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Le soin, un défi de culture

Pour la médecine (en gériatrie, dans les services de soins palliatifs), la question du soin dépasse la prise en charge technique : elle invite à reconsidérer la relation médicale elle-même. En rupture avec le refoulement de la mort et la technicisation de la relation médicale, la notion de soin impose de replacer les relations entre les personnes au premier plan des préoccupations professionnelles.

« Il faut passer d’une société individualiste à une société du care. » Les récentes déclarations de Martine Aubry1 viennent de faire entrer le care dans le débat public et politique français. Elle traduit par « soin mutuel2 » ce mot qui vient du courant de pensée nord-américain des care studies et de l’ethical care, initié par les travaux de Carol Gilligan et de Joan Tronto dans les années 1980-19903. Ce concept, loin de se limiter à la compassion et au souci des autres, ou à une préoccupation spécifiquement féminine, comme on l’y réduit déjà4, apparaît relever d’une question politique cruciale et concerne l’avenir de notre démocratie. S’y joue en effet à nos yeux l’émergence d’une culture du soin, du prendre soin, au sens anthropologique, éthique, politique, écologique et même cosmo-politique5.

« Contre-culture » plutôt, qui, certes non sans excès, impasses, objecte à une autonomie entendue comme autosuffisance, et à un souci de soi qui oublie ce qui l’articule, nécessairement, aux autres. Elle se manifeste chez les soignants en gériatrie, qui refusent que des visions scientifiques et managériales, valorisant la seule autonomie, leur « désapprennent le soin » ! Elle inspire le cinéma, Million dollar baby par exemple, elle s’incarnait dans la volonté du pape Jean-Paul II, en offrant aux foules l’image d’un homme malade, fragile, de « montrer que l’homme souffrant fait corps avec un monde malade et violent6 ». Elle transparaît aussi dans le mouvement nord-américain des care studies7, et leur réception française ou européenne – moins prise dans la question du gender – autour de la grossesse et de la naissance, de la pédagogie, des grands dépendants, des Sdf, de l’éducation… La pertinence de cette contre-culture dans la conjoncture culturelle de notre époque peut apparaître jusque dans les attaques ou les dévoiements mêmes dont l’idée de soin est déjà l’objet ou dans le défi que semblent lancer à la notion même de soin, les projets déjà très avancés, au Japon, à coup de milliards de yens (mais aussi dans des laboratoires lyonnais ou zurichois) de « robots-soignants » qui, demain, s’occuperont des malades, seront les compagnons de vieillards isolés8

Pressentiments et hésitations

Les soins palliatifs représentent dans notre société la forme instituée la plus indéniable d’une politique du care. Instaurés en France il y a près d’un quart de siècle9, ils connaissent aujourd’hui, avec 90 unités fixes, 4 028 lits et 337 équipes mobiles, un développement important10. Leur message, au moins en partie, « est passé » dans la société française, et également dans la plupart des pays européens. Ils résistent à « la pente de l’euthanasie11 », d’une façon le plus souvent frontale. Mais ils peinent à véritablement se reconnaître comme la pointe avancée d’une nouvelle culture du soin et du prendre soin, à y contribuer, alors même que cette référence leur est nécessaire pour se pérenniser.

En 2009, le congrès de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, « Soins palliatifs, médecine et société : acquis et défis », affirmait clairement le défi majeur que représente dans notre société le changement de « ses modes de solidarité » et évoquait une exigence, un pressentiment, présents depuis les débuts du mouvement en faveur de l’accompagnement des mourants, en parlant de « la généralisation d’une véritable culture palliative12 ». Mais qu’entendre concrètement par là ? Multiplier les équipes ? Est-ce faisable, pertinent, et cela suffirait-il ? Créer – non sans dangers – une « vraie discipline », des professeurs agrégés, réformer les études médicales ? Et comment diffuser l’esprit du soin palliatif ?

Le précédent congrès, à Nantes, dont l’intitulé était : « Cultures et soin, diversité des approches, complexité des réponses13 », s’il avait pu évoquer le concept de « culture du soin », ne lui donnait pas toute l’ampleur nécessaire, la réduisait à un sens local. Les divers exposés s’en tenaient à l’approche des problèmes posés par « la diversité culturelle », ou à l’hétérogénéité entre « cultures médicales », scientifique « pure et dure », centrée sur le résultat14, ou attachée à une tradition humaniste. Le congrès de 2007, « Compétence clinique et dimension spirituelle, l’homme au cœur des soins15 », articulait le soin et la dimension éminemment culturelle que représentent les spiritualités, fussent-elles athées ou agnostiques. Mais en faisant de la dimension culturelle de la spiritualité une sorte de supplément d’âme. Manquant ce que l’intitulé même du congrès, pourtant, suggérait : c’est au cœur même du soin qu’est l’humanité, essentiellement, avant toute intention d’humaniser. Et c’est là que réside la vocation culturelle du soin. François Ravallec, dans l’éditorial de la première annonce du congrès, « Du concept aux réalités16 », de juin 2010 à Marseille, met l’accent sur l’activité même des soins palliatifs, le soin, et moins sur la fin de vie comme telle, non plus seulement centrée sur leur « objet » qui serait la mort. Mais les documents préparatoires du congrès ne s’avancent pas à envisager la place stratégique des soins palliatifs dans les enjeux culturels de notre temps.

Soins palliatifs et Kulturarbeit. Trandisciplinarité du soin

Bien au-delà du domaine de la santé, la thématique du soin travaille la culture de notre temps, en faisant remonter la question du rapport intime, viscéral, du soin à la culture, à sa place essentielle dans le travail des subjectivités, qui est aussi le travail collectif de l’humanité, que les hommes font (ou peuvent ne pas faire) un par un, le processus civilisateur qui leur permet de réécrire sans cesse leur histoire, travail que Freud nommait Kulturarbeit17.

Dégagés du modèle curatif, les soins palliatifs sont exemplaires d’une figure du soin qui donne toute sa place à l’expérience, à la situation relationnelle du soin et du prendre soin, ainsi qu’aux implications et enjeux anthropologiques, culturels, politiques aujourd’hui, d’une pratique qui objecte au dogme de l’autonomie.

