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Les incertitudes de la bientraitance. Ou comment prendre soin de la personne âgée démente ?

Après plusieurs scandales liés à la maltraitance de personnes âgées, le monde médical cherche à valoriser la « bientraitance » comme priorité générale. Mais, en ce qui concerne les personnes atteintes par exemple de la maladie d'Alzheimer, qu'apporte cette notion par rapport aux thèmes proches comme la responsabilité, la bienfaisance, la dignité ou encore le soin ?

Après plusieurs scandales liés à la maltraitance de personnes âgées, le monde médical cherche à valoriser la « bien-traitance » comme priorité générale. Mais, en ce qui concerne les personnes atteintes par exemple de la maladie d’Alzheimer, qu’apporte cette notion par rapport aux thèmes proches comme la responsabilité, la bienfaisance, la dignité ou encore le soin ?

Monsieur Eugène B., 84 ans, est admis aux urgences en raison d’un trouble brutal du comportement. Il s’agit d’un ancien contrôleur principal du Trésor public qui vit avec son épouse dans une résidence de plain-pied à La Garenne-Colombes. Le patient semble anxieux et son discours est peu compréhensible. Le diagnostic retenu est un syndrome confusionnel avec altération de la conscience brutale, difficulté à maintenir l’attention, langage incohérent et troubles de l’humeur (perplexité anxieuse). La démarche diagnostique et la prise en charge spécifique de cet événement aigu ont été efficaces et Eugène B. a quitté l’hôpital.

Un an plus tard, son médecin traitant l’adresse aux urgences. Depuis six mois, son épouse trouve que le bureau n’est plus ordonné comme par le passé. Son mari ne va plus à la bibliothèque municipale ni aux conférences du Temps libre. Il ne trouve plus d’intérêt à aller au restaurant le dimanche midi. L’épouse trouve qu’elle doit souvent lui répéter les mêmes choses. Eugène B. avoue quelques troubles de mémoire mais ne s’alarme pas particulièrement. Le discours est fluide. Son épouse le trouve amaigri. Le diagnostic retenu est un état dépressif. À l’issue de la consultation, les fonctions cognitives apparaissent préservées. Le patient est autonome pour les activités de la vie quotidienne. Sont prescrits un traitement antidépresseur sérotoninergique, une incitation à l’activité sociale, une proposition d’aide-ménagère.

Six mois plus tard, l’épouse et la fille accompagnent Eugène B. à la consultation de contrôle. Le traitement prescrit a bien été observé, mais le patient présente des troubles de mémoire : il s’est perdu en allant acheter du pain et a commis une erreur pour payer le premier tiers des impôts, selon son épouse. Le médecin note un déficit mnésique avec trouble de l’orientation, des aphasie, apraxie et agnosie, en dehors de tout syndrome confusionnel. Le diagnostic de syndrome démentiel est posé.

Ce cas clinique montre que la connaissance pronostique fait partie des compétences en gériatrie. L’annonce pronostique comporte une part de violence et des risques – perte d’espoir, mort psychique, exclusion, objectivation, etc. – mais aussi des opportunités qu’il ne faut pas négliger – amélioration des pratiques de fin de vie, respect de l’autonomie, etc. Quelle est la bonne attitude du soignant ? Une approche de dialogue centrée sur des valeurs de non-abandon, de respect de l’intimité et de la liberté du patient, de solidarité nous semble être la condition essentielle pour préserver l’humain au cœur de cette annonce. Lors de l’évolution d’une maladie grave, identifier un pronostic permet d’adapter la stratégie de soin en privilégiant la qualité de vie et en évitant l’obstination déraisonnable. L’information du patient sur l’engagement d’un pronostic vital est la condition pour qu’il puisse faire des choix, énoncer des volontés, exercer son autonomie.

Au quotidien, cependant, ces situations d’annonce soumettent tous les protagonistes à rude épreuve, parce que l’angoisse de mort est toujours présente, parce qu’une incertitude existe d’une part sur l’objectivité du pronostic mais aussi sur l’attitude juste, entre une protection excessive du patient – ici dément – qui, si on ne lui donne pas accès à l’information, serait privé d’une liberté et une transparence complète, qui risquerait d’entraîner une perte d’espoir, une angoisse de mort massive, une mort psychique et un risque d’exclusion sociale. Il est peu de pathologies qui interrogent autant le philosophe : parce que la lente dégradation psychique qui marque l’évolution de tout syndrome démentiel semble ruiner toute rationalité chez Eugène B., parce que ce syndrome semble marquer les limites de l’ego cogitans et parce que cette perte d’empire touche aussi le soignant dans sa personnalité et son attitude soignante. Quelle est la bonne manière de traiter ces patients (ou la moins mauvaise manière), comment viser la bientraitance (ou bannir la maltraitance) ?

De la bienfaisance à la bientraitance ?

Les soignants, et singulièrement les médecins, sont traditionnellement considérés comme des philanthropes dont la bienfaisance se manifeste par un pouvoir sur le patient à qui ils délivrent des prescriptions et des ordonnances. En ce sens, la bienfaisance est proche du paternalisme. Mais il est désormais question de la bienfaisance faite de la sollicitude « pour la personne malade », pour Eugène B., cette disposition qui fait qu’on se préoccupe de l’autre, qu’on anticipe les complications médicales qui pourraient lui arriver. Quel est le meilleur état possible dans son cas ? L’acte est donc jugé selon son résultat et les conséquences prévisibles ; cette position consiste à maximiser le bien – le bonheur – ou à minimiser le mal – le malheur – par une évaluation, au cas par cas, du bien attendu ou du mal évité ; un moindre mal peut être considéré comme un bien, au nom du principe de bienfaisance. Mais pour atteindre le Bien, tout est-il permis ? Une fin bonne justifie-t-elle tous les moyens ? Qu’avons-nous le droit de faire ? La conception, conséquentialiste, nous demande d’œuvrer directement ou indirectement à la promotion du meilleur état de choses possible.

