Mesurer les discriminations et promouvoir la diversité : quels outils pour quelles finalités ? Réponses à Yazid Sabeg
Partant d’une lecture du texte précédent, les auteurs réagissent ici à son argumentaire, pointent les difficultés qui restent sous-jacentes, proposent des alternatives, détaillent les actions qui permettent déjà de mener des politiques de promotion active à la française.
Débats apparents et débats sous-jacents
Pour ou contre les statistiques ethniques ? Nous voici sommés de choisir. Dans la forme – matraquage, arguments d’autorité et déferlement des passions – ce débat n’est pas sans rappeler celui sur le voile et les signes religieux à l’école de 2003. C’est le mérite de Yazid Sabeg, dans ce contexte, de nous proposer des arguments de fond. En France peut-on parler d’égalité, de diversité et d’identité sereinement et profondément ? Peut-on assumer le doute et les nuances ?
Que traduisent ces passions contradictoires ? Pour ceux qui disent non aux statistiques ethniques, est-ce le refus de la diversité identitaire ou à l’inverse, la conviction que cette diversité ne sera banalisée que laissée à sa juste place, celle de l’espace privé et de l’intimité de la conscience de soi ? Pour ceux qui les veulent, est-ce un choix différentialiste ou celui d’un universalisme enfin ancré dans le réel ? Mais sait-on même de quoi on parle ? Car il y a au moins deux débats en un. L’un de principe et de méthode, qui porte sur la connaissance. Faut-il faire de l’ethnicité un critère de la statistique publique modifiant ainsi la conception française ? Et la définition de catégories ethniques est-elle en France susceptible d’une élaboration simple et suffisamment consensuelle pour ne pas conduire à des affrontements sans fin, en définitive destructeurs ? Le second débat porte sur l’intérêt de ce changement. Peut-il être un élément de modification positive des politiques de lutte contre les discriminations, les rendant enfin efficaces ?
Avant de tenter une réponse, il faut souligner les enjeux en arrière-plan. Ils sont de trois ordres : comment ranimer une mobilité sociale grippée depuis un demi-siècle, particulièrement au sein des élites ? Comment construire un droit à l’indifférence qui repose sur des valeurs partagées et donne un avenir à notre communauté nationale ? Comment enfin redonner confiance en l’action publique ? Sur ces différents aspects, la situation en France est particulièrement délétère. Les discriminations prospèrent, alors même que la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour la promotion de l’égalité (Halde) existe depuis 2004, qu’un durcissement de la loi a été voté dès 2001, que de nombreuses campagnes de sensibilisation ont eu lieu, et que les médias ont fait de la discrimination raciale un sujet du 20 heures. Avec la crise et la remontée violente du chômage, les discriminations vont encore s’accroître.
L’origine peut-elle être un objet de connaissance ?
L’introduction de critères ethniques dans les enquêtes statistiques pose à mes yeux une question simple. Comment articuler des critères objectifs – date et lieu de naissance, sexe, adresse… – avec des critères subjectifs dont la collecte repose sur l’autodéclaration et sur ce qu’on nomme parfois le « ressenti d’appartenance » ? En ce sens, la question de la parité et de la diversité ne peut être considérée de la même manière. La différence de sexe est un critère objectif ; la définition de l’ethnicité relève d’une démarche complexe où la subjectivité et le regard d’autrui jouent un rôle essentiel. Ce qui est concerné dans la démarche paritaire c’est la différence sexuelle et non l’identité féminine – d’où les débats autour de son caractère réducteur.
L’exploration de ce « ressenti d’appartenance » me semble être d’autant plus importante que nos sociétés sont de plus en plus traversées par des interrogations identitaires fortes, liées aux histoires nationales et à la mondialisation. Chacun mesure aussi intuitivement le caractère sensible de ce sujet. Les identités sont plurielles, nous ne sommes pas réductibles à une couleur de peau ou une origine, nous ne voulons pas être enfermés ni stigmatisés. Beaucoup d’interrogations tournent autour de cette tension entre identité collective et construction de soi.
L’exemple des pays anglo-saxons qui ont élaboré des nomenclatures ethnoraciales est difficilement transposable en France. Aux États-Unis cette nomenclature repose sur quatorze catégories de races et quatre catégories spécifiques pour l’origine hispanique1. Au Royaume-Uni depuis 1991, date à laquelle le recensement a introduit les catégories ethnoraciales, on est passé de neuf catégories initiales à seize catégories – Blanc, métis, Asiatique ou Anglais d’Asie, Noir ou Anglais noir, Chinois ou autre peuple ethnique… Ces nomenclatures n’ont cessé de se complexifier et sont devenues des enjeux de lobbying communautaire et de critiques récurrentes. Elles apparaissent simultanément réductrices et artificielles à un nombre croissant de citoyens.
En France, cette question des catégories a alimenté d’emblée des débats passionnés. Ceux touchant à une éventuelle catégorie « Maghrébin » l’ont illustré parfois jusqu’à la caricature : faudrait-il introduire des sous-catégories comme kabyle ou arabe voire, pour certains, « juif sépharade » (mais on fait alors ressurgir le spectre des fichiers juifs de l’Occupation) ? Comment prendre en compte la spécificité algérienne ? La solution est pour moi dans la conception d’enquêtes portant sur ce ressenti d’origine, sous forme de questions ouvertes. Sauf pour les spécialistes, la focalisation du débat sur le principe a empêché de faire émerger cette distinction entre l’élaboration d’une nomenclature et la possibilité de poser des questions ouvertes dans le cadre d’enquêtes dédiées. Les débats houleux autour de l’enquête conjointe Ined/Insee, Teo (enquête sur la diversité des populations en France), ont ainsi abouti à la suppression de la plupart des questions portant sur le ressenti d’appartenance2. La philosophie et la méthodologie de cette enquête constituent pourtant une voie d’avenir pour le développement de la connaissance de l’impact de l’origine dans la vie sociale et l’accès aux services publics et l’égalité des droits (logement, éducation, emploi…). Je ne crois pas en revanche qu’il soit utile pour la connaissance – et je pense même que cela prendrait en France l’allure d’une véritable provocation – d’introduire des catégories ethnoraciales dans le recensement ou les enquêtes périodiques de l’Insee comme l’enquête Emploi.
La promotion différentielle ne répond pas au malaise social
Le second débat – essentiel – porte sur le lien entre l’élaboration de statistiques ethniques et l’efficacité de la lutte contre les discriminations. Si l’on suit l’argumentaire de Yazid Sabeg, les statistiques ethniques, parce qu’elles établiraient une photographie aussi exacte que possible de la diversité de notre société, permettraient de mieux combattre la discrimination raciale. À l’appui de cette conviction, il fait valoir que l’identification par une nomenclature ethnoraciale permettrait aux entreprises, voire aux institutions publiques ou d’enseignement (État, grandes écoles), de définir des politiques de recrutement et de promotion relevant de la discrimination positive (affirmative action). Cette mesure de la réalité ethnique aurait une double utilité : permettre des mesures correctrices lorsqu’une entreprise discrimine, fournir des informations qui peuvent être utilisées par les minorités pour construire un rapport de force et une négociation au sein des institutions. En ce sens, le débat sur les statistiques ethniques posé par Yazid Sabeg doit être entendu par rapport à son objet strict : l’amélioration de la connaissance des minorités et la construction de politiques d’affirmative action.
Sur ce deuxième point, outre que je ne suis pas favorable à la définition de cette nomenclature, elle me semble se situer par rapport à des préoccupations de promotion individuelle légitimes mais à l’impact plus limité que celles des politiques de lutte contre les discriminations. Dans cette démonstration, l’articulation insuffisante entre l’ethnicité et la question sociale frappe, et a d’ailleurs été souvent relevée. La philosophie affichée est celle de la promotion individuelle par des quotas. Dans sa mise en œuvre, il serait d’ailleurs nécessaire qu’elle soit complétée par une appréciation de la compétence car nous vivons dans une société marquée par les effets de mode.
Mais l’essentiel est ailleurs : cette proposition manque son objet. Elle n’a en effet que peu de lien avec la ghettoïsation. La promotion de quelques personnes permettra peut-être de changer l’image que les élites ont d’elles-mêmes. Elle ne permettra jamais de lutter contre l’exclusion sociale ni l’échec scolaire. On est ici dans le domaine des choix politiques et dans l’action publique avec des politiques de moins en moins efficaces. Les sujets concernés sont ceux de l’orientation scolaire, du soutien à apporter aux élèves en difficulté, de la formation continue, du mal logement, du chômage des jeunes des quartiers, de la précarité et de l’absence d’espoir. La question sociale se confond de plus en plus avec celle de l’origine dans ces lieux de ghettoïsation. Mais l’impuissance publique ne tient pas à l’absence de statistiques ethniques. Elle tient à l’absence de moyens, à la rigidité des instruments et des conceptions de l’intervention, à l’implication très variable des élus, voire à un clientélisme cynique, à l’absence de formation des agents publics à ces nouveaux enjeux ou même plus simplement à leur rémunération insuffisante.