Les soins palliatifs rejoignent les deux modèles du soin18 : relationnel et médical, indissociables et contradictoires. Ils reconduisent la médecine et son modèle technique, morcelant, à la relation de soin « ontologique », vitale, où elle s’origine : l’égard pour l’autre qui souffre, la fait revenir sur l’exercice parfois si violent de ses pouvoirs. L’hôpital y renoue avec l’hospitalité, l’urgence cède à la patience19, l’idéal de guérison, si complice d’une illusion d’immortalité, laisse la place à une viabilité avec la mort.

Redonner « une place » à la mort, ou donner toute sa dimension au soin ?

Les soins palliatifs, à la suite de ce que Philippe Ariès20 a nommé le tabou contemporain de la mort, ou de Geoffrey Gorer qui disait « la mort devenue obscène21 », ont pour visée de « redonner une place à la mort » – objectif indéniablement culturel – en faisant pièce à la solitude des mourants, décrite par Norbert Elias22, dans une société qui n’envisage plus la mort que comme un accident, contingent, « en théorie » toujours évitable. L’effacement de la mort se fait aussi par le montage de la mise en science de la mort, avec cette récente invention du « mourant », qui anticipe sa mort, fait de lui un « déjà mort », un être à part, ni un malade comme les autres, ni véritablement vivant. En fait une « victime23 de la mort », et non plus le sujet d’une condition mortelle et commune. Invention qui « privatise » la mort en fait un problème psychologique, personnel, et fait du mourant, par le statut d’exception qu’elle lui assigne, celui qui remplace pour nous la mort, celui à qui nous la déléguons – la mort étant son affaire – et qui permet aux autres, aux vivants, à nous tous, d’oublier, certes imaginairement, notre finitude.

Mauvais sujet

Redonner une place à la mort. Mais comment ? Le sujet mourant, si l’on peut encore parler de « sujet », oscille entre deux positions extrêmes et contradictoires. En voyant en lui une victime du mal, on peut le réduire aussi à une chose, un objet, comme souvent dans le discours médical. Mais on pourra aussi exalter son autonomie, en insistant sur le « choix de sa mort », voire sur le « droit à choisir » sa mort. Un médecin qui affirmait à des soignants émus que ce n’était pas le malade qui pleurait mais sa tumeur cérébrale, pourra le lendemain dire à ce même patient qui lui confiait en avoir marre : « Votre femme aussi en a marre ! » Mauvais sujet, aux yeux de ce praticien, qui use mal de son autonomie, et tarde à mourir. Mais c’est aussi nous tous qui, faute d’une symbolisation d’une représentation habitable de la mort, nous trouvons en déficit de subjectivation. La mort revient, nous hante, omniprésente, dans le réel le plus quotidien : accidents, catastrophes, assénés jusqu’à l’étourdissement. On peut, certes à bon droit, dire qu’auparavant la mort avait « une place ». Disons, provisoirement, une place chrétienne. C’est là même que réside la vanité du souhait de redonner une place à la mort. Cette « place » était indissociable de l’ensemble de l’échafaudage chrétien, qui la reliait au monde, à la création, à la faute, au péché, au ciel et à l’enfer. La transformation de la religion en « une affaire privée » rend impossible le retour d’un semblable « montage ».

Vouloir redonner une place à la mort, souhait par trop nostalgique, par trop abstrait, faute d’un contexte, est une impasse, car la mise en science de la mort, dans nos sociétés ultramodernes, consiste justement à « donner une place à la mort », ce que nous faisons par cette ségrégation, cette exclusion, du mourant. Une place qui n’est qu’une place, ou qui n’en est pas même une, trop objectivée, ou comme un strapontin, une place en surnombre. Les soins palliatifs y contribuent, à leur corps défendant le plus souvent, en s’en tenant à une action qu’on peut à juste titre qualifier de palliative, à une gestion de la mort, en ne subvertissant pas la position qui leur est prescrite dans l’autoroute ultramoderne, en ne faisant pas retour sur ce qui les fonde, les porte, à ce qu’ils font. Non il ne s’agit pas de « place », mais plutôt de « présence ». Et il n’existe pas de marche arrière, nostalgie vaine.

Un pas de côté

La seule exigence n’est-elle pas de faire non un retour en arrière mais un détour, de se tourner vers quelque chose de moins immédiat, de moins frontal, de faire « un pas de côté » par rapport à l’injonction managériale de « trouver une solution » au problème de la mort.

Le recours à des traditions, des spiritualités, religieuses ou non, déjà constituées peut, certes, avoir un rôle à jouer pour mettre en représentations, en fictions, en rites, l’irreprésentable de la mort. Mais elles ne le font, ne le feront qu’en résonnant avec ce qui dans le temps présent fait appel, et peut revivifier ce qui est sans doute à l’origine de l’existence de toute spiritualité et que chacune décline à sa façon, selon sa tradition (vêtir ceux qui sont nus, par exemple pour le christianisme). La référence chrétienne, laïcisée, sur laquelle se sont construits les soins palliatifs n’apparaît-elle pas ici en quelque sorte comme seconde, latérale ? Pas une « importation » directe, mais occasion, pour ces références, de reviviscence, dans la « négligence » même où se trouvait le mourant. Le mouvement, en réalité inverse, part du soin.

L’impasse d’une psychologisation du mourir, l’isolement symbolique souterrain du mourant, l’éloignement toujours plus grand d’un sens collectif de la mort nous incitent moins à faire retour, nostalgique, vers les figures d’un universel déjà constitué, des croyances, des rites perdus, qu’à nous ouvrir à ce qui aujourd’hui, voix ténue, souffle (spiritus) rebelle, nous provoque, à reconnaître le visage actuel d’un commandement universel.