Ici, la question serait de savoir s’il faut, ou non, interrompre les soins au sujet d’Eugène B. pour lequel le diagnostic et le pronostic laissent peu d’espoir de guérison. Si nous voulons éviter l’obstination déraisonnable, nous faisons le choix de nous en remettre à une puissance extérieure – la nature – pour qu’elle décide de ce qui doit advenir du malade. Dans ce cas, l’éthique conduit à la réunion du bonheur et de la vertu, agir moralement c’est agir conformément à des fins fixées par la nature, toute la difficulté étant de savoir adapter le principe de son action à la particularité de la situation, d’ajuster la pratique afin d’aller au mieux dans le sens que poursuit la nature. C’est ainsi que s’est répandue à grande vitesse la notion de bientraitance dans le milieu gériatrique en termes d’amélioration des pratiques professionnelles.

La bientraitance est à la mode mais la notion demeure floue. Est-ce le contraire de la maltraitance ? Un ensemble de bonnes pratiques professionnelles ? Les déclarations1 de la secrétaire d’État chargée des Aînés auprès du ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique, présentant toutes les mesures destinées à combattre la maltraitance et à développer la bientraitance en précisant bien qu’elles « ne sont, pour aucune d’entre elles, génératrices de dépenses nouvelles », confirment la volonté de demander toujours plus aux professionnels notamment, sans leur assurer les moyens de répondre à ces demandes. L’injonction à être bientraitant non accompagnée de mesures destinées à améliorer les conditions de travail, les formations, les ratios de personnel, etc., ne fait pas peser le même poids sur l’ensemble des professionnels.

Dans la Bientraitance : définitions et repères pour la mise en œuvre2, publié en juillet 2008 par l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm), il existe de nombreuses nuances et précisions destinées à éviter que la notion soit dépouillée de sa complexité et de sa richesse. L’objectif d’une telle notion est de soutenir la réflexion, de promouvoir une démarche, une culture, une dynamique, et non de lister une série de mesures normatives. La bientraitance n’est donc pas un ensemble de principes ou de schémas éthiques : cette « absence de détails et d’illustrations concrètes est due […] au fait que la bientraitance est une recherche et doit être réinventée, à partir de certains fondamentaux, par chaque établissement et service3 ». L’Anesm propose de classer ces exigences et objectifs dans cinq dimensions :

une culture du respect de la personne et de son histoire, de sa dignité, et de sa singularité ;

une manière d’être des professionnels au-delà d’une série d’actes ;

une valorisation de l’expression des usagers ;

un aller-retour permanent entre penser et agir ;

une démarche continue d’adaptation à une situation donnée.

L’agence fournit quelques repères pour la mise en œuvre de ces dimensions à travers quatre grandes parties :

l’usager coauteur de son parcours (donner une réalité à la liberté de choix ; l’accompagnement de l’autonomie ; la communication individuelle et collective ; un projet d’accueil et d’accompagnement défini et évalué) ;

la qualité du lien entre professionnels et usagers (le respect de la singularité, fondement de l’intervention ; la vigilance concernant la sécurité physique et le sentiment de sécurité des usagers ; un cadre institutionnel stable) ;

l’enrichissement des structures et des accompagnements par toutes les contributions internes et externes pertinentes (travailler avec l’entourage et respecter les relations de l’usager avec ses proches ; l’articulation avec les ressources extérieures ; la promotion de l’expression et de l’échange des perspectives ; l’ouverture à l’évaluation et à la recherche) ;

le soutien aux professionnels dans leur démarche de bientraitance (une promotion de la parole de tous les professionnels ; une prise de recul encouragée et accompagnée ; un projet d’établissement ou de service construit, évalué et réactualisé avec le concours des professionnels et garant de la bientraitance).

La bientraitance telle qu’elle est ici définie apparaît comme une démarche ouverte, totalement en cohérence et en harmonie avec l’ensemble des approches contemporaines soignantes. Tous les fondamentaux et repères évoqués ci-dessus rejoignent les démarches d’amélioration des pratiques soignantes et d’adaptation aux particularités de ces personnes. Chacun des points déclinés est une étape dans ce travail de concrétisation de valeurs et de principes, permettant d’être de plus en plus ajusté à Eugène B., i.e. mettre en place une organisation soignante cherchant à compenser ses altérations cognitives, prendre en compte ses désirs et non-désirs, et développer la communication non verbale et des outils spécifiques permettant de recueillir son avis et son ressenti, lui apporter soutien pour continuer à vivre en continuité avec ses valeurs et ses relations – ses altérations causées par la démence peuvent notamment l’empêcher de continuer à organiser concrètement sa vie en conformité avec ses valeurs.

De la dignité à la bientraitance ?

Eugène B. que le soignant accompagne, dont il est responsable, est donc malade. Malade de syndrome démentiel, cela veut dire précisément que ce patient a perdu une partie de ce qui faisait la puissance de sa condition de sujet. Quand la faiblesse remplace la puissance, il reste une personne malade qui a perdu une partie de ses capacités qui lui permettaient de connaître le monde et d’agir sur lui. Reste-t-il encore digne ? De nombreux partisans de la bientraitance ont alors recours, pour justifier leur prise en charge, à la notion de dignité. Qu’est-ce à dire4 ?

Tout d’abord, il peut s’agir du « droit de vivre une fin de vie sans douleur, sans souffrance » ; ce sont des raisons liées à la réalisation du Bien, du bonheur, nous l’avons vu. Le concept de bonheur renvoie aux notions de satisfaction, de bien-être, de félicité ; il désigne alors un bien humain qui n’est concevable qu’en fonction de ressources proprement humaines et n’a de sens qu’à l’échelle de la vie humaine. Le terme « bonheur » peut donc qualifier soit un état de plaisir et de contentement momentané, soit un état de pleine satisfaction et de joie durable, même si chacun peut avoir une conception différente de son propre bien. Si tous les hommes cherchent à être heureux, les formes qu’ils donnent à leur quête sont souvent diverses et contradictoires. C’est pourquoi la question se pose du rapport entre bonheur et moralité, félicité et souverain bien. Peut-on alors prétendre qu’il n’existe qu’une seule conception du bien ? Une vie heureuse est-elle réellement bonne ? Inversement, une vie bonne est-elle nécessairement heureuse ? À la suite de Kant, le médecin peut être tenté de faire sienne la fracture entre volonté et désirs, ce qui soulève de nombreux problèmes. En effet, bien que l’idée d’une volonté libre de se soumettre à la loi universelle paraisse séduisante, elle reste abstraite, les motivations qui poussent Eugène B. à agir pouvant très difficilement être détachées des circonstances empiriques dans lesquelles une action est accomplie, sauf à accepter comme un dogme l’idée que ce malade est un agent rationnel qui possède une volonté capable d’échapper aux réseaux complexes des affects, des désirs, et, plus généralement, du monde. Si vivre sous l’emprise de nos penchants nous empêche de poursuivre nos buts et de réaliser nos désirs les plus profonds en tant qu’agents moraux, vivre constamment sous l’emprise du devoir nous empêche peut-être aussi d’atteindre notre bonheur. Le bonheur, toujours relatif car humain, n’est pas quelque chose de facile à obtenir. Pour arriver à l’atteindre, ne faudrait-il pas commencer par dire qu’il se trouve justement à la croisée entre obligations et désirs ? Pouvoir réaliser un projet de vie particulier, n’est-ce pas à la fois suivre ses désirs et se soumettre à des contraintes ?

