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Le roman et la mémoire difficile de la guerre d'Algérie. À propos de Laurent Mauvignier (Des hommes) et d'Annelise Roux (la Solitude de la fleur blanche)

octobre 2010

#Divers

À propos de Laurent Mauvignier (Des hommes) et d’Annelise Roux (la Solitude de la fleur blanche)

Le silence entourant la guerre d’Algérie a aussi touché le roman français. Laurent Mauvignier explore précisément le mutisme des anciens d’Algérie mais aussi la remontée brutale de la mémoire, les cassures familiales et le doute instillé par la guerre : les jeunes appelés sont-ils restés des hommes ? En parallèle, le texte d’Annelise Roux offre le point de vue de ces « pieds-noirs » qui ne pouvaient plus trouver leur place sur aucune des deux rives de la Méditerranée.

Un seul territoire est au centre de ces deux ouvrages : l’Algérie en guerre et au sortir de la guerre. Les personnages y expriment leur malaise d’avoir été pris dans ces années de conflits entre deux nations. Cette Algérie suscite en chacun des conflits intérieurs sourds mais jamais éteints.

Laurent Mauvignier livre, dans une écriture forte et sensible, l’histoire d’une déchirure jamais refermée d’appelés du contingent. Annelise Roux exprime le mal-être de ceux qui, nés de l’autre côté de la Méditerranée, seront appelés des « pieds-noirs ». Le conflit intérieur devient ici le réceptacle du conflit extérieur entre la France et l’Algérie. Elle l’exprime dans toute cette profondeur difficilement comprise par les Français de France, confortés dans leur déni de responsabilité par les stéréotypes simplistes.

La douleur qui revient

Laurent Mauvignier a écrit sept livres avant de publier Des hommes1. La guerre d’Algérie lui donne l’occasion d’écrire un roman sur la mémoire. Il la met en scène à travers la mémoire, longtemps refoulée chez ces appelés qui ont servi la France en 1960 pendant cette guerre qui ne portait pas son nom et dont on déniait la nature en parlant « d’événements ».

Les romanciers français ont longtemps manqué d’audace, laissant cette guerre dans l’ombre, refoulée. Était-ce par prudence, pour ne pas soulever des conflits touchant à l’histoire nationale des dernières cinquante années et ne pas raviver les blessures qui avaient touché au plus profond des êtres ?

Redécouvrir la mémoire collective de la guerre d’Algérie, c’est aussi, pour lui, retrouver une mémoire familiale. Son père avait passé vingt-huit mois en Algérie, pendant cette guerre, et rapporté des photos personnelles et des souvenirs indicibles des horreurs vécues par les soldats. Laurent Mauvignier avait 15 ans quand son père s’est suicidé. Pourquoi ce drame ? Était-il lié à ce que son père avait vécu auparavant de l’autre côté de la Méditerranée ?

Mon père a fait la guerre d’Algérie et en a ramené plein de photos… sur lesquelles il n’y a rien, et ça me perturbait beaucoup. Lui n’en parlait pas, c’est ma mère qui me racontait ce qu’il avait vécu, des histoires horribles […]

Il s’est suicidé quand j’étais adolescent. Il m’a fallu des années pour me dire que, peut-être, le fait d’avoir participé à cette guerre et d’avoir vu ces choses avait contribué à son suicide. Il y est resté vingt-huit mois, ce n’est pas rien. J’ai entendu aussi l’histoire de types qui devenaient fous. Cela ressemble à un cliché, mais ça m’a aussi intéressé de trouver le moyen, techniquement, de dire ces clichés2.

Dans son roman, Mauvignier essaie de relier la cause à l’effet, de montrer comment, quarante ans après, la mémoire des violences de la guerre émerge et perturbe ceux qui les ont vécues.

Aujourd’hui encore, cette « guerre honteuse » revit dans un aprèscoup conflictuel, touchant à l’idée qu’on se fait de la dignité de la nation. Les personnages de Mauvignier expriment la douleur de ce passé qui ne passe pas. L’après-coup de la violence vécue s’est inscrit pendant des années sourdes dans le non-dit, puis ressort quand rien ne peut plus la contenir. L’auteur nous fait participer au cheminement de l’écriture :

Oui, mais pour le dire, pas pour le réparer. Plutôt pour tourner autour, pour le souligner, comme on souligne un corps invisible. Ça, c’est vraiment le propre du roman, c’est ce que l’histoire, la philo ou la sociologie ne peuvent pas faire. Le roman peut montrer les manques mais il ne s’agit jamais pour lui de donner des réponses. Le roman, c’est l’art de reformuler les questions3.

Le titre lui-même, Des hommes, interroge les situations vécues. Restent-ils « des hommes » ceux qui, parmi les militaires, accomplissaient des actes de torture, des viols, qui leur étaient imposés, commandés ? Restent-ils des hommes quand la banalité de la violence devient une routine, quand les affrontements meurtriers deviennent fréquents entre Algériens et Français ?