Le soin comme point central de la métaphorisation de la mort

Au cœur même de l’activité, de l’expérience de soignant, nous pouvons redécouvrir la portée anthropologique du prendre soin, dont nous négligeons la profondeur de sens, l’épaisseur, sa consistance, en voulant n’y lire que la mise en application, l’illustration ou l’incarnation d’un principe éthique préexistant. Ou son absence. La dimension humanisante n’est pas à ajouter, en plus, au soin : l’humanité, son maintien, sa transmission, sont déjà là dans la réponse au besoin. C’est bien aujourd’hui avec le soin, dans le soin, par le soin – pas seulement palliatif – la dépendance à laquelle il répond, la vulnérabilité qu’il nous rappelle, que nous nous disons notre finitude, que nous nous parlons de la mort ou, plus justement, que nous nous parlons la mort, bien plus véritablement que par un propos thématique intentionnel, qui n’en fait qu’un objet, et que nous faisons bien mieux, que d’en parler. C’est aujourd’hui le soin qui constitue et offre un contexte – le texte commun – analogue à celui qu’offrait le montage chrétien, pour donner présence à la mort. Si l’on admet avec Pierre Legendre que toute culture s’élabore autour d’« un point central, autour duquel gravitent les représentations abritant le vide qui soutient l’ultime pourquoi ? de l’homme, qui est la métaphorisation de la mort24 », il nous faut reconnaître que le soin – tout soin – constitue l’étoffe et la source mêmes de notre actuelle possibilité de symboliser la mort. Qu’aujourd’hui, c’est autour du soin que s’élaborent pour nous les figures qui « abritent le vide ». Que le soin métaphorise la mort et est ce point central d’une contre-culture qui peut « porter remède à notre culture ».

C’est bien de Culture majuscule qu’il s’agit. Exemplaires de la potentialité culturelle du soin, les soins palliatifs peuvent contribuer à l’élaboration d’une politique de la sollicitude, et d’une solidarité nouvelle autour de la vulnérabilité, en offrant une référence et un modèle possibles25.

Le geste avant la compassion

En montrant que le soin est avant tout « rencontre de soin », les care studies relativisent la place de l’intention et des sentiments préalables, comme de l’application de principes abstraits et universels, dans la « motivation du soin ». Elles invitent moins à voir dans le soin l’effet d’une compassion, d’une bonté, d’un altruisme, qu’une rencontre – où le « un par un » est essentiel – impliquant invention et création mutuelles, point qui a toute son importance dans le débat politique actuel. Au premier plan se trouve le geste même de soin26.

[Le soin] pourrait bien être, écrit F. Worms, la relation sans laquelle il n’y aurait pas de subjectivité. En ce sens on ne doit présupposer aucun sentiment, ni « soin », ni « souci », ni care, mais bien plutôt considérer que ce sont les gestes effectifs à l’œuvre dans ces relations qui engendrent ces sentiments, c’est-à-dire au fond les subjectivités mêmes que l’on est sans cesse tenté de postuler à l’avance à leur principe27.

Et il cite la formule de Canguilhem: « Technique, donc subjectif. »

« Priorité » éthique de la relation de soin. Sa polarité conjoint deux modèles, le modèle parental (soigner quelqu’un) et le modèle médical (soigner quelque chose), « deux concepts d’une même relation », bien qu’« obéissant à deux logiques irréductibles », permet à G. le Blanc de préciser qu’il ne s’agit pas de dénoncer de l’extérieur la violence, les abus de la médecine, mais de réinscrire l’acte médical, dans « la relation plus primitive et plus générale qu’elle : la relation de soin ». Ce n’est pas le technique qui oppose les deux modèles, mais le mode de constitution de l’objet, le médical morcelle le corps, clive le sujet, et peut l’oublier. Et il y a du technique, dans le soin le plus parental.

Objectivité, technicité de la réponse au besoin

Le soin peut nous éclairer également pour élaborer une position juste dans nos rapports avec la technique, nous faire sortir du « pour ou contre ». Le soin comporte une objectivité, une effectivité, une matérialité même qui peut – doit même – être étudiée, définie, évaluée. Le soin ne peut être subjectif – F. Worms y insiste –, être réellement attentif aux besoins, aux désirs de tel sujet, que par des pratiques objectives. Les auditeurs de l’émission Tire ta langue, du 4 octobre 2009 sur France Culture, ont pu y entendre l’orthophoniste André Allali exposer l’extraordinaire succession de bricolages provisoires, de tâtonnements, d’ajustements techniques de plus en plus précis, d’inventions ingénieuses, des professionnels mais aussi parfois des patients eux-mêmes, qui ont permis aux patients laryngectomisés, de retrouver une voix de plus en plus satisfaisante. À quel endroit, et comment, placer l’air, selon l’atteinte de la cavité buccale, comment le retenir, l’expirer… Et il a fallu quelques années pour que l’intention affirmée par les soins palliatifs, de « donner la parole au patient », se traduise par l’entrée d’orthophonistes intervenant directement auprès des malades ou des soignants pour apprendre au patient à parler sans s’essouffler, permettant ainsi concrètement à leur parole de se faire entendre.

Les soins palliatifs, à cet égard, semblent être dans une certaine contradiction. Dans leur pratique, ils mettent l’accent sur la spécificité des soins aux personnes en fin de vie, et sur leurs besoins. Mais dans de nombreux textes, ils durcissent une opposition à « la médecine technicienne », mettant en avant une conception radicalement différente du malade, affirmant s’adresser à sa personne, à son altérité en tant que telles, insistant davantage sur les intentions, les attitudes différentes que sur les gestes de soin, laissant même entendre que c’est la mort elle-même qui serait « leur objet ». N’inscrivant pas sur le plan conceptuel – et culturel – la tension, et la nécessaire intrication, des deux modèles du soin, qu’ils mettent pourtant quotidiennement en pratique, ce qui peut conduire à des effets paradoxaux. La technique faisant retour là où l’on pouvait s’y attendre le moins.