Alternatives politiques
Mais que proposer alors pour porter un espoir sur cette question ? Car l’engouement créé par la démarche de Yazid Sabeg est réel. Celui-ci s’est construit l’image de celui qui apporterait enfin le changement sur une question restée trop longtemps sans réponse.
De 1997 à 2002, la gauche au pouvoir avait installé les principes d’une action publique, elle avait considérablement accru les crédits consacrés à la politique de la ville, alimenté le débat public sur des questions essentielles comme les emplois fermés aux étrangers, la portée des dispositions législatives et judiciaires ou la formation des agents publics. Mais elle n’avait jamais réussi à faire le lien entre ces questions et les politiques publiques de droit commun (social, éducation), ni à donner à cette démarche la portée symbolique qu’elle mérite.
Nous vivons depuis plusieurs années la situation inverse. La lutte contre les discriminations, la promotion de la diversité sont devenues un passage obligé des « grands » discours politiques présidentiels. Jacques Chirac a porté cette question en mettant l’accent sur des éléments historiques importants (Algérie, esclavage, mise en œuvre du projet de Cité de l’immigration…) mais aussi en créant la Halde. Nicolas Sarkozy a choisi de mettre l’accent sur des éléments symboliques portant sur l’image que la société française a d’elle-même : nomination de personnalités d’origine étrangère, ouverture de débats comme celui sur les statistiques ethniques. Mais dans le même temps les politiques qui structurent le sentiment d’égalité entre Français (éducation, emploi, justice, fiscalité…) sont menacées dans leurs moyens et leur philosophie. Les débats sur la diversité apparaissent dans ce contexte comme autant de diversions.
La juste démarche serait de ne plus considérer aujourd’hui la lutte contre les discriminations comme un sujet relatif aux minorités, mais comme concernant l’ensemble de notre communauté nationale. Les éléments relatifs à la représentation et à l’image doivent être reliés à ceux portant sur l’action publique. Le principe d’égalité doit redevenir inclusif alors qu’aujourd’hui il est invoqué dans des stratégies qui conduisent de fait à l’exclusion d’un nombre croissant de personnes.
Lucile Schmid
Une voie sans retour
En décembre 2008, le président de la République rappelait, dans un discours à l’École polytechnique, que
répondre au défi de la diversité en recourant à des critères ethniques ou religieux conduirait à prendre le risque de dresser les unes contre les autres des communautés rivales […] C’est par le critère social qu’il faut prendre le problème parce que les inégalités sociales englobent toutes les autres3.
De son côté, le comité de réflexion sur le préambule de la Constitution, présidé par Simone Veil, déduisait de la position du Conseil constitutionnel exprimée novembre 2007 que
la prise en compte du nom, de l’origine géographique ou de la nationalité antérieure à l’acquisition de la nationalité française, tout cela éventuellement joint à la considération du « ressenti d’appartenance » pourrait donner des résultats d’une lisibilité finalement assez comparable à celle que permettrait le maniement d’un référentiel de type ethnoracial. […].
Il soulignait que le respect de ce cadre pour la conduite d’enquêtes était
une condition même de leur légitimité et de leur acceptabilité dans le moyen terme. Le recul de la discrimination positive à fondement ethnique aux États-Unis est là pour le démontrer4.
Ainsi paraissaient clos les termes du débat qui, depuis plus de dix ans, opposait tenants et opposants des statistiques ethnoraciales : la « mesure de la diversité » sur la base de critères ethniques est proscrite ; la mesure des discriminations, objectif légitime, doit privilégier les données objectives et éventuellement avoir recours à des données subjectives telles que le « ressenti d’appartenance ».
La controverse est inévitable dès lors que le commissaire à la diversité et à l’égalité des chances estime devoir renverser la proposition en érigeant ce qui devait être considéré comme un outil accessoire (l’éventuelle prise en compte de données subjectives fondées sur des critères ethniques), en levier déterminant d’une nouvelle étape de la lutte contre les discriminations. Cette inversion de perspective fonde, à mes yeux, un désaccord.
Manque-t-on de données ?
« La statistique exprime d’abord une vision politique, une façon dont une société se projette, et de ce point de vue, elle n’est jamais neutre » avertit M. Sabeg. Mais, précisément, quelle est la finalité de la mesure de la diversité, de l’introduction de la variable ethnoraciale dans la mesure des inégalités ?
La justification première repose sur une affirmation : l’incapacité de pouvoir agir efficacement, faute de données pertinentes. Celle-ci est d’autant plus surprenante que la loi, ainsi que cela est rappelé, a ouvert toutes les possibilités, alors même que le simple recueil de données sur le lieu de naissance était encore jugé scandaleux il y a seulement dix ans5 ! Nul ne conteste les mécanismes de discrimination liés à l’origine, abondamment nourris par la somme de travaux qui, sur ces bases objectives, les ont étudiés. Qu’il faille en développer l’usage, certainement. Qu’il faille en changer la nature me paraît tout à fait contestable.
En effet, il semble paradoxal de vouloir gommer l’origine géographique d’un individu – donnée objective réelle – pour l’inscrire dans une catégorie ethnique ou raciale – donnée subjective construite, sinon fabriquée. Dans notre pays où l’immigration est une constante, aujourd’hui en provenance de bien d’autres contrées que celles de ses anciens territoires coloniaux, je m’étonne que l’on puisse juger inutile l’usage de données relatives à la nationalité des ascendants. Plus encore, l’argument récusant la méthode patronymique est troublant. La traçabilité dans le temps d’un patronyme révèle en effet une origine géographique (bretonne, réunionnaise, mais aussi italienne, maghrébine…). La « focalisation » sur ces informations trahirait « le désir de maintenir les individus dans un statut allogène »… Par un étonnant détour, la solution consisterait donc à forger des catégories de blancs, noirs, arabo-berbères, asiatiques… mais hors sol, si l’on ose dire ! L’effacement de la complexité du roman familial, au profit de générations ethniques spontanées et autodéclarées, me semble reposer sur un parti pris artificiel dans une société métissée. Je suis dubitatif quant au projet consistant à ignorer mes origines géographiques familiales pour m’identifier à une communauté ethnique en vue de faire reculer leurs préjugés…
L’autodéclaration : une fausse garantie
En 2009, les outils à notre disposition permettent de mesurer le « ressenti des discriminations » dont fait l’objet nos concitoyens et d’étudier leurs causes sans qu’il y ait lieu de procéder à une quelconque classification ethnoraciale. Dans une stricte perspective de la lutte contre les discriminations, quelle est la valeur ajoutée de la mesure du ressenti d’appartenance communautaire ? Si, après tout, on peut éprouver de la curiosité à photographier précisément la société sous l’angle ethnoracial, dès lors que cela deviendrait un projet politique, on ne doit pas en minimiser les effets. Or, indépendamment des intentions de son promoteur, ce processus légitime par lui-même un engrenage redoutable.
Car l’objectif annoncé n’est pas de recueillir un patchwork de sensibilités subjectives. L’exploitation d’enquêtes sur le « ressenti d’appartenance » nécessitera inévitablement l’élaboration d’un référentiel ethnoracial, ce que démontre l’exemple du recensement britannique qu’en conclusion de sa contribution, M. Sabeg semble poser comme perspective à terme. Or, l’information statistique influe spontanément sur la représentation qu’a d’elle-même une société. Prenons garde aux effets en chaîne de la légitimation de ces « catégories mentales » qui s’imposeront « à mesure que les autres indicateurs s’émousseront ». Elles inviteront spontanément les individus à se compter pour imposer un rapport de force ajusté à leur « poids ethnique » puisque la création de catégories appelle des réponses politiques catégorielles, ainsi précisément qu’en attestent en France les Csp et en Grande-Bretagne les catégories ethniques ! Les effets délétères de cette grille de lecture de la société sont déjà visibles : le « représentant » d’une communauté inventée réclame une représentation au prorata de son supposé poids démographique ; symétriquement, un élu s’interroge sur la pondération nécessaire entre joueurs noirs et blancs au sein de l’équipe de France de football. Je note également l’intérêt de ceux qui, eux aussi, se réjouissent de pouvoir « enfin » comptabiliser ethniquement le nombre de demandeurs d’emploi, d’allocataires du Rmi ou de détenus. Qui appréciera, au nom de « l’intérêt public », ce que doivent être les mesures opportunes ou non de la diversité ethnoraciale ?
