Laurent Terzieff, le clown tragique vous salue bien
C’est entendu : à sa mort, Laurent Terzieff était depuis longtemps une légende vivante. À quoi au juste tenait cette légende ? Il n’a pas fait une très grande carrière au cinéma, ayant tout de même tourné plus de soixante films, notamment avec Buñuel, Pasolini, Rossellini, Godard. La plupart du temps il fut un remarquable second rôle, rappelant ceux de l’âge d’or du cinéma français. Il dut ses plus beaux rôles aux Italiens, Bolognini (Les garçons) et Rossellini (Vanina Vanini).
Le théâtre fut son beau souci, le centre de gravité de toute sa vie. Il mettait son génie d’acteur au service des meilleurs metteurs en scène et des auteurs de son temps. Jean-Louis Barrault qui lui confia son plus grand rôle, celui de Cébes dans Tête d’or de Claudel aux côtés d’Alain Cuny. Jean-Marie Serreau, Roger Blin et l’équipe du théâtre de Babylone, véritable laboratoire du théâtre vivant. Il joua en particulier Tous contre tous d’Arthur Adamov qui resta un de ses auteurs fétiches et dont il retrouva le personnage chez Roger Planchon dans A.A. Il ne joua ni Ionesco ni Genet, ni Beckett. Mais il citait souvent ce dernier. Beckett et Sartre plutôt que Marx et Brecht. Un metteur en scène de la nouvelle génération, Christian Schiaretti, lui a donné son dernier rôle, dans Philoctète, l’un des plus grands, un an avant sa mort, en 2009.
En 1961, il avait repris sa liberté en créant sa propre compagnie, avec à ses côtés son épouse, Pascale de Boysson. Il mena alors sa propre aventure, inlassable militant, pionnier courageux d’un théâtre moderne, souvent étranger, auquel il consacra tous ses efforts. Émergent de cette aventure les noms de Milosz, Chisgal, surtout le Polonais Mrozek dont il devint le spécialiste reconnu. Tout un théâtre aujourd’hui délaissé, à redécouvrir sans doute.
La compagnie Terzieff fut une entreprise modeste, à l’image de son fondateur, une « jeune compagnie », tributaire d’une commission d’aide réduite à un saupoudrage misérable de ses subsides. Admirablement jouée par lui, la modestie était une composante essentielle du personnage théâtral Laurent Terzieff. « J’aime bien qu’on me donne un peu d’argent parce que cela me laisse libre. » Il en résultait une pauvreté jamais poussée jusqu’au misérabilisme, qui n’en faisait pas moins de chacun de ses spectacles, même des plus réussis, un miracle bricolé avec des bouts de chandelle, véritable manifeste du Théâtre Pauvre. À ce prix-là il se proclamait libre, de la liberté des libertaires, où l’on pouvait déceler quelque chose de beckettien, peut-être aussi un fond d’humilité chrétienne. Cette liberté-là devint peu à peu le principe de base de sa vision de l’existence. « Vivre à court terme avec les moyens du bord. »
Pareille modestie, qui condamnait son entreprise à rester dans certaines limites, est-elle conciliable avec la démesure, la dimension mythique, qui l’ont fait passer auprès de l’opinion pour un des derniers « monstres sacrés », titre qu’il partage avec Michel Bouquet ? Qu’avaient donc de commun ces deux-là avec les Raimu, Louis Jouvet, Michel Simon, Jean Gabin, Gérard Philipe, Jean Vilar, plus près de nous Ariane Mnouchkine et Antoine Vitez, sans remonter à Mounet-Sully et sa bande ? À moins d’admettre que cette modestie ostentatoire soit la racine même de cette dimension mythique ! Monstre sacré pour monstre sacré, je trouve Laurent Terzieff plus proche d’un autre grand marginal, Alain Cuny avec lequel il forma le couple inoubliable de Tête d’or.
Précisément, son personnage a émergé dans un moment unique de la vie du spectacle en France, dans les années 1950. Le garçon de neuf ans, présent à la La sonate des spectres de Strindberg par laquelle la mise en scène de Roger Blin devait indirectement sceller le destin de En attendant Godot, l’œuvre théâtrale la plus essentielle de ce temps-là, ce garçon-là devenait dix ans plus tard une sorte de vedette en exhibant sa jolie frimousse de jeune premier, bohème et cynique, vaguement révolutionnaire, dans les Tricheurs, dernier succès de Carné, alors déjà sur le déclin (1954). À dix-neuf ans commença pour lui une brève dolce vita, qu’il évoquait plus tard avec humour, dans laquelle sa carrière aurait pu basculer dans la mondanité. Cinq ans plus tard, il entrait dans la légende en endossant le rôle de Cébes dans Tête d’or, celui qui ouvre le grand poème dramatique d’un Claudel juvénile par une célèbre tirade (« Me voici, imbécile, ignorant, homme nouveau devant les choses inconnues »), celui qui meurt à la fin de la deuxième partie dans les bras de Simon Agnel dit « Tête d’or ». Moment intense du théâtre moderne naissant où le jeu de deux comédiens, le colossal Cuny et le frêle Terzieff, corps à corps physique poussé aux limites de l’ambiguïté, faisant rendre gorge à un texte sublime. La mort du plus fragile engendrait la nouvelle naissance du plus fort.