Autonomie et désapprentissage du soin

Dans les services hospitaliers, de gériatrie notamment, l’idéalisation de l’autonomie, qui accompagne « la mise en science de la mort28 », conduit très concrètement à dévaloriser la dépendance, au risque de favoriser la « négligence » – l’envers même du soin, son « désapprentissage » comme le décrit avec justesse Christelle Prat, infirmière en gériatrie, dans son mémoire de Diu de soins palliatifs29. Un certain formatage institutionnel, un vocabulaire gestionnaire, qui se veut objectif, et surtout exclusif, induisent une série d’oublis de tout ce qui constitue un être humain30. Le dément est réduit à sa perte d’autonomie, et son incapacité de parler, rendue équivalente à une incapacité même à ressentir.

Le soin, palliatif en particulier, peut être dévoyé, disqualifié, rendu invisible, ignoré, par toute une série de dispositifs administratifs ou de financement, qui peut aboutir à ce que tout un ensemble d’« actes » lourds en temps, exigeants en compétence, effectués par les équipes de soins palliatifs n’apparaissent pas dans le bilan et le budget de l’équipe, soient considérés comme « ne rapportant rien » (ce qui conduit à « se débrouiller », à les coder autrement), ou imputés directement à celui de l’hôpital31, l’équipe pouvant alors être considérée comme « ne travaillant pas », et ses membres donc sans dommage être « prêtés » à d’autres services. Ou à ce que son savoir-faire technique (pose de seringues électriques par exemple) soit totalement ignoré par la direction et les services administratifs de l’hôpital32.

Imaginer l’autre

Dans son travail Christelle Prat insistait également, comme le font les care studies, sur le devoir de s’autoriser à « imaginer l’autre33 » que l’on soigne, non pour le réduire à nos projections, mais pour lui redonner ainsi sa densité existentielle, avec la part de mystère de toute altérité, et à quoi seule peut répondre une création34. L’autonomie véritable, dit le sociologue Richard Sennett35, c’est : « L’autre, je n’y comprends rien. » Christelle Prat évoque une scène, frappante, hélas exemplaire. Un collègue, désignant une photo dans la chambre d’une pensionnaire démente, lui demande ce que c’est, et quand elle lui dit : « Mais c’est Madame L… quand elle était petite fille ! », le collègue lui répond : « Ah je n’aurais jamais pensé qu’elle avait été une petite fille ! » Conséquence de la conviction que l’« autonomie » du dément est définitivement perdue. Et du fait de ne le considérer qu’en termes de déficit, de le repousser de notre seul regard scientifique, objectivant, avec des échelles d’évaluation, des gestes purement techniques, ou plutôt en réalité insuffisamment techniques, au sens défini plus haut, ne répondant pas réellement au besoin du malade.

Soigner, véritablement, la vieille personne en n’étant pas aveugle à ces traces de sa vie au mur, c’est aussi inscrire dans le soin, qu’on ne la connaît pas, qu’elle n’est pas moi, que je dois justement imaginer sa vie pour aller à sa rencontre36.

Christelle Prat remarque que quand la mort approche, le comportement de certains soignants change, et dit à propos d’une vieille femme démente : « [C’est] comme si, pour les soignants, il y avait une réémergence de l’humanité de cette résidente. On lui parlait à nouveau, la prévenait avant les soins, lui caressait le visage, comme si cela était autorisé à ce moment-là. » On la soignait véritablement de nouveau. L’autonomie triomphante capitulait, le réel de l’approche de la mort la faisait chuter de son piédestal, faisait sortir de la division entre les autonomes et les autres, redonnait chair à cette vie qui s’en allait, et réincarnait le soin. Et elle décrit comment s’autoriser à la fiction, mettre en œuvre le pari éthique, indissociable du soin, de « répondre à un besoin objectif comme s’il était une demande subjective » (F. Worms), et que les patients ressentent, malgré la perte de l’autonomie, de la parole, imaginer leur histoire, leur enfance, interdit à la fois de les considérer comme des outils, des objets, ou de penser qu’ils « font exprès ». Belle réponse au médecin qui disait : « Ce n’est pas lui, c’est sa tumeur ! » Elle décrit aussi comment cette approche fait redécouvrir à ses collègues « leur envie d’avant », comme le dit, remarquablement, et joliment, l’une d’entre elles.

Un geste politique

Là, très concrètement, la médecine « réfléchit » sa violence37 », comme l’écrit Guillaume le Blanc, et « fait retour sur la précarité ontologique de toute vie. Précarité première dont la violence même de l’acte médical est toujours “oubli” », « négation de cette fragilité fondamentale » où, pourtant, il s’enracine. La dissymétrie fait place à une « réversibilité », liée à la commune fragilité, à la vulnérabilité humaine originelle. Aller à rebours de ce « désapprentissage » du soin est un geste politique. Ces exemples nous signifient également la portée politique du care qui va bien au-delà du soin proprement dit. Et comment le soin revisité peut apporter une esquisse, un modèle, de réponse à la préoccupation de Myriam Revault d’Allonnes38 concernant l’exigence d’élaboration de la compassion, qui n’est que « le socle et le signe pré-politique de notre humanité », pour qu’elle puisse acquérir une pertinence proprement politique, concerner le vivre ensemble, l’entre-nous, et sortir de la « relation à » où se maintient « l’intérêt pour la masse souffrante ». L’imagination du semblable qu’elle exige est déjà là, en germe, dans le soin, précédant même la compassion, et « attend ou appelle » son institution dans une culture et une politique du soin. « La dignité de la dépendance, écrit Richard Sennett, n’est jamais apparue au libéralisme comme un projet politique viable39. » Les soins, gériatriques et palliatifs notamment, incarnent une nécessité politique. Dépassant l’idéal curatif, ils travaillent, au plus intime, viscéralement, notre culture, la « soignent » ! Pointe avancée de l’émergence d’une nouvelle « culture du soin et du prendre soin », dans nos sociétés industrialisées, ils esquissent le projet politique viable de reconnaître la dignité de la dépendance.