En outre, pourquoi se limiter à ce que la novlangue qualifie de « minorités visibles » ? Est-ce la situation minoritaire ou la visibilité qui justifie le comptage ? N’est-ce pas plutôt la situation de discriminé ? Dès lors, peut-on croire un instant que d’autres minorités (régionales, sexuelles, sociales…) n’exigeront pas à leur tour de se compter pour peser ? Dès lors que le tabou de la classification ethnique aura été enfreint, au nom de quoi s’interdira-t-on, demain, de faire sauter le tabou du critère religieux lorsque des personnes s’estimeront discriminées pour ce motif ? Qui déterminera les discriminés légitimement « mesurables » des autres ?
Enfin, sans revenir sur certains traumatismes historiques (notamment les thèses raciales qui ont accompagné la colonisation et qui ont justement forgé les préjugés contemporains…), se pose un problème considérable relatif à la question de la maîtrise et de l’usage de telles données, car là encore, fût-ce avec les meilleures intentions, les données ethniques ne sauraient demeurer un îlot isolé dans un monde d’interconnexion.
Partisan d’une société color blind, alors que nous avons eu tant de peine à dépasser une conception biologique-raciale de l’individu, le détour par la normalisation de catégories social-ethniques n’est pas, pour moi, un chemin opportun.
The way to stop discrimination on the basis of race is to stop discriminating on the basis of race6.
Richard Senghor
Agir dans le monde du travail (1) : une priorité syndicale
Au début des années 1990, avec la montée de l’extrême droite, la lutte contre les discriminations au travail se consacrait avant tout à débusquer et combattre les comportements racistes dans les entreprises et les administrations, y compris dans les rangs syndicaux. Depuis, sous l’effet de la réglementation européenne, le terrain de la lutte contre les discriminations s’est considérablement élargi pour s’étendre, au-delà de l’origine réelle ou supposée, à d’autres critères comme l’âge, le handicap, l’orientation sexuelle, l’appartenance politique et syndicale. Sans compter la discrimination selon le genre qui relève d’une problématique différente, puisqu’il ne s’agit pas de traiter une minorité… Plus récemment, les émeutes des banlieues de 2005 ont rallumé le projecteur sur le phénomène et joué un rôle d’amplificateur du clivage ethnoracial.
Dans la perspective française, garantir l’égalité des chances devrait permettre aux meilleurs de nos concitoyens de gagner leur place dans les entreprises comme dans les administrations, parmi les élites comme aux commandes de l’économie ou de la politique. L’accent est ainsi mis sur l’obligation de moyens qui devraient assurer, par des politiques publiques bien conduites, l’égal accès des plus méritants des minorités visibles aux postes et fonctions.
À l’inverse, les pays anglo-saxons ont une approche plus pragmatique qui se fonde directement sur une obligation de résultat. C’est le ratio de présence des minorités visibles rapporté aux données du recensement national qui permet de juger de l’efficacité des politiques publiques menées en faveur de l’égalité des chances dans l’éducation supérieure, la politique ou l’entreprise.
Appliqué à la France, cela signifierait d’être en capacité de mesurer précisément la diversité avec l’affichage d’objectifs à atteindre et une appréciation des résultats entraînant la mise en œuvre d’actions ciblées. Du fait de ce contexte culturel particulier, une transposition pure et simple de l’approche anglo-saxonne semble improbable en France.
Par le passé, la CFDT a adopté une attitude plutôt ouverte en faveur d’actions positives et ciblées pour corriger des inégalités. Nous avons ainsi soutenu, à son origine, la création des zones d’éducation prioritaire (Zep) qui visait à donner la priorité des moyens éducatifs plus conséquents, sans doute pas assez, aux zones les plus défavorisées. Nous avons aussi plaidé de tout temps en faveur de mesures correctives pour rattraper les inégalités au travail, en favorisant l’accès à la formation professionnelle continue des salariés les moins qualifiés.
Mais sur les lieux de travail, la promotion de la diversité rencontre aussi une conception plus ancienne du syndicalisme, héritée de la société industrielle : une société qui considérait la force de travail comme homogène, partageant les mêmes conditions de travail et d’emploi dans les grandes industries manufacturières. Les organisations syndicales se sont donc très souvent vécues comme les porte-parole d’une main-d’œuvre nationale et unifiée. Cette image a été bousculée, ces derniers temps, par la mondialisation des échanges et de la production, par la fragmentation du salariat et la précarité, mais aussi par la diversité de la société française, de plus en plus visible, et même valorisée quand il s’agit d’épreuves sportives par exemple.
Les organisations syndicales entendent adapter leurs réponses à ces nouvelles donnes. Il s’agit, pour elles, d’une question d’outils, de connaissances et de formation.
À ce titre, un accord national interprofessionnel relatif à la diversité au travail a été conclu par la quasi-totalité des organisations patronales et syndicales à la fin de l’année 2006. Cet accord vise à garantir « l’égalité de traitement en matière de recrutement, d’affectation, de rémunération, de formation professionnelle et de déroulement de carrière sans distinction d’origine vraie ou supposée ou d’appartenance ou de non-appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation ou une race et sans distinction selon le patronyme, l’apparence physique ou le lieu de résidence ».
L’accord entend également combattre tout « préjugé, stéréotype ou biais d’interprétation dans les procédures d’évaluation et d’appréciation dans le cadre du suivi des parcours ». Il revient alors aux entreprises de vérifier que leurs procédures d’appréciation et d’évaluation de leurs salariés n’induisent pas ou ne permettent pas de discriminations directes ou indirectes.
Pour les équipes syndicales CFDT dans les entreprises, la signature d’un accord de cette nature ne s’est pas toujours traduite par une dynamique autre que déclarative. Nos délégués syndicaux CFDT constatent également peu d’avancées concrètes avec la nomination d’une « personne diversité » avec structure dédiée. Certaines entreprises se cachent même derrière leur caractère multinational pour dégager toute responsabilité envers le bassin d’emploi local. Comment, en effet, déconstruire cette image sans avoir les moyens de démontrer par des données clairement établies, « l’ethnicisation » de certaines tâches (femmes de chambre, plongeurs…), comme le refus de certains salariés à être encadrés ou dirigés par des femmes, des Noirs, des Arabes, des homosexuels ?
Pour enclencher une dynamique de progrès en faveur de la diversité, il serait sans doute utile de s’inspirer des outils élaborés dans le champ de l’égalité professionnelle hommes/femmes. Le rapport annuel de situation comparée dans l’entreprise est un outil, applicable à compter du 1er janvier 2009, pour améliorer l’égalité professionnelle et salariale entre les hommes et les femmes.
Les données utilisées pour la mesure des écarts proviennent du bilan social ou de la déclaration annuelle de données sociales des entreprises (Dads*). Des observatoires des métiers au niveau des branches et/ou de regroupements de branches d’une part, les statistiques publiques de l’autre, fournissent des portraits au niveau de la branche, des bassins d’emplois et de l’Hexagone, autant d’éléments de comparaison et de compréhension fines des situations collectives et individuelles, y compris dans les petites entreprises.
Cependant, la collecte de données personnelles voire sensibles suscite la méfiance des salariés face aux risques de détournements des données. Si un consensus se dégageait en faveur d’enquêtes réalisées dans l’entreprise, leur réalisation par un tiers ne pourrait à elle seule calmer les esprits. C’est ici que les représentants des salariés pourraient utilement vérifier la transparence des collectes et lever toute suspicion quant à la constitution possible de fichiers cachés.
Si l’accord national relatif à la diversité peine à trouver grâce aux yeux des employeurs et des salariés, les entreprises se sont, en revanche, engagées dans de nombreuses initiatives de promotion de la diversité. On peut mentionner la pratique de testing, d’auto-testing, l’usage de CV anonymes, la signature des chartes pour la diversité, et plus récemment, le label Diversité créé en octobre2008. Toutes peuvent s’avérer intéressantes pour des entreprises soucieuses de leur image dans une « économie de réputation ». Sans instruments qui permettent d’établir un diagnostic partagé, de définir des objectifs et d’en évaluer la mise en œuvre, elles peinent toutes à démontrer leur pertinence à promouvoir la diversité.
Par ailleurs, la longue expérience de la lutte en faveur de l’égalité professionnelle hommes/femmes démontre que les mesures incitatives s’avèrent inefficaces si elles ne sont pas complétées par une politique d’accompagnement et d’incitation à la négociation collective assorties de sanctions. Pour produire des effets mesurables, les actions en faveur de la diversité auraient tout à gagner à définir des obligations négociées, assorties de sanctions en cas de non-application.
Si, sur les lieux de travail, l’objectif est de réparer les situations passées et de travailler pour l’avenir, on ne peut se satisfaire de distinguer « ce qui est utile pour la connaissance » de « ce qui est valide ou efficace pour l’action ». Les deux restent indissociablement liés.
Anousheh Karvar
*.Ces données permettent l’analyse des emplois et des salaires selon la nature de l’emploi (durée, condition d’emploi, rémunération…), les caractéristiques du salarié (sexe, âge, qualification…) et de l’établissement employeur (secteur d’activité, lieu d’implantation, taille…).