Tout cela était enfoui si profondément qu’on n’en parlait plus, comme si ce passé était dépassé. Mais il resurgit et la mémoire est grande ouverte quand un ancien d’Algérie, marginalisé, en rupture, clochardisé, se venge confusément de cette période en agressant une famille d’émigrés algériens. Dans un face-à-face tendu, ils deviennent ensemble les représentants de ceux qui s’affrontaient en Algérie. Ensemble, ils revivent le passé, revenant en force à la surface d’un silence de plus de quarante ans. En rythmant son livre comme une tragédie en quatre temps (« après-midi », « soir », « nuit », « matin »), Laurent Mauvignier fait participer le lecteur à la douleur de « ces hommes » qui resteront toujours, comme des tatouages vivants, des marques dans notre propre mémoire, une mémoire commune.

Le stigmate et l’identité

Dans la Solitude de la fleur blanche, Annelise Roux écrit sur le « mal-être » de celui qui est né de l’autre côté de la Méditerranée.

Nous venions de nulle part, d’un trou noir mental appelé Algérie, nous étions louches, sans le sou, dénudés de qualification particulière, des prolétaires ayant été sans le moindre égard jetés dehors de ce qu’ils considéraient être chez eux, ficelés dans le silence4 […]

Comment celui qui est désigné comme « pied-noir » se vit-il dans le regard de l’autre, le Français de France et l’Algérien ? L’auteur fait un portrait vivant, toujours en mouvement, de cette identité fabriquée par le regard de l’autre, celui qui est de l’autre côté. Une séparation s’exprime parfois très franchement par les mots qui tranchent ou quelquefois de façon subtile en degrés de méfiance interrogative.

Annelise Roux ouvre son ouvrage sur ces lignes :

J’ai dans la tête des images inventées, des visions tour à tour saugrenues, fausses et véridiques, puissamment.

Elle mêle la réalité vécue à son imagination pour dire une mémoire à peine survivante, trop souvent instrumentalisée. Annelise Roux respecte l’authenticité, l’expérience vécue par ces hommes, ces femmes, ces enfants, « ficelés dans le silence »…

Elle ne cède rien à la forme. L’écriture fine et musicale raconte un exil difficile et la recherche de ses origines familiales. Elle y découvre son territoire déclassé puisqu’elle est de « ceux qui sont nés du mauvais côté de la barrière, dans le camp des “colonialistes” ». L’assignation historique devient son territoire de travail sur la langue.

Elle évite la nostalgie et la mélancolie des regrets. Elle sait, par le détournement et l’humour, nous faire prendre conscience de cette identité décalée, « Algériens de naissance, “pieds-noirs” assignés, français surveillés », en retrait pour ne pas attirer le regard de ceux qui sont nés du bon côté. En Algérie, une expression était courante pour dire « ne pas se faire remarquer » : « Passer entre le mur et l’affiche. » Voilà qu’ils vivent quotidiennement ce « passage » sous les regards d’incompréhension. Telle est la « solitude blanche » qui fleurit en eux et qu’ils sont obligés d’accueillir pour résister et survivre. Ils vibrent à chaque contact entre la confiance et la méfiance, à l’abri de mots qui aident à se tracer un itinéraire. L’auteur nous délivre cette audace quotidienne d’une écriture debout, qui se lève comme un totem de référence qui fait la loi des contacts avec l’autre.

Ce livre parle bien sûr de la rencontre entre les communautés et entre les individus, des visages et des regards qui aident à vivre ensemble. Mais nous percevons aussi dans cette écriture un autre regard, celui, plus ethnographique qu’une Germaine Tillion a pu mettre en œuvre ou qu’un Camus a cherché « en situation », tous deux, comme elle, proches du territoire algérien. Son écriture sans concession nous fait progresser sur ce chemin formel de réflexion pour non seulement prendre contact avec l’autre mais « pour penser l’autre » en éliminant les stéréotypes et les simplismes qui rassurent et qui séparent.

Elle nous fait deviner que les stéréotypes de « colonialistes, racistes, oppresseurs » sont des assignations partagées des deux côtés de la Méditerranée. Celles de la colonisation où des « pieds-noirs » étaient vus comme des exploiteurs en Algérie et celles ignorées, au même moment, où des Algériens en France vivaient dans des taudis avec des salaires misérables. Deux exploitations, chacune singulière, partagées et vécues des deux côtés de la Méditerranée…

Annelise Roux ne fait pas un livre politique sur la colonisation. Son écriture subtile nous met en face de la complexité de la vie. Son chemin de crête est l’écriture. Le terme « pied-noir » donnait corps à un stigmate qui a été ensuite revendiqué comme un emblème identitaire éphémère – il fallait se faire vite une place pour exister dans le parc des dénominations – et voilà qu’il faut maintenant se débarrasser de cette seconde peau car il est toujours stigmate durable dans le regard de l’autre. Décidément, c’est sans fin. L’autre est un visage qui n’est pas toujours reconnu dans son âme intime. N’y a-t-il pas dans ce livre une demande d’amour comme autre singulier qui porte une parole empêchée ?

Je pense que quand autrui est « toujours autre », c’est là le fond de l’amour (Levinas).

  • *.

    Sociologue.

  • 1.

    Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, Minuit, 2009.

  • 2.

    Entretien avec Nelly Kapriélan, Les Inrockuptibles, 9 septembre 2009.

  • 3.

    Ibid.

  • 4.

    Annelise Roux, la Solitude de la fleur blanche, Paris, Sabine Wespieser, 2009.