Une chaîne généalogique de soins

Si le soin peut constituer un horizon politique, c’est aussi – indiquons-le ici brièvement, nous y reviendrons dans un travail ultérieur40 – que son émergence, son surgissement, aujourd’hui, au-delà de ce qu’il doit à une mise en question du libéralisme radical, ou de l’éthique néokantienne (Rawls), peut apparaître plus profondément, comme une « réponse » historique au désastre du siècle précédent, sous-tendant sa pertinence contre-culturelle. Réponse à l’ombre des massacres industriels de la Première Guerre mondiale, à l’ombre de la Shoah et des camps soviétiques, qui nous hantent, à cette expérience de destruction de l’humain, que l’on a pu dire « pire que la mort », dont le travail de deuil a été masqué par ce que l’on pourrait appeler le « besoin fou de désirer », de consommer, des Trente Glorieuses, à en oublier le besoin et les relations primitives. C’est en prenant soin de son corps comme une mère prend soin de son nourrisson, mais plus profondément en s’identifiant à l’espèce, à son histoire, à la phylogénèse dont les traces sont, pour Freud, inscrites dans l’inconscient, en s’appuyant sur un trait identificatoire impersonnel, propre à l’espèce, que le prisonnier des camps a pu se maintenir dans l’humanité. En s’inscrivant dans cette « chaîne généalogique de soins41 » qui, de génération en génération, permet à chaque être humain d’être là – et que le pire monstre récusant tout souci d’autrui ne peut dénier, pas plus que sa méchanceté soit liée à ce qui a été absent, raté, perverti dans la façon dont on a pris soin de lui. C’est par le soin, saut, retour du psychique dans le corporel que l’homme du camp a pu survivre physiquement et psychiquement, retrouver les racines fondatrices de chacun. Et c’est encore l’inscription dans une culture du soin qui peut permettre aux soins palliatifs d’échapper à l’impasse de « l’invention du mourant » et de son statut actuel, où, dans la même perspective, on pourrait voir, un retour du refoulé, les « mourants » étant comme les « revenants » de tous ces morts dont le deuil est resté impossible.

Le besoin est plus social que le désir

Si une culture, une politique, peuvent être culture du soin, politique du soin, c’est que la relation (« entre », et non « à ») – pas plus que la dimension culturelle – n’est pas ce qui s’ajouterait au soin. Le soin est d’emblée et originellement relation et comporte une potentialité culturelle, parce qu’il est une réponse à une vulnérabilité, une dépendance, fondamentales où il s’enracine. La fameuse phrase de Winnicott, « un bébé ça n’existe pas », marquant l’impossibilité de parler d’un bébé sans évoquer son environnement, peut sans hésitation pour nous se traduire plus précisément par : « Un bébé ça n’existe pas sans le soin. » Pas sans l’espace transitionnel qu’établissent les soins, les gestes, les regards, les voix qui le portent, sans la relation de soin. « Vulnérabilité ontologique » de l’être humain liée à sa « foetalisation », sa néoténie42. Et dont le corollaire, capital, est : « Seule la présence d’un autrui permet de soutenir […] le développement vers la maturité et l’individuation […] la condition humaine repose par nature sur les interdépendances entre sujets. » Mais ceci implique un réexamen de la notion de besoin, auquel « répond » le soin, et noyau de toute dépendance – qui inviterait à parler d’une « socialité, d’une culturalité, originelles, du besoin » lui-même, auxquelles il faut sans cesse retourner, sinon, valeurs, principes culturels, trop abstraits, ne « mordent » pas.

Les care studies se réfèrent à la psychanalyse, mais, paradoxalement à première vue, et à l’inverse de nombreux écrits émanant du milieu des soins palliatifs, en mettant moins l’accent sur le désir que sur le besoin.

Nous devons nous défaire d’une conception réductrice du besoin, limité aux fonctions alimentaires qu’il ne s’agirait que de satisfaire. Le psychanalyste Winnicott43 souligne que le besoin précède le désir, dans le rapport au monde, et à l’autre. Il parle plus volontiers de réponses aux besoins que de la satisfaction de ceux-ci. Au stade le plus primitif, « ce qui importe au petit enfant c’est que son environnement lui réponde ». F. Worms44 qualifie de « besoin biologique (en un sens non réducteur) la relation à une figure individuelle ». « Besoin vital » qui ne renvoie plus seulement à une alternative immédiate entre la vie et la mort, mais également à certaines carences (affectives, relationnelles) dévitalisantes pour les individus.

Cette conception revisitée du besoin renouvelle l’opposition entre besoin et désir : « C’est le désir qui est objectal » dit Winnicott, alors que « le besoin, tout primitif qu’il soit, est avant tout relationnel et fait appel par sa structure même à l’interaction ». Le besoin est plus social que le désir. Le soin qui y répond est également éminemment social, parce qu’il intervient dans un contexte de dépendance et donc d’interaction nécessaire, et parce qu’« il répond tout autant à un “besoin d’interaction” (nous soulignons) qu’à la satisfaction d’un contenu particulier », parce que la relation de soin « met en contact et en présence des individus », écrit V. Pirard45, et est création, « espace potentiel46 ».

Une question pour la psychanalyse

Mentionnons ici un autre signe de la pertinence contre-culturelle du soin que nous espérons développer dans un autre texte. Il permettrait de reconsidérer l’inflation sur la vie désirante au détriment des relations primitives et des soins qui répondent au besoin, ce que l’on peut constater également dans certains textes des soins palliatifs, alors même que leur pratique met l’accent sur la réponse aux besoins. De revisiter l’opposition entre désir et besoin particulièrement marquée dans la psychanalyse française, conduisant à un refus de toute référence au soin, et sur la rencontre manquée entre la psychanalyse et les soins palliatifs qui aurait pu, dû même, être l’occasion d’un réexamen de cette opposition. D’interroger la psychanalyse, sur sa difficulté notamment avec le « nous », le fonds commun d’humanité, et de façon sans doute plus pertinente et féconde que ne le fait l’actuel débat médiatique qui s’en tient au « pour ou contre47 ». Freud, qui dans son œuvre travaille autant notre rapport à la mort qu’à la sexualité, faisait pourtant jouer à la détresse originelle de l’enfant humain, comme à la mort, un rôle essentiel dans l’instauration subjective et la transmission de l’humanité48.