Les mérites du flou
La France est-elle vraiment au bord de la « guerre communautaire » ? Le pays va-t-il « tout droit vers l’apartheid7 » ? Le commissaire à la diversité Yazid Sabeg dit en voir les premiers signes. On peut considérer qu’il pratique l’hyperbole dans ses interventions publiques, mais peut-être ressent-il le besoin d’élever la voix pour être entendu par ceux qui semblent s’être volontairement bouchés les oreilles, tant leur défense d’une certaine idée de la République est rigide. En tout cas, il est difficile de mettre en doute la sincérité d’un homme qui a consacré une bonne partie des dix dernières années à la poursuite d’une « démocratie pluraliste, attachée à la lettre, mais plus encore à l’esprit de notre héritage républicain8 ». Sa plus récente série de propositions, commandée par l’Élysée et mise à l’examen ici, représente sa recette pour réconcilier ceux qui sont divisés par « la lettre » et « l’esprit » : changer la loi.
M. Sabeg attire l’attention, à raison, sur le fait qu’il n’y a pas de cadre juridique et politique pour l’embrouillamini de mesures visant la discrimination dans la France contemporaine. Mais sa condamnation lapidaire de la « fiction politique » des slogans républicains, et de ceux qui « ignore[nt] par principe les différences », va à l’encontre de la nécessité de convaincre au-delà des clivages idéologiques. Après tout, ces idéaux ont honorablement servi pendant des moments critiques de la construction de l’État français moderne. Ils ont mis un terme à l’Ancien Régime et au féodalisme, et doivent rester la philosophie sous-jacente de la République. M. Sabeg serait plus à même de désarmer les critiques en embrassant la valeur positive de ces mythes au lieu de les dénoncer comme un simple anachronisme.
Cette mythologie est justement ce qui fait de la France un pays phare en matière d’immigration, et la République ne doit pas cesser de faire la promesse d’un traitement d’égalité uniquement parce que cette promesse est difficile à tenir. De même, il n’est pas honnête de dire que ceux qui s’opposent aux projets de M. Sabeg « refusent de voir les discriminations ». Ils sont simplement en désaccord sur les instruments les mieux adaptés à leur mesure. Surtout, le texte proposé par M. Sabeg évite délibérément d’entrer dans les détails de son programme. Il se contente essentiellement de poser un principe, selon lequel une réforme de la collecte des données serait utile – et il est difficile d’être en désaccord avec lui quand on observe les inégalités qui risquent de déchirer la société française actuelle. Mais quand il s’agit de décrire comment faire et à quelle fin le faire, ce sont justement les détails qui comptent, et non le principe.
La mise en œuvre : prudence et discrétion
Reconnaissons que M. Sabeg souligne pour le lecteur quelque chose d’important : la fiction des politiques de la diversité en France, l’existence de catégorisations et de politiques d’action positive qui ne disent pas leur nom. En fait, depuis les enquêtes révolutionnaires de Sos-Racisme sur les discothèques il y a quatorze ans, qui ont lentement ouvert les yeux de la classe politique, les ministères de l’Intérieur et de la Justice ont essayé de créer une police nationale plus diverse, ont ouvert des « téléphones verts » pour dénoncer les discriminations, et favorisé la poursuite judiciaire des auteurs de crimes racistes. Les deux derniers présidents ont nommé avec fierté des membres de gouvernement « issus de l’immigration », et même « des préfets d’origine musulmane » toujours sans approuver les « communautarismes », bien sûr. Sciences Po a réservé des centaines de places d’entrée, au bout du compte, à des catégories créées par la loi sur les Zep. Jamais le mot « quota » n’aura franchi les lèvres des différents auteurs de ces politiques, mais le public ciblé par ces politiques est clairement les « extra-Européens » que M. Sabeg a en tête.
Malgré les bonnes intentions de la lutte contre la discrimination, chacune de ces politiques a été limitée par le contexte d’ensemble, argumente Yazid Sabeg : il n’existe pas encore de statistiques ethniques, et les pouvoirs publics ne savent pas toujours comment procéder. Même si la méthode des patronymes est utilisée, ou encore celle du lieu de naissance et de la nationalité des parents, bien des informations continuent de passer inaperçues. Les associations de la société civile peuvent jouer un rôle utile – et ont réussi à attirer l’attention et à mesurer une partie des inégalités. Y. Sabeg lui-même a été à l’avant-garde de ces efforts dans le secteur privé : il a lancé « une Charte de la diversité dans les entreprises » en 2004, a aidé à organiser les efforts du « CV anonyme » et a diffusé un « manifeste pour l’égalité réelle » l’an dernier.
Il faut donc prendre au sérieux la frustration qu’éprouve Y. Sabeg devant les « politiques cosmétiques » et les demi-mesures, et son jugement selon lequel il est grand temps de passer d’une approche au cas par cas à une attitude préventive. Il fait valoir que les efforts privés – forcément fragmentaires – ont atteint leurs limites, et c’est un argument difficile à balayer. L’absence de données fiables est un problème qui se répercute à tous les niveaux d’analyse. Tout le monde est réduit au bricolage, à l’échantillonnage, aux mesures indirectes – et à l’intuition. Au bout du compte, qui d’autre que l’État peut mesurer avec précision la diversité au sein de l’armée, par exemple, ou parmi les six millions de fonctionnaires ?
Selon ses détracteurs, M. Sabeg voudrait s’attaquer aux symboles de la République, ou encore changer la Constitution – au lieu de poursuivre simplement une meilleure politique avec les mesures existantes. Mais il est difficile de prétendre que M. Sabeg n’a pas déjà essayé l’approche des petits pas que la France connaît bien : une poignée de stages par-ci, quelques contrats d’apprentissage par-là, ou encore quelques postes d’intérim réservés aux jeunes des quartiers sensibles… Il en a assez de proposer davantage de sensibilisation à la diversité aux chefs d’entreprise. Il connaît de première main les limites et l’imprécision de l’ensemble de ces indicateurs indirects et ces demi-mesures : le chômage reste toujours deux fois plus élevé chez les titulaires de diplômes issus de l’immigration, les deux tiers des CV envoyés avec un nom de famille maghrébin restent sans réponse, et l’Anru néglige certains quartiers dans le besoin car ils n’ont pas réussi à se qualifier pour les Zus (M. Sabeg siège à son conseil d’administration). En outre, constate-t-il, on a donné du pouvoir et des moyens à la Halde mais celle-ci n’a transmis qu’une poignée de cas au procureur de la République. Yazid Sabeg connaît bien ce chemin-là. Maintenant, il veut s’en remettre à des données froides qui permettront de bâtir une véritable « action positive ».
Il est possible que les défis de la discrimination exigent des statistiques d’évaluation du phénomène. Mais en fin de compte, le sort de ce projet dépendra de la spécification des détails. M. Sabeg veut faire mieux que le statu quo défendu par certains chercheurs et il détient, nous dit-il, la méthodologie requise. Mais il a souvent dissimulé le « comment » et en reste avec prédilection au « pourquoi ». Il convient néanmoins de répondre à la question suivante : quelle est l’envergure de la définition de l’adjectif « ethnique » dans l’expression « statistiques ethniques » ? « Pas question d’isoler des identités », écrit-il. D’accord, mais une fois qu’il aura déposé une liste définitive de cases à cocher, comment va-t-il éviter que d’autres groupes ne se « perdent » dans les statistiques, en dépit de ses bonnes intentions ? À un certain moment, il dit s’intéresser à un recensement des personnes ayant des origines « extra-européennes ». À un autre, il parle de « Noirs, Arabo-Berbères, Asiatiques ». Plus tard, il ne s’agit que d’« Arabes, Noirs, Asiatiques ». Parfois, il permet à d’autres catégories de s’infiltrer : « Phénotypes, couleur de peau, race, origine, religion. »
Ce manque de précision est un peu surprenant. Toutes les nationalités seront-elles recensées ? En cas d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, les Turcs français seront-ils toujours « extra-européens » ? Pourquoi ne pas compter les Européens de l’Est ou du Sud – après tout, les études Pisa ont montré que les descendants d’immigrés italiens peuvent toujours avoir des difficultés d’intégration à l’école, de même que les enfants issus des pays de l’ex-Yougoslavie candidats à l’Union européenne. Quels régionalismes et ethnies seront comptés ? S’il prévoit d’inclure le Berbère, le Kurde ou l’Arabe, alors pourquoi pas le Breton, le Basque ou le Corse – chacun étant potentiellement tout aussi lourd de conséquences pour l’autodéfinition des États-nations du bassin méditerranéen.