Ensuite, il peut s’agir du « droit de vivre une fin de vie dans le respect de son autonomie » ; ce sont des raisons liées à la déontologie, à la réalisation du Juste. La question posée est ici : où est notre devoir ? Cette position considère comme morale l’action qui est faite par devoir, c’est-à-dire par respect de principes, sans considération des conséquences, prévisibles ou non, de l’action. Il s’agit de s’appuyer sur des principes fermes, définis, universels et intemporels – telle l’autonomie –, qui tirent précisément leur valeur de leur intemporalité, de leur universalité et de leur capacité à être formulés. Selon cette position, une décision qui enfreint un des principes moraux est un mal, et rien ne peut la transformer en un bien ; le moindre mal ne peut jamais être un bien. En effet, la valeur fondatrice du principe s’effondre si l’on fait des exceptions dans les cas difficiles : un principe qui ne serait appliqué que quand il n’y a pas de problème perd sa valeur de principe. En conséquence, cette conception nous prescrit d’agir personnellement de la meilleure façon possible.

Cependant, le concept de dignité peut également être interprété en termes d’intégrité, de totalité. De nouveaux dilemmes apparaissent, selon que nous pensons principalement à l’intégrité physique – le corps d’Eugène B. –, ou à l’identité – la totalité de l’esprit et du corps –, ou à l’intégrité psychique – l’esprit d’Eugène B. Appliquée à la bientraitance gériatrique, la dignité ne peut fournir un repère majeur ferme qu’à la condition de bien préciser et hiérarchiser ses usages. Ainsi, la dignité est un terme qui recevra des significations diamétralement opposées selon le sens choisi. Elle peut renvoyer à une attitude respectueuse de la personne selon l’éthique, mais elle peut aussi conduire à affirmer, au contraire, que certaines vies diminuées ne valent pas d’être vécues, en raison du regard porté sur soi par autrui ou par soi-même. Ne devons-nous pas laisser ouverte cette définition ? Nous ne pouvons que cerner les obstacles à la dignité et voir ce qui peut être fait dans la pratique médicale pour les éliminer ou les détruire. En effet, nous devons, encore une fois, rester vigilants : celui qui affronte la maladie est-il frappé d’indignité ? Y aurait-il un caractère standardisé du modèle digne de vivre et de mourir en pleine possession de ses moyens et en refusant toute déchéance ? Être malade, est-ce déchoir ? La valeur de la personne humaine serait-elle donc superficielle ? Sommes-nous dépourvus de toute ressource pour lutter lorsque nous sommes affectés par une maladie ?

Du care à la bientraitance ?

À ces questions, les études menées par Carol Gilligan5 tendent à montrer que les garçons et les filles ne conceptualisent pas les problèmes moraux de la même manière. En conséquence de quoi rien ne devrait plus s’opposer à ce que nous cernions chez les femmes un monde moral spécifique suffisamment riche pour que nous ne prenions en considération que sa singularité la plus authentique. Pour Gilligan en effet, là où prévaut la visée de l’autonomie, il est difficile de ménager une place à la compassion et à la préservation du tissu relationnel existant entre les êtres. Les deux postures qu’elle désigne en termes d’exigence d’autonomie, correspondant au point de vue de la justice – qui fait abstraction des particularités pour privilégier l’impartialité –, et en termes de sollicitude – qui privilégie au contraire les liens nous rattachant à des individus particuliers – s’avèrent à ses yeux comme entièrement exclusives l’une de l’autre.

La sollicitude ne constitue-t-elle pas l’une des préoccupations éthiquement centrales de toute vie humaine ? Pourquoi Gilligan introduit-elle une dimension sexuée dans l’attitude éthique et la compréhension de l’autonomie ? En identifiant la conquête de l’autonomie par l’enfant mâle à un processus d’arrachement aux premières relations familiales, Gilligan a infléchi l’autonomie6 vers l’indépendance. Dans la mesure où, chez le garçon, la séparation elle-même fournit le modèle en même temps que la mesure du devenir adulte, non seulement l’autonomie est d’emblée masculine, mais elle s’entend en termes d’indépendance pure et simple, par rupture avec les formes de dépendance à l’égard de la mère, par où nous pourrions être conduit à admettre que la responsabilité morale attribuée aux femmes – le monde de l’intimité où se tissent des échanges relationnels – ne saurait relever d’une séparation autonomisante de type masculin d’avec la mère, mais d’une culture, au contraire, des attachements originels aux individus envisagés dans leurs particularités.

Les développements de ces réflexions sont récents et sont souvent mal compris ou facilement critiqués7. Cependant les travaux de Joan Tronto8 représentent une tentative qui nous paraît convaincante pour élaborer une éthique du care. Le défi philosophique revient ici, par-delà les partages entre disposition et activité, à proposer une définition globale du care qui désigne « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie9 ». Pour répondre à la dévalorisation ambiante du care, Tronto propose l’affirmation d’une dimension politique du care. Redéfinir le care, c’est dénoncer un processus de marginalisation de ses activités, c’est s’engager dans une réflexion sur le bon care. Elle dégage alors quatre phases nécessaires. La première définie comme caring about consiste en cette disposition qu’est l’attention comme reconnaissance d’un besoin. La deuxième, taking care of, désigne la prise en charge, le fait d’assumer une responsabilité. Avec la troisième, care-giving est mis en avant le travail effectif du soin et de sa compétence. Enfin, un bon care passe par le care-receiving, la capacité de réponse du bénéficiaire. L’attention, la responsabilité, la compétence et la capacité de réponse constituent une grammaire éthique de l’acte de care10. À la différence de Gilligan, il s’agit de sortir de la défense d’une morale des femmes – morale de la sollicitude nous l’avons vu –, de proposer une approche politique et sociale du care, ce qui suppose de prendre au sérieux les activités de service et toutes les institutions qui prennent en charge la grande vulnérabilité d’un patient comme Eugène B. Dès lors, le care n’est-il pas infléchi par une approche sociale et politique qui montre la violence de l’assignation aux soins et les jeux de pouvoir dans les relations engagées entre Eugène B. et les institutions qui vont le prendre en charge ?