Les robots. Post-humanité ou humilité du soin

Les « robots soignants » représentent un défi à la notion même de soin en même temps qu’un autre enjeu politique important de la question du soin. Le gouvernement japonais a, ces dernières années, investi des sommes considérables dans le développement des robots pour répondre aux besoins du vieillissement de sa population, plutôt que de faire appel au care drain, à une population étrangère, étant donné ses contraintes démographiques – le pays ayant la plus forte proportion mondiale de personnes de plus de 65 ans. Des robots soignants, pouvant lever et recoucher des malades, sentir s’ils sont dans leurs urines, apportant aussi une aide émotionnelle, sont déjà mis au service de personnes âgées49. En France une « maman-robot-qui-accouche » forme dès maintenant des étudiants en médecine50. Certes, l’organisation obsessionnelle – dont le noyau est, pour la psychanalyse, la « phobie du contact » – des rapports sociaux contemporains, malgré une frénésie affichée de contacts, mais formatés, programmés, imposés, peut faire craindre l’accélération de ce que Dominique Lecourt et ses collègues du centre Georges-Canguilhem, appellent, dans leur ouvrage la Mort de la clinique51, bouleversement de la pratique médicale par une progressive déshumanisation, une « robotisation » du patient. Les « théoriciens blafards du marché » (P. Legendre) ne sont pas les seuls à souhaiter se débarrasser du dérangeant « facteur humain ».

Mais les « robots soignants » peuvent nous permettre également d’approfondir un certain nombre de points concernant le besoin, le soin. Nous aider même à nous défaire de l’utopie ultra-cybernétique et à déplacer les polémiques passionnées mais toujours essentialistes (nature de l’intelligence, capacités, question de l’intention…) où la « fatigue d’être soi » de l’humanité occidentale nous fait aujourd’hui rêver de clonage, de cyborgs ou craindre l’avènement d’une « posthumanité52 », avec parfois la tonalité panique d’un besoin quasi « vital » de différenciation. Les premiers « êtres-machines » proposés à notre compagnie par les nouvelles technologies ont été les tamagotchis. Ces petits êtres virtuels, « œuf-montre », « nés » en 1997, dans les laboratoires du fabricant japonais Bandaï53, qu’on peut regarder vivre sur l’écran d’un boîtier de la taille d’un pager et qu’on doit soigner, alimenter, laver, éduquer, distraire sous peine de les voir dépérir. On a relevé la déréalisation du vivant, ou la déresponsabilisation qu’ils pouvaient induire54, mais le choix, pour ce premier lancement, d’un produit engageant une conduite de soin, paraît néanmoins remarquable55. Pressentiment de l’opposition radicale que le soin représente pour l’utopie numérique, et ses fantasmes ? Ou d’une possible réorientation de la puissance de la technique vers le soin ?

La spécificité de l’intelligence et de l’intentionnalité humaine, si elle nous différencie indéniablement, et ontologiquement, des machines, n’est peut-être pas l’essentiel à considérer.

« Paro » le bébé-phoque, une machine au service des patients Alzheimer

Ne nous précipitons pas sur une technophobie et un humanisme par trop ready-made. À domicile ou dans des institutions spécialisées les vieillards japonais56 peuvent bénéficier des services de « Paro », un robot bébé-phoque, qui répond à la voix, aux caresses, et apprend à mesure qu’il joue avec ses maîtres. Une superpeluche, douce boule de poils blancs animée qui peut fouir son museau dans l’aisselle de la vieille personne, le frotter sur sa joue, couiner joyeusement quand on l’appelle, ouvrir et fermer ses grands yeux qui n’ont rien à envier à E.T. et à son irrésistible regard. Il peut aussi mémoriser une cinquantaine de noms, repérer la présence de quelqu’un, situer la provenance d’une voix.

L’inventeur de Paro, Takanori Shibata, de l’Institut nippon des sciences et technologies industrielles, l’a conçu, en première intention, pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, et il affirme, ce que semblent confirmer des études menées dans d’autres pays, que la fréquentation du robot rend la parole de la personne démente moins confuse, plus fluide, facilite la communication et la relation.

Matérialité du soin. « Objet » transitionnel et nécessité de l’automatisme

On pourra mettre en avant qu’un véritable animal ou un être humain produirait des effets analogues, voire supérieurs, mais cela n’est pas sûr, et ne répondrait pas à la question de comment comprendre l’action, si elle est bien confirmée, de l’animal-machine en tant que tel. Les travaux des care studies57, nous l’avons souligné plus haut, ont moins mis l’accent sur l’intention ou les sentiments qui pouvaient inspirer le soin et le prendre soin que sur la relation de soin elle-même et les gestes concrets qui sont mis en œuvre, et sur le fait que le soin est un travail, une profession et un outil, et non pas essentiellement l’expression d’un sentiment préalable. Sur l’objectivité même du soin, sa matérialité, non pas au sens de quelque chose de mécanique ou de « tout fait », mais de l’attention, de l’activité objective, précise et humble, requise, nécessaire et mobilisée pour répondre véritablement à la douleur, au déficit, à la difficulté particulière du patient que l’on soigne.

Il y a une factualité de ce qui peut soigner. La splendeur d’un soir d’été, un rayon de soleil qui réchauffe la peau, un bain, une lumière irisée sur la mer, peuvent faire du bien, nous soigner. Précisons avec Winnicott. Imaginerait-on, à chaque fois que l’enfant joue avec son nounours, jette son doudou puis le ramasse ou le réclame, de regretter que ce ne soit pas un vrai « objet » humain, une personne réelle, la mère elle-même, que l’enfant triture avec passion, mordille, suçote, maltraite, traîne sans égards ou caresse… ? On pourra objecter que la mère « est derrière », qu’elle est là, symbolisée, représentée. En toute rigueur, on ne peut dire que la loque ou le nounours transitionnels symbolisent la mère. Ils symbolisent davantage – « la constituent » même – une relation en train de s’établir progressivement, ce pourquoi Winnicott qualifie l’objet transitionnel – comme le sein de la mère d’ailleurs – par l’oxymore de not me possession. Le mot d’objet dans l’expression « objet transitionnel » est essentiel. Sa matérialité, à la fois prolongement du corps de l’enfant, et de celui de sa mère, permet à l’enfant, par le jeu, de constituer progressivement sa mère comme objet, comme sujet, et aussi bien, de se constituer lui-même comme objet et… comme sujet.