Presque aussitôt, Terzieff créa sa propre compagnie pour assumer les pleins et les vides d’une dramaturgie moderne qui se cherchait. En lui, l’acteur a toujours plus compté que le metteur en scène, s’accommodant mieux de sa condition précaire pour inoculer dans son jeu une démesure caractéristique des très grands acteurs. C’est elle qui a le mieux servi la naissance du mythe par le contraste créé entre le dénuement de l’appareil scénique et la démesure du jeu du comédien. « Laurent Terzieff est un personnage de roman mais d’un roman qui ne sera jamais écrit » affirme Claude Mauriac dans le livre qu’il lui a consacré. Jamais écrit mais intégralement joué – Terzieff et son double. Il vivait d’olives dont il avait toujours une réserve à sa disposition, prétendent ses collègues. Les autres voyaient en lui un acteur shakespearien, ou dostoïevskien, ou souterrainement chrétien. Lui se réclamait de Jerry Lewis – « Il me faisait rire » a déclaré Jean Rochefort le jour de son enterrement avec un tremblement dans la voix. En fait d’acteur shakespearien, il n’a joué qu’un pseudo-roi de Pirandello (Henri IV) et le très christique Richard II, roi chargé d’opprobre dans une mise en scène sans relief. Son dernier rôle aura été celui d’un autre roi, bien particulier celui-là, Philoctète (de J.-P. Siméon d’après Sophocle) abandonné seul sur une île déserte à cause de la puanteur dégagée par une blessure à la jambe reçue sous les murs de Troie. Pour endosser les oripeaux de ce roi pourrissant, Laurent Terzieff disposait, à soixante-quinze ans, de son corps efflanqué, son visage émacié, son masque de tragédie grecque, son jeu naturellement paroxystique qui conféraient une dimension mythique au personnage qu’il était dans sa vie comme au théâtre. Il rejoignait le théâtre de la cruauté d’Artaud, celui où le tragique le plus profond passe par le comique burlesque.
Laurent Terzieff apportait sur le théâtre du monde où il évoluait la note shakespearienne de la violence de l’histoire, la note dostoïevskienne d’un christianisme torturé, et même la note beckettienne d’un basculement dans le presque rien. Quelque temps avant Philoctète, il s’était totalement investi dans L’habilleur de Harwood, texte où tous ces thèmes apparaissaient clairement. Il vantait avec gourmandise « ce pauvre cabot à la fois personnage et carcasse vide, qui ne peut raccrocher et qui n’est rien tant qu’il n’est pas sur les planches ».
Ce libertaire discret, ce militant sans parti qui quémandait humblement de petites subventions auprès des représentants de l’État, ne boudait pas les honneurs (commandeur des Arts et Lettres), assistait sagement aux distributions de prix (prix Gérard Philipe, deux Molières du meilleur acteur). Ce fut chaque fois pour lui l’occasion de se lancer dans des improvisations surprenantes, dont le lyrisme, la faconde et le sérieux tranchaient sur celles de ses confrères qui, au pire, procédaient à des énumérations sans fin des bienfaiteurs à flatter, au mieux exécutaient un numéro de comique troupier. Les formules coulaient de source, s’enchaînaient en creusant leur trace dans le public comme des répliques de théâtre, des oracles à déchiffrer, parfois des jeux de mots sans conséquence ou des évidences inutiles : « Les rêves de la nuit ne rejoindront jamais ceux du jour », « le théâtre est lieu d’une rencontre possible entre le visible et l’invisible », et l’une des dernières : « Le théâtre n’est pas ceci ou cela, il est ceci et cela. » Le visible et l’invisible, la nuit et le jour, ceci et cela : sa pensée en paroles procédait par couples de contraires qu’il réconciliait et conjuguait. Et bien entendu il ne parlait du théâtre qu’en majuscules. Il n’était jamais à court de mots. Il dansait sur les mots, progressait sur sa voix, chaude et vivante, comme un funambule sur son fil. Mais il ne jouait jamais sans filet, contenait son jeu, sur la scène comme dans la vie, dans les limites de la tradition. Il n’était pas un grand aventurier. Cependant, à le voir et à l’écouter, on le sentait proche de Rimbaud, en quête de la musique savante et aspirant à posséder à son tour la clef d’une parade qui n’avait de sauvage que le masque étrange que le temps avait peu à peu posé sur sa frimousse de jeune premier surdoué. Un acteur inspiré, certes, mesuré dans la démesure, non un monstre sacré.