La bientraitance désigne alors une activité particulière : l’exercice d’une relation entre deux personnes dont l’une tente d’aider l’autre à sortir d’une trop grande dépendance, pour diminuer ou stabiliser sa trop grande dépendance, l’exercice d’un souci des autres qui prend la forme d’une attention particulière. C’est un sentir « avec » l’autre alors que la compassion est un sentir « pour » l’autre. Le care, difficile à traduire parce qu’il englobe des notions distinctes, c’est le souci des autres, le soin11, l’attention à autrui. Dans la bientraitance, il y a alors l’idée d’une disposition mentale : le médecin se dispose à se soucier d’Eugène B. Différente de l’empathie, c’est prendre en compte ce qu’est Eugène B. au moment présent. Dans le mot care, il y a donc quelque chose de plus que dans le mot soin, l’idée d’une implication de la personne qui prend soin, qui fait un « bon soin » en anglais. Prendre soin du corps et prendre soin de la personne procèdent d’un même mouvement. Soin et care ne s’opposent pas, comme le montre l’activité d’un infirmier ou d’un aide-soignant s’occupant d’Eugène B., activité qui ne sépare pas les soins au corps et les affects, sous peine de tomber dans une mécanique des corps ou une activité psychologisante. Ce qui est en jeu dans la bientraitance définie à la lumière du care, c’est l’établissement une bonne distance. Ni trop loin, ni trop près, cela suppose un investissement affectif réfléchi, i.e. une responsabilité.

De la responsabilité à la bientraitance ?

Arrêtons-nous alors sur la notion de responsabilité. Être responsable signifie « répondre de ». Mais de quoi le médecin a-t-il à répondre ici ? et devant qui ? Le médecin a à répondre de son obligation à se tenir auprès du patient dans un moment de sa vie où c’est absolument nécessaire, la démence d’Eugène B. – c’est la philosophie des articles 3712 et 3813 du Code de déontologie médicale (1995). Il a à en répondre devant lui et devant ses proches, mais aussi devant les autres hommes pour affirmer quel prix il attache à la personne humaine. Il y a donc deux façons d’envisager le pouvoir des soignants, le pouvoir étant la capacité technique de faire, d’accomplir – savoir diagnostiquer, savoir quels traitements conviennent, savoir prodiguer tel soin, etc. –, capacité doublée d’une reconnaissance par la société de cette compétence. De deux choses l’une : ou ce pouvoir devient l’instrument de se sentir tout-puissant au point de se croire doté d’un droit de bientraitance ; ou bien ce pouvoir est l’expression d’un sens des responsabilités, d’une acceptation des devoirs attachés à un métier – l’art médical14 – qui prend en charge autrui15. Comment comprendre cette nouvelle injonction à la « bientraitance » ? N’est-ce pas un renoncement au contrat16 tacitement passé entre le médecin et son patient ? En pratique, la relation médecin-patient – « colloque singulier17 » – s’apparente à une relation contractuelle : comme un autre, le contrat de soins suppose la liberté des deux contractants de s’engager ou non. La négociation préalable à un tel contrat, même s’il est tacite, prend du temps ; mais ce temps sera compensé, par la suite, par une meilleure observance et une plus grande efficacité du traitement.

Aujourd’hui, la relation traditionnelle médecin-patient persiste, mais se trouve enrichie d’éléments nouveaux. La loi du 4 mars 200218 se fonde sur les approches historiques, médicales, philosophiques et juridiques, de respect de la personne et du concept d’autonomie, fondement de la prise de décision éclairée. Le patient est alors un sujet pensant et libre. La loi concrétise ici la volonté des professionnels de santé affichée depuis trente ans de sortir du paternalisme issu d’une tradition médicale où le médecin ordonnait et le patient obéissait ou subissait. Depuis les années 1980, avec l’émergence d’un courant médical en faveur de l’éthique de la recherche et de l’éthique clinique, le patient est associé aux prises de décision et les travaux insistent sur la nécessité d’une information de qualité, suivie d’un consentement ainsi éclairé, nouvelle base fondamentale de la relation soignants-soignés. Le concept d’autonomie dans la pratique médicale française est une interface entre la conception française et la conception anglo-saxonne de l’autonomie. La première repose sur la conception d’un homme libéré de la puissance de la nature et des contraintes divines et qui répond à des règles communes universelles valables pour tous les hommes, leur conférant des droits et des devoirs. Parmi les droits, il existe ceux à la liberté de choix, au respect de la dignité, à l’égalité en droit et parmi les devoirs, ceux de la solidarité, de la fraternité et du don en tant que membre d’une même humanité. La conception française sous-tend également la notion de non-esclavage et de non-commerce du corps, base du concept de gratuité concernant la mise à disposition de son corps ou d’éléments de son corps dans le champ de la médecine. La conception anglo-saxonne affirme le principe de libre disposition de ses biens et de son corps et par voie de conséquence des éléments qui le composent. Cette conception vient en parallèle de la conception française et dans le champ de la médecine renforce la notion de respect absolu du consentement éclairé d’un patient, que ce soit dans les soins, lors de recherche, ou lors de prélèvements ou d’utilisation des éléments et produits du corps humain. En effet, l’article 1 110-5 précise : « Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort. » La pratique d’une bientraitance, est-ce alors, pour le médecin, être responsable, « répondre de » ? La tentation est grande, ici, de réduire la relation médecin-malade à celle d’un échange de produits ou de services. Mais pouvons-nous évaluer objectivement notre propre vie et notre propre mort ? Cette situation s’explique dans le cadre d’une logique de gestion : il s’agit d’une auto-prise en charge par l’individu de son problème de santé. L’émergence d’un patient, acteur de sa propre médicalisation, s’inscrit dans le cadre d’un marché de soins. Finalement la tension entre les principes d’autonomie du patient et de bienfaisance du médecin peut trouver dans la protection des droits et des devoirs des uns et des autres un point d’équilibre acceptable. Mais le droit – instrument ou outil technique – peut-il trancher l’opposition éventuelle entre consensus et conflit ? De quels droits parlons-nous ? Quels sont les handicaps qui paraissent inacceptables chez Eugène B. ?