M. Sabeg a raison de rappeler le renversement ironique observé par tous ceux qui ont cherché à remédier à des situations d’inégalité dans les sociétés démocratiques : la reconstitution des groupes que l’émancipation ou la fin du féodalisme ou de la lutte contre le racisme avait cherché à « dissoudre ». Comment compenser les imperfections de la représentation démocratique, ou réparer l’injustice, sans redessiner de frontières autour de « catégories » de citoyens ? Ses propositions représentent-elles réellement une menace de la citoyenneté, comme le soutiennent ses détracteurs ? Et sont-elles vraiment si différentes de ce que la loi Waldeck-Rousseau fut à la loi Le Chapelier ? Ou de ce que la création d’un Consistoire israélite modifia, avec la décision prise par l’Assemblée nationale de mettre fin à un régime de citoyenneté séparée pour les Juifs dix-sept années plus tôt ? La République n’a jamais été totalement à la hauteur de sa rhétorique, et pour une bonne raison : la réalité pratique et les nécessités administratives de politiques publiques efficaces. Enfin, il ne faut pas non plus oublier la possibilité que ces données peuvent éventuellement présenter une preuve de l’assimilation, lorsque les « membres » de divers groupes exercent leurs « options ethniques » en s’identifiant (ou non) avec les autres membres de leur sous-groupe ou avec la société majoritaire.
À quelles fins ?
Donner une mesure concrète de la discrimination ethnique exige de donner les moyens de la combattre. Mais le même ensemble d’outils peut être utilisé pour des fins bien diverses, voire servir les objectifs politiques des deux extrêmes du spectre idéologique. Dans ce contexte, M. Sabeg n’a pas encore mis en évidence à quelle fin ces données devraient servir. On pourra certes afficher les inégalités dans les taux de diplômés du secondaire et de l’emploi ou la pauvreté, mais cela implique bien plus que des simples mesures d’une « lutte contre la discrimination ». Les résultats du recensement de M. Sabeg ne pourraient-ils se prêter à des argumentations favorables d’une nouvelle politique de redistribution économique, ou à un redécoupage de la carte électorale ? Ce qui sera mis en lumière pourrait conduire à une révolution de la politique sociale et des bases territoriales et socio-économiques sur lesquelles l’État français poursuit actuellement l’égalité.
M. Sabeg approuve la loi sur la parité hommes/femmes ainsi que les pratiques envers les personnes handicapées sur les lieux de travail, et ses alliés citent le fait que le président de Gaulle a lui-même réservé 10 % des emplois publics aux « Français musulmans » dans une directive du 1958. Il s’agit de solutions radicales qui choqueraient l’opinion si le même principe était appliqué aux « minorités visibles » d’aujourd’hui. Mais est-il si radical d’anticiper une nouvelle répartition de la représentation des minorités dans la fonction publique actuelle ? Il suffit de regarder le nombre d’Italiens du Sud dans l’emploi public italien (plus de 50 %), ou celui d’Afro-Américains dans le gouvernement fédéral américain (d’environ 10 % en 1938, il atteignait près de 18 % en 2006), d’admettre que des mesures d’aménagement dans l’État ont toujours fait partie de l’expansion de l’État-nation, et qu’il est normal que le centre négocie des ententes avec sa périphérie intérieure.
Prévenir les dérives
Nul ne peut douter de la pureté des intentions de M. Sabeg. Mais encore convient-il de se demander à quelle fin les informations qu’il recueille sont susceptibles d’être utilisées. Il est bien clair que le Commissaire de la diversité en 2009 ne propose pas de créer les outils d’un État raciste, mais peut-il garantir que plus aucun gouvernement français ne sera raciste à nouveau ? Ou encore, dans le cadre d’une lutte contre le terrorisme, qu’une intensification de la surveillance et un contrôle sur la base des origines n’auront jamais lieu ? Les listes de Juifs dont disposaient les différentes autorités nationales pendant la guerre n’avaient pas été établies à l’origine pour des fins de déportation. Il s’agit donc d’une question de prudence vis-à-vis de l’inconnu.
Par ailleurs, en contraste avec l’exactitude statistique, le « flou » est peut-être souhaitable dans certains domaines. Pour prendre l’exemple des cultes, le courtage délicat et nécessairement symbolique établi par l’État entre groupes nationaux, ethniques et sectaires pour arriver à la création du Conseil français du culte musulman, fonctionne car il s’agit d’un compromis abstrait. La situation pourrait être plus difficile si les différents représentants se dotaient d’armes statistiques pour affirmer le « vrai » poids démographique de telle ou telle communauté.
Il est donc temps que M. Sabeg dresse les limites extérieures de la future collecte de données, et identifie les éventuelles orientations que sa base de données pourrait prendre. Que signifie pour lui « réaliser la diversité sociale et de peuplement » ? Compte tenu de l’imprécision de cette discussion, on est tenté de rechercher des indices dans le passé, pour découvrir les éventuelles intentions du Commissaire. À une occasion, il avait parlé de « l’action positive » comme « la seule réponse possible à l’échec des politiques publiques qui ne savent pas gérer la diversité9 ». Son « manifeste pour l’égalité réelle » l’année dernière fournit tout un ensemble de priorités, y compris : engager des politiques publiques qui combattent les conséquences sociales des discriminations ; systématiser les politiques volontaristes de réussite éducative et la promotion des talents dans les quartiers populaires ; promouvoir des politiques urbaines qui permettent de réaliser la diversité sociale et de peuplement ; inciter fortement les employeurs et le premier d’entre eux, l’État, à mettre en place des politiques de promotion de la diversité, fondées sur l’obligation de résultat ; limiter les mandats électoraux pour forcer le renouvellement du monde politique ; soumettre les partis politiques à un pacte national de la diversité et l’organisateur d’un Grenelle de l’égalité réelle et de la diversité.
C’est là, en effet, que la discussion devient intéressante et que se retrouvent les ingrédients du vrai débat. Si le comptage et la classification soulèvent un tel brouhaha, on peut d’ores et déjà imaginer les étincelles qui vont suivre.
Jonathan Laurence
Des principes à la mise en œuvre
Il faut, comme le fait dans son article Yazid Sabeg, remonter à ce qu’il appelle « l’utopie créatrice » de la nation française pour mieux comprendre les enjeux du questionnement sur les statistiques, puis examiner les arguments pour et les arguments contre pour comprendre que l’on peut être, comme je le suis, partagée sur une telle décision tant elle se situe à un tournant important de la prise en compte de l’immigration et de ceux qui en sont issus dans la conception française de la citoyenneté.
Le rêve d’une société d’égaux, fondée sur la citoyenneté à la française
La révolution française a eu l’ambition de créer un homme nouveau, l’homme révolutionnaire, « héros de bon sens et de probité » selon Saint-Just et, par filiation, le citoyen. « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » dit l’article 1 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’idéal d’égalité a été poussé très loin par ceux qui ont attribué les inégalités essentiellement aux différences sociales. Les notions de capital culturel sont venues ensuite enrichir leur compréhension. Ce n’est que tardivement que l’existence de discriminations d’une autre nature est venue, sous l’influence de pays étrangers marqués par l’esclavage et par l’immigration et des institutions européennes, imposer la prise en compte de la dimension ethnique dans la mesure des inégalités. Ainsi l’article 13 du traité d’Amsterdam énumère-t-il, en 1997, la liste des discriminations contre lesquelles les politiques publiques des États européens doivent lutter, parmi lesquelles les discriminations fondées sur la race et l’origine ethnique. Le retard pris par la France pour prendre en compte ces inégalités par rapport à ses voisins est lié à la conviction largement partagée qu’à partir du moment où on avait énoncé les principes d’égalité, l’essentiel était fait, ce que Yazid Sabeg appelle « la cécité constitutionnelle ». Dans le même temps, la question de l’introduction de la diversité dans la Constitution a été posée, et la Commission présidée par Simone Veil y a répondu négativement, même si le thème de la diversité commence à faire figure de feuille de route dans l’espace public comme dans celui des entreprises. Le débat commence à agiter chercheurs et journalistes avec d’autant plus de vigueur qu’il s’inscrit au sein d’un tabou républicain selon lequel si la république fonctionnait correctement on n’aurait besoin ni de discrimination positive, ni de diversité, ni de statistiques ethniques, les trois étant d’ailleurs distincts.
Les statistiques ethniques, pour mesurer la diversité ou pour lutter contre les discriminations ?
