La crise mondiale vue de Belém : retour du « Forum social mondial »
Retour du « Forum social mondial »
Le mouvement altermondialiste, qui a pris forme dans la contestation contre le forum économique de Davos et les cycles de négociations de l’Omc, s’est d’abord illustré par l’organisation de manifestations gigantesques (Seattle, 1999) et parfois violentes (Gênes, 2001). En parallèle, le mouvement a expérimenté différentes formules de rassemblement dans des forums sociaux mondiaux (Fsm), réunis les premières années à Porto Alegre puis à Mumbai, avant de se déconcentrer en Europe et ailleurs dans le monde (Caracas, Karachi, Bamako1) puis de se recentrer à Nairobi en 2007, pour opter en fin de compte, en janvier 2008, pour un forum décentralisé, le même jour partout dans le monde.
Cette dernière initiative, à peine visible, tout comme la mobilisation de juillet 2008, en marge de la conférence de l’Omc à Genève, passée inaperçue dans la presse, a fait croire à un essoufflement durable du mouvement.
Pourtant, en réunissant 133 000 personnes venues de 142 pays, la neuvième édition du Forum social mondial qui se tenait à Belém (Brésil) a été la plus importante en nombre depuis 2001. Le contexte inédit de la crise mondiale, qui a accrédité bon nombre des prévisions des altermondialistes, n’est sans doute pas étranger à cette affluence.
À l’origine du succès de ce forum, il faut aussi citer la vitalité du tissu associatif, la popularité des mouvements inspirés de la théologie de la libération comme la bonne implantation des organisations syndicales au Brésil et dans le reste de l’Amérique latine. Autant d’ingrédients qui ont aussi conféré à l’événement une couleur plus régionale que mondiale.
L’édition 2009 du Fsm n’a pas échappé à l’omniprésence de la figure tutélaire de Che Guevara. Le stand consacré aux cinquante ans de la révolution cubaine n’a pas désempli et l’engouement des jeunes, toutes nationalités confondues, pour des conférenciers comme N. Chomsky ne se dément pas. Pourtant, avec la disparition de l’administration Bush ou encore l’échec prévisible du cycle de Doha pour le commerce mondial, le discours radical s’est trouvé quelque peu orphelin de ses ennemis identifiés. Obama est encore épargné par les critiques à l’égard de l’intervention américaine en Afghanistan ou en Irak et une certaine prudence est également observée dans les diatribes à l’égard de la Banque mondiale et du Fmi.
En revanche, avec les accords de libre-échange Ue-Acp2 ou encore la directive européenne pour le retour des migrants illégaux, l’Europe a été identifiée comme adversaire susceptible de faire l’unanimité contre elle.
La composante libertaire du mouvement a dû affronter le consensus majoritaire qui se forme progressivement autour de l’importance du rôle de l’État et des politiques publiques, pour endiguer les effets de la crise pour les populations les plus vulnérables. De même, les rhétoriques les plus radicales du discours antilibéral ont perdu de leur mordant, dès lors que leurs principaux arguments sont repris dans les discours des économistes et des chefs d’État, y compris des plus libéraux.
La triple crise : climatique, énergétique, alimentaire
Le nouveau rendez-vous de Belém, situé à la lisière de la forêt amazonienne, emblème de la menace de déforestation, a offert un lieu unique de débat autour de la triple crise mondiale – climatique, énergétique et alimentaire. De nombreux ateliers et tables rondes ont débattu d’un autre contenu de la croissance, fondé sur le respect du développement durable et de la biodiversité. En mettant le sort des peuples indigènes d’Amazonie au centre des débats, le forum a été avant tout conçu et vécu comme un lieu de rencontres et de consolidation de réseaux locaux, un espace d’échanges d’expériences autour de l’économie solidaire, du mouvement coopératif, de l’agriculture familiale…
Le forum a donné lieu à 22 assemblées réunissant Ong et mouvements sociaux dans « le respect de la diversité et la totale liberté de chaque composante », autour de thématiques communes : justice climatique, droits de l’homme et des peuples indigènes, sciences et démocratie, femmes, Noirs, culture et éducation, crise financière, monde du travail et crise globale, pour un monde sans dette et sans corruption, contre l’approche sécuritaire des migrations…
Les objectifs très larges du forum, propres à accueillir toutes les sensibilités, et le très grand nombre d’ateliers (2 400), n’ont pas toujours facilité la confrontation entre les différents mouvements en présence. Dans une ambiance très studieuse, chacun a donc plus débattu avec ses pairs qu’avec des organisations issues d’autres courants.