Pour un intuitionniste, les savoirs moraux dépendent entièrement d’une connaissance immédiate, qui ne requiert ni l’expérience sensible, ni la connaissance de faits empiriques et qui ne résulte pas non plus d’inférences. L’éthique est, dans cette mesure, indépendante des autres savoirs ; il y a des concepts moraux primitifs – indéfinissables –, exprimant des propriétés non empiriques. Les énoncés moraux qui contiennent ces concepts sont indémontrables et ils n’ont pas besoin d’être démontrés puisque la faculté d’intuition est commune à tous les agents moraux. Il y a cependant partage quant à la nature des objets donnés à la connaissance intuitive. Tout d’abord, les intuitionnistes téléologiques diront que les seuls objets susceptibles d’être appréhendés par la faculté d’intuition sont les concepts moraux exprimant des propriétés intrinsèques. Pour un médecin intuitionniste téléologique, les seuls primitifs admissibles de l’éthique seront donc les prédicats exprimant des propriétés comme « être bon », appliqués à des attitudes, comme dans la relation avec Eugène B., relation humaine « cordiale et bonne ». De telles propositions seront les seules propositions indémontrables de l’éthique et leur vérité est immédiatement perçue. Enfin, les intuitionnistes déontologiques diront qu’on a une connaissance immédiate des obligations morales. Contre l’intuitionnisme téléologique, ils soutiendront que certaines actions ont un caractère intrinsèquement obligatoire qui ne se réduit pas au fait que les conséquences réalisées ou prévisibles de ces actions soient bonnes. À l’appui de cette thèse, un médecin intuitionniste déontologique soutiendra généralement que le comportement ou l’attitude vis-à-vis d’Eugène B. sont davantage guidés par les règles exprimant de telles obligations que par la recherche de conséquences bonnes en soi. Le médecin refusera d’admettre ici qu’« être bon » soit le seul primitif et soutiendra qu’il y a aussi des règles ou impératifs moraux qui n’ont pas à être justifiés.

« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », disait Pascal : la relativité des lois et des mœurs est un argument solide en faveur de la thèse historiciste, sociologique ou culturaliste de la conscience morale. La preuve que celle-ci n’est pas innée, mais acquise, n’est pas divine ou naturelle, mais humaine, c’est la variété des morales à travers l’espace géographique et le temps historique. Méfions-nous cependant de cette évidence-là. Il conviendrait à ce propos d’opérer la distinction que Kant faisait entre la forme et le contenu : si nous examinons en détail le contenu concret des conceptions morales, alors il est clair que celles-ci sont éminemment diverses et variables, mais si nous nous attachons à présent aux principes, alors des traits universels communs à l’ensemble du genre humain apparaissent. Où avons-nous vu en effet que le manque de respect serait préférable au respect, un vol meilleur que la restitution du bien d’autrui, le crime plus souhaitable que l’intégrité de la vie ? Si « tout » est relatif, comme le dit l’énoncé un peu court, alors il faut convenir que la relativité elle-même est relative. Nous devons donc être attentifs à l’évolution de la question de la responsabilité : un dogme absolu, celui du respect de la bientraitance, ne paraît-il pas exposé à une nouvelle conception de cette bientraitance qui pourrait conduire à en finir lorsqu’elle serait dite amoindrie, à terminer une vie qui ne mériterait plus le nom de vie et qui ne serait plus que nuisance pour soi-même et pour autrui ?

De l’« humanitude » à la bientraitance ?

Il reste à savoir si la bientraitance ainsi définie se résume à une vigilance d’ordre prudentiel ou stratégique – à renouveler à l’occasion de chaque évaluation de la pertinence d’une action ou d’une décision mais qui ne se laisserait pas facilement codifier dans des règles universelles – ou si cette bientraitance dont on parle peut se trouver au fondement d’un nouvel impératif moral. Finalement, l’éthique de la responsabilité incarne-t-elle une posture modeste de la raison face aux situations pratiques particulières ou témoigne-telle plutôt d’une ambition maximaliste de la raison pratique ?

Charles Larmore19 essaie de fournir des règles qui permettent de résoudre le conflit entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, lorsque ces dernières engendrent des directives contraires. Il note que ces règles n’ont de raison d’être que parce que ni l’éthique de la conviction ni l’éthique de la responsabilité ne peuvent se voir écartées comme des aberrations de la conscience morale, quand l’une engendre des directives contraires à celles de l’autre. Quant à leur contenu, ces règles cherchent à dire dans quels types de situations il est préférable d’accorder le primat au principe conséquentialiste, et dans quels autres il faut préférer les raisons déontologiques les plus strictes. Le conflit qui peut exister entre la conviction – les principes déontologiques stricts – et la responsabilité – le souci des conséquences du fait des autres et du monde – réintroduit une part de prudence ou de sagesse prudentielle. Nous pouvons d’ailleurs employer sans réserve le terme de scepticisme lorsque Larmore ajoute que, dans certaines circonstances, il nous faut suspendre notre jugement et ne choisir aucune des interprétations opposées de notre devoir, en particulier quand il y a lieu de croire que l’on pourrait à l’avenir disposer d’autres informations qui modifieraient notre perception de la situation. Et quand nous savons qu’une obligation déontologique et une obligation conséquentialiste s’imposent à nous avec la même force, il s’agit alors de reconnaître que la raison n’est pas apte à trancher un tel dilemme : il nous faut nous accommoder du fait que nous avons des obligations que nous ne pouvons pas honorer.