Le Conseil constitutionnel, amené à se prononcer, le 15 novembre 2007, sur les statistiques ethniques introduites dans la loi Hortefeux de 2007 a décidé négativement, considérant que celles-ci étaient contraires à la Constitution : « La mesure des origines peut porter sur des données objectives » mais ne saurait, « sans méconnaître l’article 1 de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race ». La loi Informatique et libertés de 1978 prévoit huit cas (dont l’anonymat et le consentement exprès) dans lesquels le recueil de données ethniques est utilisé… La Commission Veil en 2008 s’est prononcée contre l’introduction du terme de la diversité dans la Constitution. Le parti socialiste a, de son côté, rédigé un texte de loi en février 2009 qui prévoit des enquêtes très encadrées (questions sur le ressenti d’appartenance, absence de choix de réponses prédéfinies, consentement exprès des personnes, autorisation de la Cnil), rejoignant ainsi les propositions du président de la République. La voie est donc étroite et il ne reste aux statistiques ethniques que la possibilité d’interroger les populations sur le ressenti de leur appartenance ethnique sous le couvert de l’anonymat et pour des enquêtes ad hoc sans ambition de recension nationale.
Comme l’écrit Yazid Sabeg, « ce ne sont pas les statistiques qui fracturent la société, ce sont les discriminations ». Pour les défenseurs des statistiques ethniques, l’argument selon lequel l’introduction de statistiques ethniques constituerait un meilleur outil de lutte contre les discriminations est indéniable. L’introduction de statistiques ethniques dans les données d’enquête comme dans celles des entreprises permet de mieux lutter contre les discriminations à l’embauche et de mieux y répondre. Il en va de même dans le logement, à l’école et dans les pratiques des institutions d’autorité (police, armée, prisons), tant vis-à-vis des publics concernés que dans le fonctionnement interne de celles-ci. Si l’on ne savait pas que M. H. est noir ou maghrébin, on ne s’expliquerait souvent pas pourquoi il a été victime d’un contrôle d’identité abusif suivi d’une garde à vue, par exemple. Les statistiques ethniques permettent aussi de mesurer les parcours d’intégration des populations issues de l’immigration et de donner un fondement objectif aux arguments selon lesquels il n’y aurait pas assez de minorités visibles à la télévision, dans l’armée ou dans les postes à responsabilité.
Les arguments contre les statistiques ethniques sont légion. La première objection est la confusion entre l’ethnique et le social, car la plupart des inégalités ethniques sont aussi sociales et territoriales. Le fils d’un ambassadeur marocain ou africain habitant dans le seizième arrondissement de Paris a moins de chances de faire l’objet d’une discrimination policière, scolaire ou dans l’accès à l’emploi qu’un enfant des « quartiers », même s’il peut être discriminé dans certains contextes. Les statistiques ethniques donnent une vision ethnique de la société française selon un critère, l’appartenance ethnique ressentie, qui n’est pas une donnée objective sauf pour les noirs. Et si les inégalités de traitement étaient avant tout sociales avant d’être ethniques ? À un moment où l’on observe une entrée dans la classe moyenne des populations issues de l’immigration accompagnée d’une construction plus complexe des identités on peut s’étonner que l’on veuille assigner à résidence ethnique des personnes qui, par leur parcours, ont réussi à s’en extirper. Car être « ethnique » ou le redevenir oblige, d’une certaine façon, à s’inscrire dans un certain déterminisme ethnique et, pour certains, à se voir catalogués comme tel, à adopter telle ou telle posture sur telle ou telle question (comme le conflit israélo-palestinien), à s’inscrire dans un comportement attendu et fixé à l’avance, à s’installer dans une identité prioritaire explicative du tout puisqu’il y a des politiques faites pour lutter contre, ce qui revient à privilégier l’ethnique par rapport au social, au religieux, au territorial ou à tout autre handicap.
Le deuxième argument est celui de l’utilisation qui peut être faite de ces statistiques, à des fins politiques. Certains rappellent les travaux sur la hiérarchisation des races et leur mesure qui ont conduit à la recension des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et qui ont permis la solution finale. Il y a toujours une marge d’incapacité à maîtriser l’utilisation de données recueillies pour la connaissance, à des finalités politiques.
Le troisième argument est qu’un tel outil est contraire à l’esprit d’une nation française fondée sur un projet politique commun, la nation, son contrat social et son idéal de vivre ensemble sans référence aux origines. Il change l’image que la société française a d’elle-même, de substituer au mythe de l’égalité et de la fraternité celui de la mixité ethnicisée alors que l’objectif des statistiques ethniques est de permettre un traitement plus égalitaire.
Un quatrième inconvénient des statistiques ethniques est qu’elles risquent de fournir les arguments contre lesquels elles veulent lutter. Le Front national s’est plu, dans le passé, à dire que les hôpitaux ou les prisons étaient remplis de Maghrébins et de Noirs, que les footballeurs étaient tous colorés. Les statistiques ethniques peuvent encourager à lire sous cet angle le nombre de personnes d’origine maghrébine ou noire dans les prisons, les hôpitaux, inscrites au Rmi, présentes dans les équipes de football, ou pratiquant le communautarisme dans le logement sans considération d’autres critères, donnant ainsi raison en apparence aux allégations les plus grossières sur l’« épreuve de vérité » à l’heure où les États-Unis en reviennent.
Le cinquième argument contre porte sur le lien entre la connaissance et les politiques publiques qui en découlent : le fait qu’il y ait des statistiques n’accélère pas nécessairement la résolution des problèmes. Il y a longtemps que l’on fait des statistiques sur les catégories sociales, que l’on mesure les différences de « capital culturel » sans avoir pour autant pu lutter efficacement contre les inégalités. Toute différence n’est pas une inégalité et toute inégalité n’est pas nécessairement une discrimination. L’objectif est-il une société de mixité ou d’égalité ? Le résultat de statistiques ethniques serait alors de valoriser la différence plus que la compétence selon des castings peopolisés en fonction de critères de visibilité ethniques qui favorisent l’ascension sociale d’une petite minorité sans entraîner la masse des discriminés.
En bref, la mesure de la diversité et des discriminations n’est légitime qu’à la condition d’être un outil de connaissance, strictement contrôlé quant à son utilisation et largement débattu quant aux politiques destinées à lutter contre les inégalités.
Catherine Wihtol de Wenden
Agir dans le monde du travail (2) : la diversité comme atout
La promotion de la diversité doit-elle passer par l’étape de la « mesure statistique des discriminations » ? Est-ce vraiment un préalable indispensable ? En gros, on voit bien que la diversité est insuffisante. Peut-on contourner le débat sur les chiffres, et comment ?
On doit en effet tout d’abord constater que la diversité progresse lentement, notamment dans les entreprises, et qu’il nous faut mieux évaluer cette progression pour être en mesure d’accélérer le mouvement. Mais la mesure statistique n’est pas un préalable indispensable à cette évaluation. La question sous-jacente est à mon sens celle de la détermination d’indicateurs transparents et objectifs reflétant de façon juste la progression de la diversité dans l’entreprise. À la Société générale, nous nous sommes fixés cinq critères quantitatifs et qualitatifs qui, selon nous, rendent compte correctement de nos avancées en la matière :
nombre d’accords signés avec les partenaires sociaux sur les différents thèmes touchant à la diversité (égalité professionnelle, handicap, personnes en difficulté d’insertion, seniors, etc.). Ces accords comportent souvent des objectifs chiffrés de progression. Par exemple, Société générale a signé trois accords de ce type ces dernières années, dont celui sur la parité qui a permis d’accroître le nombre de femmes cadres, passant de 35, 7 % en 2005 à 40 % en 2008 ;
nombre de salariés sensibilisés et formés à la non-discrimination dans le cadre d’un dispositif de formation ad hoc (inscription aux plans de formation professionnelle, formation en ligne…) ;
existence d’un travail régulier sur les processus de recrutement et de promotion, dans le sens d’une objectivation accrue de ces processus. Par exemple, Société générale vient de revoir complètement son processus de recrutement, ce dernier présentant désormais une transparence et une traçabilité accrues. Ce travail a été conduit en liaison avec la Halde ;
importance des recrutements sous la forme de l’alternance, qui reste un mode de formation initiale amenant « naturellement » plus de diversité dans l’entreprise ;
expérimentations engagées sur les publics potentiellement discriminés : par exemple, le parrainage de jeunes diplômés des zones urbaines sensibles (ZUS), qui peut se mesurer quantitativement.
Pour beaucoup, le sujet n’évoquait jusqu’à présent que l’outil assez rebutant des « quotas ». Quelles sont les alternatives à une stratégie des quotas ?
L’alternative se trouve dans les accords avec les partenaires sociaux. En effet, l’accord négocié permet de calibrer les objectifs chiffrés en fonction de la réalité du marché du travail dans le secteur de l’entreprise considérée, à la différence des quotas. La vertu principale du dialogue social en la matière est à mon sens de « se mettre collectivement la pression » car la mise en œuvre des accords donne lieu à un suivi régulier et exigeant en interne. C’est un mérite des accords d’entreprise, les accords de branche étant moins vertueux dans la mesure où ils permettent parfois à l’entreprise de se contenter d’un affichage sans engagement véritable.
Quelle différence faire entre « représentation des minorités » (qui est le thème qu’on développe sur ce sujet à propos de la vie politique ou de la visibilité dans les médias) et « promotion de la diversité » qui semble un objectif plus pertinent pour le monde du travail ?