Paro est un automate. Mais pourra, sans doute, parfois, être moins toxique que certains soignants de chair, accablés par le fardeau des tâches répétitives58 du change des draps souillés, du lavage des corps difficiles à mobiliser, intoxiqués par des représentations déréalisantes, qui les conduisent à maltraiter les patients déments ou à être trop fusionnels.

Il y a de l’automatisme dans l’activité de soin, qui n’est pas que négative. Les équipes de réanimation doivent d’abord agir, et ne réfléchir qu’à côté ou dans un second temps. En cas de rupture de l’artère carotide, ou de la fémorale, on comprime, on met le poing, un point c’est tout ! Quotidiennement, les « conduites à tenir », règles, certes, construites à partir de l’observation et de la constitution d’un savoir, impliquent automatisme des réponses. La vie morale elle-même n’est pas exempte d’automatismes. Ils sont même souhaitables, nécessaires.

Le toucher, re-donation du monde et de soi

Comment interpréter l’action du robot Paro sur la vieille dame japonaise ? Ce qui est en jeu ici, avec les vieilles personnes atteintes d’Alzheimer, c’est le sens du toucher, sens que l’on peut dire premier en ce qui concerne le soin. Toucher, contact, avec la matérialité dont ils sont indissociables. Ce qu’offre le robot-peluche n’est-il pas une reprise de contact avec soi, comme avec le monde, plus profond qu’une stimulation cognitive ou même seulement affective ? Une relation à la « chair du monde », comme le disait Merleau-Ponty. Bien qu’étant une chose, mais dans la mesure même où il est une chose ayant telle texture, tel gradiant dans la gamme allant du rugueux au doux, avec leur irréductible objectivité, il peut offrir une altérité (voir les pages de Merleau-Ponty dans le Visible et l’invisible, consacrées aux deux mains qui se touchent, où le ressenti de son existence est indissociable de l’altérité du corps comme objet du monde, et qui m’inclut dans le monde). Offrir par la polarité même du toucher qui est à la fois contact et « dé-proximité » d’avec soi-même, une redonation du monde comme de soi, par une altération positive, un événement venant rompre l’enfermement, comme une réassurance, permettant d’atténuer l’angoisse de l’interlocution notamment, avec la fuite infinie du dictionnaire, des mots, comme des souvenirs. Comme une expérience qui vient lester le sujet désemparé, son langage « désamorcé », ou « désarrimé », n’embrayant plus sur la sensation, redonner une « relation primitive » au monde et à son propre corps ? Offerte par une machine, mais l’expérience avec les psychotiques pourrait suggérer que le détour par l’objet peut être l’occasion d’une expérience moins angoissante, ou intrusive, préalable à une rencontre avec l’autre humain.

Robots, Artificial Intelligence et oubli du besoin

Un éminent cybernéticien a pu affirmer dans Le Monde, il y a quelques semaines, sa conviction que, demain, « nous ferons l’amour avec les robots ». Extrapolation un peu rapide de l’existence et de l’usage de poupées gonflables. Mais surtout court-circuit, qui ne situe la relation avec les robots que dans l’ordre du désir, et du simulacre. Ce que mettent en scène la plupart des films ayant pour héros des robots, ce qui revient comme un leitmotiv dans les mangas, où abondent des êtres artificiels dotés de capacités dépassant celles des humains, n’est pas essentiellement de l’ordre du désir, mais bien plutôt de celui de l’attachement, du caractère incontournable de l’attention aux besoins, de l’importance des relations primitives de soin. A.I., Artificial Intelligence, film (États-Unis, 2001) de Steven Spielberg, en est un exemple remarquable59. Le héros, David, a été fabriqué par une entreprise spécialisée dans la production de robots, pour répondre à la souffrance d’une mère dont l’enfant « réel » – « orga », pour organique – est dans le coma et promis à la mort. Dans le cadre d’une expérimentation visant à la production industrielle de « robots enfants », et dans le contexte d’une société que le réchauffement climatique oblige à surveiller ses besoins et à restreindre la possibilité de procréer, mais où les « mécas », les robots, s’ils satisfont aux besoins des humains, n’y répondent pas.

L’arrivée de David, parfaitement programmé pour répondre au désir de « sa mère » – sa « naissance » –, est marquée par un extraordinaire décalage. La caméra montre ses baskets neuves et le bas de ses jambes – allusion à la « marche », aux premiers mouvements, du tout nouveau-né. Il prend son temps, descend lentement les deux ou trois marches du beau salon décoré avec goût, ausculte et apprécie la qualité du bois, et dit : « J’aime bien votre plancher ! »

Martin, son « frère réel », va être sauvé. Un repas familial nous montre, alors, le drame de David. Pur être de désir, il n’a pas besoin de manger, mais il veut manger, pour être comme son frère, aux yeux de la mère, et il engouffre des épinards – allusion à Popeye – à en détraquer sa machine, et il assistera, parfaitement « conscient », à sa « réparation », sans aucune douleur. Le frère, qui n’apprécie guère le nouveau venu « méca », lui joue un tour, l’envoie couper une mèche de cheveux de sa mère pendant son sommeil. La mère prend peur, le père le croit dangereux, et la mère décide de l’abandonner ; elle ne le « jette » pas comme les robots usés, mais le laisse dans une forêt, avec le nounours, lui recommandant d’éviter les foires à grand spectacle où l’on détruit les robots pour célébrer la supériorité des humains.