Aussi, dans le champ gérontologique, existe-t-il de nombreuses réflexions soignantes sur la différence, établie par Weber dans sa conférence sur la vocation du savant20, entre une éthique de la conviction et une éthique de la responsabilité. Le succès de cette distinction s’accompagne d’ailleurs le plus souvent d’une valorisation de la seconde, contre les impasses – réelles ou supposées – de la première. Ni synonyme d’humain, ni d’humanité, qu’est-ce que l’« humanitude » ? Il n’est, à vrai dire, pas très difficile de s’avérer humain dans la mesure où cette qualité est intrinsèque à notre condition d’homme ou de femme vivant dans le monde, au sein de la communauté mondiale des humains que l’on nomme également l’humanité. La qualité d’humain, de surcroît, ne se perd pas car même les actes les plus abominables – ceux qui sont si fréquemment désignés dans le langage populaire par l’expression actes inhumains – sont bien des actes d’humains, des productions d’humains. Si le statut d’humain est donc inaliénable et si l’humanité de chacun existe du seul fait de ce statut d’humain, ceci n’équivaut néanmoins pas à ce que chacun soit animé du souci de l’humanité, c’est-à-dire du souci de lui-même, du souci d’un autre, plus largement du souci des autres et plus largement encore du souci du monde. En effet, ni le statut d’humain ni l’inaliénable humanité d’une personne ne confèrent automatiquement à cette personne l’intention de se vouloir respectueusement présente à elle-même, à l’autre, aux autres et au monde. C’est en cela qu’une distinction peut être opérée entre l’humanité et l’« humanitude » selon Hesbeen21. Si l’humanité de chacun est là, du seul fait d’être là, humain parmi les humains, l’« humanitude », quant à elle, n’est pas là, elle se travaille, elle se désire, elle se fait venir et grandir en soi, elle part d’une intention consciente et se chemine sans fin.

Cependant, toutes les méthodologies de soin sont des outils : il dépendra des professionnels qui les utiliseront de le faire de façon réfléchie, autonome, à bon escient, en les ajustant, les modifiant, etc. Penser qu’une formation à la bientraitance – à l’« humanitude » comme c’est le cas dans les études infirmières – va permettre, sans autres travaux et actions dans les champs économique et politique notamment, de résoudre toutes les difficultés des institutions prenant soin d’Eugène B. n’est-ce qu’une tromperie ? Le prendre soin n’est donc ni une théorie ni une science. Prendre soin nous apparaît ainsi comme un élément fondamental de la santé publique, c’est-à-dire la santé du public, celle de la population. Il est tourné vers l’action par des conceptions pluriprofessionnelles de la pratique soignante issue de l’expérience et du questionnement. À ce titre, la bientraitance, c’est une allure de vie qui se veut propice à la rencontre et à l’accompagnement d’Eugène B. en son existence en vue de participer au déploiement de la santé.

Si la bientraitance est une notion permettant de mieux penser les pratiques soignantes, ces différents apports fonctionnent cependant en complémentarité : la bientraitance comme l’ensemble des méthodologies de soin ne sont pas exclusives les unes des autres ; elles sont même vouées à l’échec dès lors qu’elles seraient conçues ou pratiquées ainsi. Rien ne permet de faire l’économie de la nécessité de penser sa pratique pour pouvoir continuellement s’adapter et s’ajuster à la situation précise, particulière d’Eugène B. dont les soignants vont prendre soin hic et nunc. Pour le dire autrement : aucun principe, aucune philosophie, aucune éthique, aussi riches soient-ils, ne peuvent améliorer la pratique soignante s’ils ne servent pas l’autonomie de celui qui les utilise, s’ils ne font pas l’objet d’un doute, doute radical s’opposant à toute recommandation ou protocole. Ceux qui présentent la bientraitance comme un principe éthique et politique identifié n’ont qu’exceptionnellement souci de développer chez les professionnels et les usagers une culture du soin, l’instrumentalisant dans de tout autre but que le bien-être des patients.

De la philosophie du soin en guise de conclusion

Contrairement à ce que soutient le sens commun, la médecine du soin n’est pas nouvelle : la médecine hippocratique, notre médecine, est une authentique médecine palliative qui ne prétend ni guérir de tout, ni renoncer à tout. Dès sa conception, la médecine se définit comme philosophie de la vie au sens d’accompagnement physique et psychique. En effet, rappelons que « soigner », du latin soniare, signifie « prendre soin », « prendre en charge », non pour guérir initialement, mais pour ne pas laisser autrui seul avec lui-même, seul avec sa souffrance physique et sa détresse psychique. Au sens fort, il n’y a donc pas de malade en fin de vie que nous ne pouvons soigner, à moins d’affirmer qu’il y a certains états que la société refuserait d’assumer. Au sens fort, toute médecine curative est d’emblée, par essence, une médecine palliative, une médecine d’accompagnement, qui tentera de soulager – au pire –, voire de guérir – au mieux. C’est ici qu’apparaît toute la complexité de l’art médical contemporain qui allie le savoir scientifique à la sollicitude. Or, cette sollicitude ne peut précisément pas consister, pour le médecin, à se substituer au malade, c’est-à-dire à le décharger du souci de sa mort et à viser ainsi à le rendre dépendant, mais au contraire à l’aider à prendre en charge lui-même sa propre existence mortelle. Nous tenons à souligner avec force que le rapport à Eugène B. en tant qu’être singulier ne dépend pas tant de la qualité des soins objectifs dont nous l’entourons, que de la manière dont nous lui permettons d’assumer par lui-même sa propre existence de mortel. Cela n’est rendu possible que si le médecin refuse de se cantonner dans le rôle impersonnel de celui qui détient un savoir objectif et accepte de partager avec son patient la même vulnérabilité qui fait d’eux des mortels. Nous soutenons qu’une telle conception de l’art médical et de la thérapie aurait pour conséquence que le médecin ne se comporte pas – dans l’application de la compétence qu’il a acquise – seulement en technicien, en scientifique, voire en ingénieur, mais aussi et surtout en homme, et en homme qui se sait mortel. Un tel art médical pourrait ainsi garantir aux patients déments d’aujourd’hui une fin de vie véritablement humaine, et en aucun cas instrumentalisée.