La représentation des minorités est un thème politique indissociable de l’apaisement des tensions sociales. La promotion de la diversité dans l’entreprise a pour finalité la performance économique accrue in fine, même si cette plus-value n’est pas immédiatement visible ni mesurable. Le pari fait par l’entreprise est celui de l’avantage concurrentiel qu’elle retirera, à terme, de la mise en réflexion commune d’intelligences non formatées selon le même modèle.
Comment plaider en faveur de la diversité dans un collectif de travail qui a ses propres priorités ? Concrètement, quels sont les arguments qui apparaissent recevables (ou non) par les salariés et par les diverses instances dirigeantes ?
Dans l’entreprise, les arguments plaidant en faveur d’une plus grande diversité et qui permettent d’interpeller salariés et dirigeants sont de divers ordres : la diversité favorise l’innovation, et par conséquent le développement de l’entreprise ; la diversité améliore l’image employeur d’un groupe, et donc le rend plus attractif à une époque où une guerre des talents sévit au sein du monde économique ; la diversité relie le travail à la « vraie vie », elle donne du sens à l’exercice professionnel et favorise la motivation ; la diversité rend collectivement plus performant parce que l’accueil et l’intégration d’un collaborateur de profil différent renforcent l’esprit d’équipe ; enfin, la diversité fait à terme gagner une part de clientèle, celle-ci étant plus à même de s’adresser à une entreprise dans laquelle elle se reconnaît.
Richard Ozwald
Reconnaître la diversité
Du fait de l’emprise du discours xénophobe de l’extrême droite, des discriminations inscrites dans les pratiques administratives et les multiples formes légales de la préférence nationale10, mais aussi, et peut-être surtout, du fait de comportements quotidiens à travers lesquels nous manifestons que nous ne voulons pas partager les mêmes quartiers, être soignés dans les mêmes dispensaires, envoyer nos enfants dans les mêmes écoles que ces « gens-là », diverses formes de ségrégation se sont développées ou maintenues dans la société française. Ces questions ne découlent pas seulement de l’importance du mouvement migratoire extra-européen mais aussi de la concentration aux marges de nos villes d’une population défavorisée venue pour l’essentiel d’Afrique et marginalement de Turquie, des distances prises de manière plus ou moins délibérée par les autochtones avec les Antillais, les Réunionnais, les migrants et les descendants de migrants africains, parfois installés sur notre sol depuis plusieurs générations. Elles résultent des inégalités d’accès à l’emploi, à des services de santé de qualité, à de bonnes écoles, aux postes à responsabilité dans l’entreprise et dans la vie publique qui épousent des clivages ethnoculturels.
Cet état de choses a été favorisé par une cécité volontaire, véhiculé par des cadres de pensée vieillis et inadaptés à un monde globalisé. Les plus ardents thuriféraires de l’idéologie républicaine le reconnaissent.
Il […] apparaît aujourd’hui de manière évidente que les statistiques françaises qui refusaient de prendre en compte la religion ou l’origine historique dite « ethnique », était l’expression directe de l’utopie créatrice de la citoyenneté selon laquelle on est également citoyen quelles que soient sa religion et son origine historique11…
La nécessité de changer la représentation que la société française donne, et se donne, d’elle-même et de sa diversité ethnoculturelle commande les questions de mesure et d’évaluation. Aussi, la mise en place d’un Comité pour la mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations n’engage pas seulement une question technique de statistiques ethniques, elle pose à la société française des questions touchant les inégalités de représentation, les inégalités de traitement et les inégalités d’accès à des ressources selon l’origine ethnoculturelle.
Mettre l’accent sur la discrimination ou sur la diversité ?
Il n’y a pas lieu de ne retenir que les différences qui renvoient à la couleur de la peau, ni de les écarter : elles se combinent avec des distinctions qui tiennent aux comportements, aux modes de vie, à la culture comme héritage et comme affiliation. Tout au long de l’histoire, des classifications hybrides renvoyant à des dimensions à la fois matérielles et symboliques ont été employées pour distinguer des groupes culturels. Les termes qui désignent l’origine nationale, ethnique, culturelle, les différences de couleur de peau ne sont pas équivalents, pourtant leurs frontières sont floues et leurs usages souvent confondus. Comme le note A. Morning12, tels qu’ils sont employés par plus d’une centaine de recensements nationaux les mots race, ethnicité, nation, groupe d’origine véhiculent presque tous une idée d’ascendance commune ou d’identité d’origine géo-historique. Les Afro-Américains se distinguent ainsi des Euro-Américains par cette différence d’origine. Le mot race, dont on peut regretter l’usage en raison de ses connotations biologisantes, est employé le plus souvent dans les recensements comme synonyme de peuple, de communauté historique sans référence à la biologie. L’idée de descendance commune ou d’origine ethnique recoupe d’ailleurs dans ces documents une provenance plus qu’une origine généalogique au sens strict. Il n’y a pas de définition des appartenances ou des frontières identitaires qui ne soit une construction ad hoc : certains privilégient l’idée d’une langue, d’une histoire, d’un territoire communs, d’autres des références collectives subjectives (c’est la définition de l’ethnicité retenue par Max Weber). Le recensement sénégalais contemporain, par exemple, distingue les Sénégalais répartis en groupes ethniques – Wolofs, Sérères, Mandingues, etc. – et les étrangers. En Nouvelle-Calédonnie, comme en Australie, les indigènes forment une catégorie de dénombrement. À ces dimensions s’ajoutent les divisions associées à la couleur de la peau. En effet, si l’on ne prenait en considération que le lieu de naissance ou la langue parlée, on ne distinguerait pas les Noirs-Américains des Blancs. Ainsi, dans la plupart des régions du monde, les autochtones, les allochtones et les diverses combinaisons de leurs descendants font l’objet de catégorisations qui évoluent en fonction de l’hybridation de la société. Dans une mesure variable mais jamais réductible à des différences économiques, de ces divisions dépendent les lieux de vie, les comportements, l’accès aux ressources. Les ignorer ou les négliger revient à projeter sur la société un déni de son histoire, une abrasion de la mémoire au nom d’un idéal plus ou moins mythique. Il faut prendre acte de cette diversité de notre société ni pour la renforcer, ni pour la dissoudre mais pour en articuler politiquement les éléments.
Cette proposition apparemment banale ne fait pas consensus. La position des syndicats de l’Insee récemment diffusée illustre ce point :
La religion […] est une opinion et n’a pas à être enregistrée et encore moins la « race » et l’« ethnie » qui sont des créations, et donc artificielles.
Elle me paraît extrêmement caractéristique de cet ethnocentrisme français, étroit et daté. En quoi le fait d’enregistrer que je me rends à la mosquée ou que mon fils a suivi l’école coranique est-il une opinion et non une pratique (sous des formes variables, la confession est enregistrée en Europe du Nord) ? Quant à qualifier la référence à l’ethnie d’artifice, cela laisse supposer que nous n’enregistrerions que des données non artificielles. Naturelles ? Des catégories comme la profession se fondent sur des éléments qui sont ni plus ni moins artificiels et pourtant personne n’a l’idée de récuser leur utilité. Le recensement américain est un des seuls à maintenir à la fois un enregistrement renvoyant à la couleur de la peau (dénotée par le mot race) et à l’ascendance (ancestry). Les analyses qui ignoreraient la color line passeraient aux États-Unis à côté de l’essentiel en raison de l’absence quasi totale d’intermariage entre Noirs et Blancs (0, 30 % de couples noir/blanc en 1960 et 0, 67 % en 2006). Ces questions embarrassantes de mesure ne se poseraient pas avec acuité si, de l’intérieur de nos sociétés, des frontières entre les groupes de provenance, les membres de différentes confessions, les individus de diverses couleurs de peau ne tendaient constamment à se recréer et à se maintenir.
Que faut-il apprécier ?
Comment rendre compte positivement de cette diversité ? On doit multiplier les formes de la reconnaissance qui implique de représenter, notamment dans le discours et les rapports publics, la présence de divers groupes culturels. En premier lieu, si l’on veut véritablement inclure les composantes qui forment notre société il faut leur donner une représentation à différents niveaux. Cette exigence a des fondements philosophiques dont C. Taylor a fourni l’expression la plus conséquente. Représenter la diversité et d’abord se représenter notre société dans sa diversité est un des aspects majeurs de la reconnaissance que nous devons donner aux diverses composantes de notre population. Ce besoin de reconnaissance doit être conçu comme essentiel :
Une personne ou un groupe de personnes peuvent subir un dommage […] si la société qui les entoure leur renvoie une image limitée, avilissante ou méprisante d’eux-mêmes, écrit-il13.