À Belém, les principaux organisateurs ont définitivement renoncé à formuler un seul et unique cahier de propositions globales comme en 2005. Lors de la séance de clôture du forum, chaque assemblée a pu donner lecture de sa propre déclaration et proposer un agenda de mobilisation. S’en dégage toutefois un diagnostic commun sur la banqueroute des politiques néolibérales et un large consensus sur la nécessité d’un nouveau modèle de production et de consommation. Il y a accord sur l’urgence à freiner le changement climatique, sur la promotion d’un développement durable à visage humain, sur la garantie d’une sécurité alimentaire et énergétique pour les populations les plus fragiles, sur le droit à la terre et le droit à un travail décent, sur l’éducation et la santé pour tous… Par ailleurs, des exigences en matière de politique internationale ont porté sur le retrait des troupes étrangères d’Irak et d’Afghanistan et la solidarité avec le peuple palestinien…
L’impossible synthèse
Les organisateurs auraient pu profiter de la présence plus visible des organisations syndicales du Nord et du Sud, pour aborder les conflits d’intérêt au sein même des différentes composantes des mouvements sociaux. À cet égard, trois questions auraient mérité d’être débattues de manière contradictoire. Tout d’abord, dans les réponses à la crise économique, la question du libre-échange, par opposition aux solutions protectionnistes envisagées par certains États avec l’appui des syndicats nationaux, n’a pas trouvé à Belém un espace d’échanges à la hauteur de l’enjeu.
Ensuite, des projets de développement comme le grand chantier de barrage hydroélectrique sur le fleuve Madeira, affluent de l’Amazone, aurait pu donner lieu à une confrontation passionnante entre les tenants de la souveraineté énergétique du pays (la Cut par exemple) et les écologistes conduits par Marina Silva, ancienne ministre de l’Environnement, préoccupée par ses effets « prédateurs » sur les populations locales et la reproduction des poissons.
Enfin, dans les réponses à la crise financière, la légitimité des « plates-formes d’exclusion » tels le G8 ou le G20, pour opérer une transformation fondamentale de l’architecture financière mondiale a été remise en question. Une Onu réformée et le G192, son assemblée, ont été présentées comme le seul forum réellement multilatéral à même de donner la parole à tous les citoyens du monde affectés par la crise financière. On aurait pu, dès lors, poser la question de l’efficacité d’une telle institution pour produire des mesures rapides et opérationnelles, imposables à tous.
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Si, à l’origine, les forums sociaux mondiaux étaient conçus comme des lieux de construction de stratégies de « résistance » au modèle de mondialisation proposé à Davos, la juxtaposition des revendications, sans confrontation ni synthèse finale, ancre les Fsm dans la dispersion empirique des démarches locales. La plupart des organisateurs y voient sa seule voie de survie.
Tous n’ont pas, cependant, totalement renoncé à engager un rapport de force, en cherchant cette fois des alliés du côté des leaders politiques latino-américains se réclamant du « socialisme bolivarien ». Malgré des divergences politiques de fond, les cinq chefs d’État du continent, Lula (Brésil), Chavez (Venezuela), Morales (Bolivie), Correa (Équateur) et Lugo (Paraguay), qui ont tenu un meeting populaire très médiatisé en marge du Fsm, ne semblent pas insensibles à la démarche. Ils ont tous appelé à l’unité avec les mouvements sociaux pour lutter contre les effets de la crise dont les grandes puissances occidentales leur font porter la charge.
Le Fsm de Belém a fait preuve d’une dynamique certaine, revitalisée par le contexte mondial de la crise et la vigueur des organisations de la société civile, notamment en Amérique latine. Il illustre, à bien des égards, le regain d’intérêt des jeunes générations pour l’engagement dans des initiatives locales diverses, autogérées, autour des grands principes de justice, de paix, des droits de l’homme et du respect de l’environnement. Ils développent, avec l’nternet, des réseaux de vigilance et de surveillance, tout en mettant à distance les tentatives des plus anciens de trouver des prolongements politiques possibles aux rassemblements. La candeur de leurs démarches est souvent couplée à une méfiance viscérale envers les États soupçonnés de corruption et d’autoritarisme.
Pour ce qui est de la capacité de mobilisation de la mouvance altermondialiste, la semaine d’action, prévue fin mars en marge du sommet du G20 à Londres, aura sans doute valeur de test.
- 1.
Voir Christophe Courtin, « Le Forum social mondial, objet politique non identifié », Esprit, novembre 2006.
- 2.
Amérique, Caraïbes, Pacifique.