La bientraitance apparaît, selon notre thèse, comme l’effet des dérives que subit la médecine depuis une dizaine d’années : entre médicalisation et socialisation, la médecine est au carrefour des grandes mutations contemporaines ; elle a peu à peu perdu les valeurs qui ont fait d’elle, pendant des siècles, une profession au service de l’homme. La première dérive est technologique : la souffrance, la vie, la mort, etc. apparaissent désormais comme des enjeux techniques qui font oublier la nature de l’homme, et donc déshumanisent la pratique médicale. L’exploit technologique fait parfois oublier la finalité de l’action, dans une confusion entre la fin et les moyens, confusion entre le soulagement et la mort dans le cas de l’euthanasie. Or, le médecin est-il un ingénieur ? n’est-il qu’un technicien ? La deuxième dérive est d’ordre économique : soumis à des contraintes croissantes, le médecin est devenu, par la force des choses, gestionnaire attentif. Or, le monde de la médecine et celui des affaires – sans remettre en cause la nécessaire maîtrise des dépenses de santé – obéissent à deux logiques différentes : le médecin ne doit-il pas avoir l’esprit libre pour soigner ? La troisième dérive, médiatique, conduit le médecin à privilégier l’exploit devant journalistes et caméras, plutôt que la pratique discrète empreinte du doute et de l’humilité qui l’honorent. N’est-il pas dangereux de confondre l’exceptionnel avec le quotidien, le sensationnel avec la simplicité naturelle ? Quant à la quatrième dérive, administrative, elle tend à aboutir, d’échelon en hiérarchie, de partage en collégialité, de devoirs déontologiques en droits du patient, à une déresponsabilisation du médecin qui, pourtant, demeure le seul à répondre, à être responsable, devant son patient. Face à cela, les droits du malade s’affirment à l’infini : jusqu’à un « droit » à la bientraitance ?

À partir d’une réflexion menée au travers de situations cliniques, de l’analyse des contenus sémantiques du terme bientraitance, nous avons identifié des conditions qui nous semblent importantes pour préserver l’humain au cœur de cette prise en charge. Le discours soignant qui prône la nécessité d’intégrer la déficience dans la vie et s’évertue à combattre son exclusion perd de vue les effets traumatiques de l’irruption d’un trop de réel. Les pratiques soignantes – ce que nous avons nommé méthodologies du soin – mènent quelquefois à des expressions violentes de leur propre idéal, alors qu’elles prétendent dénoncer et s’inscrire en faux face au positivisme de la médecine actuelle. Or, la prise en charge globale ne relève-t-elle pas d’une expression modérée ou sublimée de la pulsion d’emprise ? En effet, la mission clinique, institutionnelle et sociale de l’intervention soignante couvre un champ vaste et prégnant voire intrusif du travail des soignants. Si la légitimité de la bientraitance tient à sa capacité à réintroduire une dimension collective de la prise en charge des patients inguérissables à l’heure où le groupe se délie et les rituels cèdent sous l’effet de la modernité symptomatique, ces pratiques ne deviennent-elles pas passablement péremptoires et potentiellement morbides ? Au-delà, cette posture ne trahit-elle pas un mépris de la dynamique inconsciente, alors même qu’elle s’enorgueillit de sa pluridisciplinarité ? De plus, l’idée d’une rupture épistémologique inhérente à l’attitude critique des pratiques soignantes à l’égard de la médecine ne règle pas le rapport de cette pratique à son propre exercice du pouvoir.

Au nom de l’universelle dignité de tout être humain, nécessairement fondée sur l’inséparable respect d’une volonté et d’un corps sous peine d’être vide, si nous oublions l’un des deux termes, ou indigne, si nous préférons l’un à l’autre, la demande philosophique de bientraitance est privée de toute légitimité pour au moins trois raisons. Premièrement, nous n’avons pas le droit de juger de la dignité ou de l’indignité d’une vie, ni pour nous, ni pour autrui. Par suite, il serait indigne d’enfermer autrui ou de s’enfermer soi-même dans une évaluation négative. La véritable prison n’est pas une vie diminuée, mais l’enfermement dans une évaluation négative ou dans un désir de mort. Il nous faut donc imaginer une forme de lien social capable de libérer toute personne du sentiment d’être absurdement emmurée dans une vie qu’aurait désertée l’humanité. Deuxièmement, même si un désir de bientraitance peut être légitime, lui donner satisfaction enferme irrémédiablement la personne dans la solitude de sa demande, dans le particularisme de son évaluation, ou dans un solipsisme politique. Troisièmement, satisfaire une demande philosophique de bientraitance violerait le principe de précaution inhérent à notre condition humaine. Nous n’avons pas choisi de naître, ni de naître homme ou femme, nous savons que nous avons à aménager notre vie au mieux de ce que nous pouvons, mais que nous n’avons pas de prise sur le fait de notre naissance. Il semble illusoire de penser être plus libre en transférant à un tiers plutôt qu’à la vie elle-même le rôle de fixer nos destins, puisque cela ne change rien à l’inéluctabilité de la mort. Nous devons aménager les conditions de notre mort pour que celle-ci échappe le plus possible à la douleur et à l’abandon.

  • *.

    Ater, « Éthique médicale et philosophie de la médecine », Ufr médecine et pharmacie de l’université de Poitiers.

  • 1.

    « Maltraitance des personnes âgées », discours de Nora Berra du 2 décembre 2009. http://www.travail-solidarite.gouv.fr/actualite-presse, 42/discours, 44/maltraitance-des-personnes-agees, 10878.html

  • 2.

    Anesm, Recommandations de bonnes pratiques professionnelles. La bientraitance : définitions et repères pour la mise en œuvre, juillet 2008, 49 p. http://www.anesm.sante.gouv.fr/IMG/pdf/reco_bientraitance.pdf

  • 3.

    Ibid., p. 17.

  • 4.

