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Introduction. Culture numérique : l’adieu au corps n’a jamais eu lieu

mars/avril 2009

#Divers

Comment appréhender le temps actuel – l’époque des médias ubiquitaires, des bornes wi-fi fleurissant dans nos cités, des adolescents vouant leurs nuits aux jeux vidéo en réseau, des aînés partageant les photos des vacances sur Flickr.com ? C’est William Gibson, poète de la science-fiction et (selon ses propres dires) « inexcusable » inventeur de la notion de cyberespace, qui nous fournit une clé de lecture très pertinente. Il y a quelques années à peine, explique-t-il dans son dernier opus, les ordinateurs existaient « dans le monde » : tout comme la télévision, la radio ou le téléphone, ils n’étaient que les objets d’une réalité qui les entourait. Maintenant, c’est eux qui « entourent le monde » (comprise the world1). Si nous avons pu nous bercer dans la douce illusion que les artefacts numériques étaient des outils parmi tant d’autres, aujourd’hui cette illusion s’est dissipée.

Comment habiter cet espace insolite mais déjà familier, constitué en même temps d’information pure et de matière sensible ? Avec quel corps évoluer dans ce nouveau contexte ? Parce que force est de le reconnaître : malgré les annonces de sa liquidation prématurée par voie virtuelle, le corps est loin d’avoir disparu. Hybridé avec les machines à calculer, mis en abîme dans des jeux d’avatars en ligne, promis à de nouveaux plaisirs et à de nouvelles tâches, il est bel et bien là, au centre exact de la société numérique. Et pourtant, quel sens donner à sa présence ?

Voilà les questionnements qui sous-tendent les textes présentés dans ce dossier d’Esprit. Issues de l’histoire, de la sociologie ou des science studies, ces contributions dessinent un tableau de la société du numérique, en révélant les trajectoires politiques, les lignes de force et les tensions sociales qui la traversent.

L’entretien d’ouverture avec l’historien Georges Vigarello se veut un effort de mise en perspective des représentations du corps associées aux usages technologiques. Avec notre modernité un véritable « régime de métaphores corporelles » se met en place. La machine est avant tout un outil des activités humaines, que le corps touche et qui inspire le corps. C’est dans cet aller-retour entre technologie et chair que la corporéité est vécue aujourd’hui. La machine nous « impose une nouvelle écoute du corps », elle engage à une recherche originale de sensations et de formes de l’apparence.

À Patrice Flichy revient la tâche de décliner ces nouvelles perspectives sur le corps selon différents milieux sociaux. Le corps mis à l’épreuve par les mordus d’informatique. Le corps voué au divertissement et à l’expressivité des visionnaires des mondes virtuels. Le corps qui se fait programme de vie des passionnés d’échanges en ligne. Toutefois, cette diversité d’acteurs et d’expériences compose un discours affichant un haut degré d’unité.

Il faut alors se tourner vers certaines sources canoniques, vers les textes fondateurs de la culture du numérique. L’un de ces textes est justement interrogé par Delphine Gardey, qui propose une relecture du Manifeste Cyborg de la féministe Donna Haraway. Mi-homme mi-machine, le cyborg est une caricature de l’usager « scotché » à son clavier et à son écran. Un être fantastique, à la fois organique et mécanique, qui s’avère être le symptôme du nouveau capitalisme des technologies, de la bioscience, de l’expropriation du vivant à des buts de profit. Mais le cyborg peut aussi devenir un appel aux armes pour réaliser une « utopie monstrueuse » qui « refigure, transfigure un présent tout autant monstrueux ».

Une attitude utopiste, c’est la thèse que nous soutiendrons dans notre propre article, a incontestablement façonné les modalités d’interaction mutuelle entre les institutions biomédicales préposées au gouvernement du corps et les franges les plus militantes de la culture numérique. Un tournant historique a été engagé à la moitié des années 1980, quand on a assisté en même temps à l’explosion de l’épidémie de sida et à l’essor de la micro-informatique de masse. Des réseaux de « désobéissance civile électronique » ont provoqué une crise de confiance vis-à-vis des pouvoirs cliniques. En faisant cela, ils ont cherché à imposer un nouvel idéal de santé et de « mieux-être », auquel le secteur médical n’a pu demeurer indifférent.

Reste à examiner comment ce nouvel idéal peut être réalisé dans la pratique. C’est ce que fait Alain Léobon, en étudiant l’impact des réseaux numériques sur la prise de risque des hommes gay adeptes de certaines formes de sexe non protégé. Un défi jeté au « médicalement correct », sans doute, mais certainement pas une posture suicidaire d’abjuration du corps et de la santé. Au contraire, c’est une gestion alternative de cette dernière, affranchie de la mainmise médicale, qui est en jeu ici. Grâce à l’information circulant en libre accès sur l’internet, la prise de risque est maîtrisée et assistée par les moyens télématiques.

Le thème de la mise en question des normes régissant la corporéité, qui irrigue tous les textes composant ce dossier, se retrouve aussi dans la contribution de Pascal Froissart. Les images « rumorales » de corps qui défilent sur l’internet ne peuvent pas échapper à une certaine tentation monstrueuse. Le corps devient alors représentation carnavalesque, grotesque, miroir renversé de la norme socialement acceptée. Mais il devient aussi la ratification d’un lien social, basé sur le partage entre internautes du temps, des ressources, des contacts, des savoir-faire. La rumeur électronique – notamment la rumeur portant sur des images corporelles – sert à « faire lien » et, par cela, à « faire corps ».

Dans leur variété, ces contributions affichent une intention commune : le recadrage des craintes d’« oubli du corps » dans la culture technologique. Si on a pu annoncer, à tort et à travers, la perte du corps – comme autrefois on annonçait la mort de Dieu –, c’est que justement le corps demeure au centre des préoccupations des individus dans les sociétés contemporaines. La peur de le voir disparaître, englouti par un écran d’ordinateur, est moins un risque réel qu’une réaction paradoxale à son hypertrophie imaginaire, à son omniprésence. Notre société exalte le corps en référent ultime. Parler d’adieu au corps dans la culture du numérique n’équivaudrait-il pas à le « désancrer » de son contexte culturel, dont le phénomène technologique constitue le chiffre distinctif ? Ce que les textes présentés ici se proposent de faire est justement de contrer cette posture théorique.

L’essentiel de la corporéité utopique colportée par la culture numérique réside dans ses valeurs de « mise en puissance » (empowerment) individuelle à travers le corps et à travers les médias électroniques. À l’heure actuelle, souligne la philosophe Isabelle Queval2, le corps est principalement vécu comme un projet de soi. Et dans la trajectoire de l’utopie de la corporéité numérique, cette tendance se reflète d’une manière exemplaire.

  • 1.

    William Gibson, Spook Country, New York, Putnam, 2007.

  • 2.

    Isabelle Queval, le Corps aujourd’hui, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008.

Antonio Casilli

Maître de conférences en humanités numériques à Télécom ParisTech et chercheur au Centre Edgar-Morin de l’EHESS. Ses recherches portent principalement sur la politique, la santé et les usages informatiques. Il a mené plusieurs terrains d’enquête internationaux (notamment aux EU, en Chine et au Brésil). Depuis 2009, il coordonne des projets de recherche sur les réseaux sociaux en ligne, la santé et…

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