Cette exigence cognitive et symbolique est très forte, elle comporte le triple impératif d’asseoir les mesures sur des bases solides, de rendre compte des assignations et de faire droit à l’expression des subjectivités. Cette reconnaissance n’implique pas, selon moi, une représentation des groupes d’origine à tous les niveaux de la société à due proportion de leur place dans la société mais de lutter contre les inégalités de représentation les plus scandaleuses. Aux inégalités de représentation s’adjoignent deux inégalités également associées à l’ethnicité : des inégalités de traitement et les inégalités d’accès aux « ressources primordiales » (éducation, logement, santé, emploi).
La lutte contre les discriminations s’accorde plus facilement avec notre héritage politique que cette exigence d’équité. On admet qu’il y a des inégalités justes quand les rétributions dépendent des qualifications ou de l’ardeur déployée dans une tâche. Une discrimination ethnique est une inégalité de traitement ou de rétribution fondée sur une caractéristique ascriptive des individus comme le sexe ou la couleur de la peau. Il faut donc pouvoir mesurer ces inégalités injustes. Contrairement à ce qu’affirme Y. Sabeg, une « observation directe des discriminations » est impossible. L’imputation de l’inégalité de traitement à des caractéristiques ascriptives ne peut être qu’indirecte, produite par des protocoles expérimentaux (testing entre autres) ou statistiques (modèles explicatifs). On ne peut qu’inférer une discrimination en constatant qu’une inégalité de traitement ou de rétribution n’est pas explicable par la qualification, l’habileté, la compétence ou les dons. C’est dire combien cette mesure repose sur des valeurs.
La seconde dimension des inégalités concerne l’accès aux biens de base. Si l’on constate que l’accès aux bonnes écoles, aux services de santé de qualité est moindre pour les Domiens ou les populations issues de l’immigration, ne serait-il pas judicieux, dans une perspective inclusive, de favoriser un accès équitable ? À ce point surgit une difficulté : on admet de compenser par des allocations ou la fiscalité, les revenus des plus pauvres, on voit mal comment justifier, sur un plan éthique, une allocation de biens rares (et non divisibles, à l’inverse de la reconnaissance) selon des critères ethnoculturels. On a envisagé, par exemple, la possibilité de quotas méritocratiques14 : 5 % des places dans les classes préparatoires réservées aux meilleurs élèves des lycées des quartiers sensibles, prenant donc en compte un double critère, le lieu de résidence et le mérite. Il n’y a pas là, pense-t-on, d’allocation de ressources sur un critère ethnoculturel. Cependant, il s’agit bien d’une allocation indirectement ethnoculturelle au mérite dès lors que pratiquement la moitié de la population de ces quartiers sensibles est composée d’immigrants d’origine africaine ou turque. Toutefois, le caractère indirect a de l’importance sur le plan éthique. Dans la mesure où elle est indirecte, l’allocation n’est pas un droit réservé à un groupe mais lui est conférée seulement dans la mesure où les familles de cette origine sont surreprésentées dans ces quartiers, elle est appelée à disparaître avec cette surreprésentation. Une telle mesure reconnaît les effets négatifs de la concentration des familles immigrées, sans constituer au sens strict un quota ethnique, elle va bien au-delà de la lutte contre les discriminations mais exige, comme elle, une connaissance de la diversité ethnoculturelle de notre société.
Comment mesurer les inégalités de reconnaissance de traitement et d’accès aux biens de base liées aux différences ethnoculturelles ?
Il n’y a pas de bonne mesure, il n’y a que des compromis entre des exigences contraires. Y. Sabeg fait une critique des indications précieuses fournies par les patronymes et les lieux de naissance qui n’est ni sérieuse ni fondée lorsqu’il écrit :
Cette focalisation sur l’ascendance trahit le désir de renvoyer les individus à des origines permanentes et historicisées [sic]… ajoutant que l’oubli des origines est bien ce qui fonde notre identité commune [resic].
Dans une perspective qui tourne le dos à l’assimilation, faut-il oublier les origines ? Nous avons besoin de plusieurs types de mesures. Pour évaluer la diversité et les discriminations, il me semble judicieux d’ajouter, ou de reprendre, dans le recensement, l’enregistrement du lieu de naissance et de la nationalité des parents, des langues maternelle et paternelle, éventuellement d’un enseignement religieux reçu (fréquentation d’une école confessionnelle) et de rendre les résultats de ces comptages accessibles à tous, non pas seulement globalement mais à une échelle infra-communale (préservant les conditions de confidentialité dès que la population de la commune est insuffisante).
Je ne crois pas qu’il soit souhaitable d’inclure dans le recensement des éléments d’identité ou d’appartenance subjectives, ni de tenter de représenter à ce niveau les divisions qui tiennent à la couleur de la peau. Sur un plan technique, cela n’ajoute pas de précision aux estimations, prendre en compte dans leur complexité les éléments qui renvoient à l’identité et aux assignations requiert des protocoles d’enquête adaptés qui de plus, à l’inverse du recensement, n’ont pas pour l’enquêté un caractère obligatoire. Ainsi, les enquêtes publiques, comme l’enquête Trajectoires et origines (TeO), pourraient être renouvelées à intervalles réguliers. Elles sont nécessaires pour fournir un tableau des identités, assignées ou revendiquées, sur lesquelles peuvent s’appuyer à la fois la reconnaissance de la diversité et la lutte contre la discrimination ou l’inégalité d’accès aux biens publics.
Hugues Lagrange
- *.
Anousheh Karvar est secrétaire nationale de la Cfdt, chargée des questions internationales et de société ; Hugues Lagrange est directeur de recherches au Cnrs (Osc, Sciences Po) ; Jonathan Laurence est Assistant Professor of Political Science, Boston College ; Richard Ozwald est directeur de l’insertion et de la solidarité au groupe Société générale ; Lucile Schmid est conseillère régionale socialiste ; Richard Senghor est haut fonctionnaire, ancien conseiller à l’action sociale et à l’intégration de Jean-Pierre Raffarin ; Catherine Wihtol de Wenden est directeur de recherche au Cnrs (Sciences Po, Ceri).
- 1.
Source : Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
- 2.
Des questions comme : « De quelle couleur de peau vous diriez-vous ? », « Avez-vous une religion ? Si oui, laquelle ? ».
- 3.
http://www.elysee.fr/search?q=discours+polytechnique &site=elyseev2 &proxystylesheet=v2 &output=xml_no_dtd&client=v2&lr=lang_fr&ie=utf8&oe=utf8&mode=html&getfields=video-image.nxtitle.nxcategory.topic.media-image
- 4.
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/084000758/0000.pdf
- 5.
On se souvient peut-être de la très vive polémique qu’ont provoquée en 1998 les travaux de Michèle Tribalat, chercheur à l’Ined qui avait étudié l’intégration des immigrés en s’intéressant à la dimension ethnique de la question, en se fondant sur la langue maternelle des enquêtés et de leurs parents ainsi que sur le lieu de naissance des individus et de leurs parents. Aujourd’hui, la Cnil elle-même y encourage : nationalité, lieu de naissance des personnes, mais aussi de leurs parents, peuvent être demandés, dès lors que les réponses demeurent facultatives, fondées sur l’autodéclaration, et confidentielles. Elle admet l’utilité de l’analyse patronymique, sous réserve qu’elle n’aboutisse pas à un classement dans des catégories « ethnoraciales »…
- 6.
« Le moyen de mettre fin aux discriminations en fonction de la race est de mettre fin aux distinctions en fonction de la race », conclusion d’un arrêt du 28 juin 2007 de la Cour suprême américaine rapportée dans le rapport du comité Veil, p. 69 : on retrouve cette volonté de sortir de « l’impasse raciale » pour traiter la question sociale exprimée avec force dans le fameux discours prononcé le 18 avril 2008 à Philadelphie par Barack Obama.
- 7.
« La France va “tout droit à l’apartheid”, s’inquiète Yazid Sabeg », Associated Press, 21 janvier 2009.
- 8.
Yazid Sabeg et Claude Bébear, « Charte de la diversité dans l’entreprise », Institut Montaigne, 22 octobre 2004.
- 9.
Marc Durin-Valois, « Intégration : la France en panne de modèle », Le Figaro, 15 octobre 2007.
- 10.
De ce point de vue comment, en France, concilier la politique actuelle à l’égard des réfugiés et du séjour avec la prétention à accueillir la diversité ?
- 11.
D. Schnapper, intervention au colloque sur les statistiques ethniques, Cas, Maison de la chimie, octobre 2006.
- 12.
A. Morning, “Ethnic Classification in Global Perspective: A Cross-National Survey of the 2000 Census Round”, Population Research Policy Review, 27, 2008, p. 239-272.
- 13.
Voir C. Taylor, Multiculturalisme, Paris, Flammarion, 1997, p. 41.
- 14.
Patrick Weil, la République et sa diversité. Immigration, intégration, discriminations, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2005.