    En médecine, le principe de la dignité de la personne humaine assure le respect du corps humain : le corps est inviolable (pour garantir l’intégrité du corps humain) et le corps humain est indisponible (pour garantir la non-patrimonialité du corps humain, c’est-à-dire le corps, ses éléments et ses produits ne peuvent être l’objet ni d’un droit patrimonial évaluable en argent, ni d’une commercialisation par l’argent). Ce principe affirme alors que le corps humain est hors commerce – il ne peut faire l’objet d’aucune dérive mercantile. Ce principe signifie donc que le corps humain n’est pas une chose, qu’il ne peut être réifié. C’est à ce titre que la dignité de la personne humaine – que doit respecter le médecin (Code de déontologie, art. 2 : « Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie et de la personne humaine ») – est indissociable et ne peut être fragmentée, ni seulement quantifiée. Elle est même liée aux relations que chacun a avec les autres. Le statut de la dignité tient donc d’abord au caractère humain, présent à la fois chez le patient et chez le praticien. Le respect que le médecin a pour son patient est déterminé en effet par le respect que le médecin a pour lui-même : en refusant de le traiter comme un objet, en se plaçant au service d’une liberté, il se rejoint lui-même dans l’exercice de sa liberté. Traiter l’homme comme un objet revient en effet à se dénaturer soi-même, jusque dans le cas où la vie même est abolie – y compris dans la mort, la personne humaine est inviolable et exige le respect. Le respect de la personne humaine implique que le médecin, dans sa relation avec son patient, le considère dans toutes ses prérogatives de « personne humaine », et s’abstienne de le traiter en inférieur, en mineur, ou comme une chose. Il ne doit pas abuser de son autorité pour décider de tout à lui tout seul. Le médecin doit respecter l’intégrité physique et psychique de la personne humaine : toute intervention doit être au préalable expliquée au patient (voir loi no 2002-303 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, du 4 mars 2002). Par conséquent, le médecin doit respecter la dignité de son patient ; la dignité de l’homme est dans sa qualité de sujet, origine, principe irréductible, réalité par soi et, avant tout, expression de soi.

  • 5.

    Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care (1982), trad. fr. A. Kwiatek, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 1986.

  • 6.

    Au sens initial, kantien, auto nome veut dire être capable de se donner à soi-même sa propre loi, en conséquence d’une raison dont chacun est doté, qui est universelle et qui donne l’accès à une morale elle aussi universelle. C’est parce que je suis « être de raison », que je suis capable de sentir en moi la loi morale, que je suis capable de reconnaître en tout autre homme cette possibilité d’accès à cette même loi morale. C’est dire que l’autonomie est cette capacité de tous les hommes à suivre la même loi totalement intériorisée. C’est dire aussi que cela m’impose de respecter la dignité de tout autre homme, mon semblable, et de reconnaître, comme marque de sa dignité, sa propre autonomie. Cette conception implique une grande différence avec le sens anglo-saxon qui a pénétré nos mentalités. Être autonome, selon le sens commun, c’est désormais faire ce qu’on veut. Cette conception de l’autonomie a pénétré le champ de l’éthique soignante en accordant au patient, désormais agent, la primauté dans les décisions (de traitement, etc.) le concernant. Les lois du 4 mars 2002 et du 22 avril 2005 en sont des exemples. C’est de moins en moins le soignant qui décide pour le malade, et de plus en plus le malade lui-même qui dit ce qui est bon pour lui et ce qu’il décide être bon pour lui doit être mis en œuvre.

  • 7.

    « Le care exprime[rait] une morale féminine et une pensée différencialiste incapable de prendre en compte la morale universelle de la République française. Il entérine[rait] une image de la femme dégradée, enfermée dans la souffrance ou dans son antidote, la bienveillance. Il véhicule[rait] une société du soin dans laquelle les individus sont assimilés à des malades, au lieu de promouvoir l’esprit de liberté et de renouer avec la gouvernementalité libérale. Il valorise[rait] les relations horizontales de soin et d’entraide, et efface le prestige d’une autorité politique verticale » (Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc, « Un “care” qui n’a rien de communautariste », Le Monde, 25 mai 2010).

  • 8.

    Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care (1993), trad. fr. H. Maury, Paris, La Découverte, 2009.

  • 9.

    J. Tronto, Un monde vulnérable…, op. cit., p. 143.

  • 10.

    Ibid., p. 145-157.

  • 11.

    F. Brugère, « La sollicitude. La nouvelle donne affective des perspectives féministes », dans Esprit, janvier 2006, p. 123-193.

  • 12.

    Code de déontologie médicale, art. 37 : « En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l’assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique […]. »

  • 13.

    Code de déontologie médicale, art. 38 : « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriées la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort. »

  • 14.

    Pour reprendre les mots de Canguilhem dans le Normal et le pathologique, le diagnostic est « une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences ». En effet, le temps de documentation consiste à rechercher, puis à rassembler les données, signes et symptômes. Il n’est pas de bonne médecine sans bonne sémiologie qui est 1’alphabet de la médecine. Une méthode est nécessaire ; elle devient à la longue automatique. Le médecin accueille et écoute ; la technique ou l’art du diagnostic est fait de deux temps, l’interrogatoire et l’examen clinique. L’acte médical est fondamentalement le théâtre d’une rencontre, d’un face-à-face : celui du médecin et du malade, « colloque singulier », dialogue au cours duquel se joue et se dénoue la maladie. Aujourd’hui plus que jamais, cette rencontre est fondamentale : parasitée par le développement des techniques, la spécialisation croissante des médecins, elle reste néanmoins l’étape fondamentale dans la prise en charge de la maladie.

  • 15.

    Serment d’Hippocrate : « Je ne remettrai à personne de poison si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion. »

  • 16.

    Ce contrat tacite est défini par l’arrêt Mercier du 20 mai 1936 de la Cour de cassation : « Tout patient a droit à des soins attentifs, consciencieux, et réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science. » L’article 1 108 du Code civil définit les conditions de validité d’un tel contrat : « Quatre conditions sont essentielles pour la validité d’une convention : le consentement de la partie s’oblige ; sa capacité de contracter ; un objet certain qui forme la matière de l’engagement ; une cause licite dans l’obligation. »

  • 17.

    La notion de contrat médical a été émise, pour la première fois, en 1935 par Georges Duhamel qui n’a pas poursuivi une pratique médicale initiale mais a continué à s’intéresser à l’exercice de la médecine : il parle de « colloque singulier », expression qui allait connaître une heureuse fortune sans que l’on réalise bien que le colloque suppose un langage échangé – information « loyale, claire et appropriée » (art. 35 du Code de déontologie médicale) et consentement « libre et éclairé » (art. 36 du Code de déontologie médicale) – entre deux interlocuteurs équivalents.

  • 18.

    La loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (Journal officiel, 5 mars 2002, no 54, p. 4118).

  • 19.

    Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, Puf, coll. « Philosophie morale », 1993.

  • 20.

    Max Weber, « La vocation du savant » (1919), dans le Savant et le politique, trad. fr. par J. Freund, revue par E. Fleischmann et E. de Dampierre, Paris, Uge, coll. « 10/18 », 1963.

  • 21.

    W. Hesbeen, la Qualité du soin infirmier. Penser et agir dans une perspective soignante, Paris, Masson, 2002, 2e éd.