les relations avaient été exécrables entre 1981 et 1989 lorsque ceux-ci étaient respectivement président de la République et Premier ministre ? Crainte de voir s’installer une situation incontrôlable par un Moussavi dépassé par la popularité dont il jouissait soudain dans l’opinion ? Volonté de sanctuariser politiquement le programme nucléaire au moment où la politique de la main tendue de Barak Obama rendait envisageable un rapprochement avec les États-Unis ? Pesanteur de l’alliance avec la Russie, qui est devenue un partenaire majeur de l’Iran dans les domaines du nucléaire, de l’armement et du gaz et pourrait avoir intérêt à une dégradation des rapports entre celui-ci et l’Occident ? Ou encore interférence des relations avec l’école chiite de Nadjaf, sous la direction spirituelle de l’ayatollah Sistani, réservé à l’encontre de l’implication du clergé dans les affaires politiques, et avec celle de Kaboul, qui s’affirme et se montre plus soucieuse de se rapprocher des sunnites majoritaires en Afghanistan que d’endosser la doctrine du velayat-e faqih (gouvernement des jurisconsultes), au risque de rester enfermée dans son ghetto confessionnel traditionnel. Quoi qu’il en a été, l’équilibre des forces en Iran dépend désormais largement des évolutions régionales dans lesquelles celui-ci est engagé et de ses rapports avec les communautés chiites étrangères.

Que reste-t-il de la légitimité politique ?

Il est donc difficile de prévoir l’issue d’une crise qui apparaît comme un énorme gâchis, alors même que la consultation ne menaçait pas le régime, dans la mesure où la sélection des candidats par le Conseil des gardiens de la Constitution n’avait pas dissuadé une participation électorale massive. Les autorités s’enferment dans un silence pesant qui trahit sans doute leur malaise devant tant de morts et ces arrestations par milliers d’hommes politiques, d’étudiants, de simples manifestants dont les mères et épouses protestent devant la prison d’Evin sur un mode religieux qui rend à peu près impossible leur dispersion par les forces de l’ordre. La perplexité, la gêne sont perceptibles même dans le camp de ceux qui ont voté Ahmadinejad, du côté de la droite conservatrice dont certains ténors ont boudé sa réception postélectorale, et surtout au sein du clergé dont plusieurs membres ont déclaré « illégitime » le nouveau gouvernement, sacralisant de la sorte le suffrage universel. La crise est d’autant plus absurde que la campagne électorale, certes passionnée, s’est déroulée dans le périmètre de la classe dirigeante du régime et que la société, partagée, n’est néanmoins pas divisée par un sentiment de haine politique entre les différentes sensibilités qui se sont affrontées. Les uns et les autres coexistent dans la vie familiale, professionnelle, estudiantine. Le pays ne donne pas l’impression d’être au bord de la guerre civile. Mais, entend-on, « rien ne sera jamais comme avant ». Que signifient cet « avant », cet « après » que Neda a marqués par sa vie ? Quelles que soient les origines de la crise, celle-ci est désormais productrice d’une situation inédite dont la difficile gestion créera des surprises, autant pour la société que pour les autorités qui entendent contrôler celle-ci.

Selon toute vraisemblance les autorités s’emploient à trouver un compromis qui puisse « sauver l’honneur du système ». Elles y sont souvent parvenues jadis, par exemple lorsque l’arrestation et le procès de Gholamhossein Karbastchi, l’ancien maire, très populaire, de Téhéran, avaient provoqué une mobilisation civique inédite, en 1998. Mais la virulence des accusations que Mahmoud Ahmadinejad a portées contre l’ensemble de la classe politique rend très difficile la « photo de famille » qui devrait marquer la cérémonie traditionnelle de son intronisation par le guide. D’une certaine manière, le président sortant n’a fait que reprendre à son compte les affirmations qu’exprimaient les réformateurs à l’encontre d’Ali Akbar Hachemi Rafsandjani après l’élection de Mohammad Khatami, en 1997. La purge du vieux leader, qui préside le Conseil du discernement, en tant que délégué du guide, et l’Assemblée des experts, qui au moins en théorie élit et destitue celui-ci, serait néanmoins une manœuvre risquée à laquelle ne se prêterait pas forcément de bon gré l’intéressé. Le plus probable est qu’une réforme du système électoral, qui a montré ses déficiences, soit entamée pour calmer les esprits et que, précisément, le débat sur le statut et les prérogatives du guide de la Révolution soit relancé. C’est ainsi la discussion classique sur le rôle de marja (source d’imitation) des années 1960, après la mort de l’ayatollah Boroudjerdi – lequel dominait sans conteste le clergé chiite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – qui revient sur le devant de la scène. La fonction de jurisconsulte (velayat-e faqih), qui est l’expression politique de l’éminence religieuse de la source d’imitation, telle que l’a pensée et inaugurée l’imam Khomeyni, doit-elle s’incarner en l’autorité d’un seul clerc, ou d’un conseil qui pourrait d’ailleurs comprendre des laïques ? Avaient participé à ces débats, dans les années 1960, le futur Premier ministre du gouvernement provisoire de la République et leader charismatique du Mouvement de la libération nationale, Mehdi Bazargan, bien qu’il fût lui-même laïque. La destitution en mars 1989, trois mois avant la mort de l’imam Khomeyni, de son successeur désigné, l’ayatollah Montazeri, relança la glose, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani et Ali Khamenei se déclarant favorables à un velayat-e faqih collégial. Les circonstances de la disparition de l’imam firent que la République conserva un guide de la Révolution en la personne d’Ali Khamenei. Le débat fut clos pendant une vingtaine d’années et se déplaça sur la délimitation des prérogatives du guide, dans les années 1990, notamment à l’initiative des réformateurs. Depuis trois ans, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani a repris avec prudence la réflexion sur le poste de successeur du guide, laissé vacant depuis la disgrâce de l’ayatollah Montazeri, et a réintroduit l’idée de la collégialité du velayate faqih. Ce qui montre que les institutions de la République ne sont pas figées. Elles ont d’ailleurs déjà relevé des défis plus graves que la crise actuelle. L’ironie de cette dernière, dont la teneur est purement politique, est qu’elle contribue, à l’instar de celles qui l’ont précédée, à renouveler le champ religieux et ses institutions pluriséculaires. Néanmoins, cet aggiornamento religieux, indépendamment de l’intérêt ou de l’indifférence que lui portent les Iraniens, est sans doute l’une des clefs de celui de la République elle-même.

  • 1.

    Directrice de recherche au SciencesPo-Ceri. Dernier ouvrage paru : Être moderne en Iran, Paris, Karthala, 2006 (édition augmentée).

  • 2.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Neda_Agha-Soltan