Absence de relations primitives

Sa mère adoptive ne l’aime pas, dira-t-on. Mais, si elle peut le laisser ainsi, c’est qu’entre eux il y a une absence de relations primitives, elle ne l’a pas porté, mais surtout elle ne l’a pas connu dépendant, elle n’a pas dû le soigner, le laver, le nourrir, le nettoyer, être attentive à ses besoins. David n’a reçu comme « souvenirs » que des contenus, cognitifs ou affectifs, n’a pas l’expérience de la dépendance, ni des soins qui répondent au besoin. Son amour programmé, qui le faisait coller sans cesse à sa mère – l’exaspérant –, n’est pas le résultat de relations primitives qu’il n’a pas connues. Quand elle l’abandonne, il comprend qu’il n’est pas « un vrai petit garçon », et entreprend alors une quête spectaculaire pour être aimé comme un fils par sa mère adoptive.

Il partage son errance avec un « méca d’Amour », Gigolo, programmé pour satisfaire le désir et le manque d’amour des femmes, qui va l’aider dans sa quête de la Fée bleue – sa mère lui a lu l’histoire de Pinocchio – qui pourra faire de lui un vrai petit garçon, et lui faire retrouver sa mère. La présence de Gigolo, que l’on voit longuement dans ses activités de robot de désir et de plaisir, souligne, par contraste, le sujet profond du film: la relation liée au besoin. Teddy, l’ours en peluche, robot lui aussi, qui accompagne David, véritable citation, présence « winnicottienne » transitionnelle récurrente, le confirme. La leçon des robots, dans ce film, et dans d’autres, au travers de scénarios hypertechniques, est de nous montrer les besoins vitaux (avec ce qu’ils impliquent de relation, d’appel de soin), comme ce qui est le plus refoulé, et paradoxalement le plus méconnu par notre époque, la place impossible du besoin.

Et de l’espace transitionnel, dont Winnicott nous dit qu’il se prolonge dans celui de la Culture, qu’il oppose aussi bien à la politique politicienne qu’au jeu de hasard et d’argent (gamble, antithèse de playing). Vers la fin du film, Gigolo, le méca de désir, avant de disparaître en une sorte de suicide, conduit David dans un vaisseau où il « survit » sous les eaux à une destruction du monde qui peut évoquer la Shoah. Après des années d’arrêt, englouti sous les eaux tel Pinocchio, après un long séjour – enfin – utérin, David sera remis en marche, par des êtres presque translucides, évoquant la Fée, qui ont remplacé les humains. Ils ont pris soin de lui, le robot, en qui ils voient un témoin de l’humanité disparue. Ils sont extrêmement attentifs, et lui permettront de retrouver sa mère, en la faisant revivre grâce à l’Adn de la mèche de cheveux (amorce de l’objet transitionnel) conservée par l’ours Teddy. Mais pour un seul jour, et il la veillera, il prendra soin d’elle tout au long de cette unique journée, jusqu’à ce qu’elle meure. C’est, « à l’envers » par le désir qu’il aura eu enfin accès au besoin, pour, enfin, connaître une relation primitive – indissociable du besoin –, une relation « dense » avec sa mère (et non plus seulement œdipienne, fixée à son objet) et, par là, au soin et à la mort.

« Il reste des soins »

Dans les « mondes d’après60 » que nous montrent les mangas, mondes de la catastrophe, peuplés d’êtres hybrides, ou fabriqués, monde sans filiation, sans différences, insensé, il y a toujours des « îlots » (comme d’ailleurs dans les films de science-fiction), des moments, rares, où l’on prend son temps, où l’on s’occupe de soi, on écoute l’autre, on s’appelle par son prénom… Moments qui nous montrent qu’au fond de la catastrophe « il reste » des besoins, des soins, des règles, des relations61. Traces enfouies, bonne nostalgie d’une appartenance, fondamentale, symbolique, des sources vivantes du lien symbolique à l’humanité. Un « café du coin », oasis dans la violence, la rapidité ambiante effrénée, une petite rue, une lampe, un bébé tenu par la main… Des enfants sur des genoux, qui lisent. Alliance du besoin vital et du signifiant, du symbolique, du prendre soin et de la Culture. Séquences fugitives, mais lentes, à l’humaine échelle, et parfois d’une incroyable douceur, interrompant l’immédiateté électrique. Le soin comme objection radicale à un monde où tout est pensé en termes de production, de fabrication (voir la scène de A.I. où David, stupéfait, voit chez son « créateur » des dizaines d’exemplaires d’autres David).

Ce qui est perdu, dans « ces mondes d’après », c’est moins une nature que le cadre qui permet à des exigences, à des sources vitales de s’exprimer, d’où la nécessité d’instituer le soin et de définir une politique. Premier, le soin ne peut suffire, doit être mis en culture. Et aucun être humain ne peut poursuivre indéfiniment la tâche d’être à lui-même son propre environnement.

On a pu parler de la « misère symbolique » de notre époque. Elle est aussi une « misère de réel », du réel du besoin et des relations primitives. Il y a les robots qui incarnent la toute-puissance, la négation de la finitude, mais il y a ceux qui comme Monsieur Solo ou R2D2 dans Starwars, ou Paro, répondent à notre dépendance. Monsieur Solo ne cesse de veiller sur la santé de R2D2, et de vouloir le réparer. La « réparation », omniprésente dans l’univers de la science-fiction, pourrait être interprétée non plus comme manifestation de toute-puissance, mais comme une trace, méconnaissable, de l’indestructible lien à l’humanité – la chaîne généalogique de soins – qui a permis aux prisonniers de survivre à l’anéantissement dans les camps. Le brouillage des frontières hommes/machines62 interroge ce qu’elles avaient de trop rigides, nous remet en contact avec les sources vitales, oubliées, des relations primitives.

Non au naturalisme. Scandale du bien

On pourrait être tenté de naturaliser le soin, d’y voir l’origine du contrat social. Il n’en est qu’un en deçà, vital et inéliminable. Avec le soin, présent dans toutes les espèces animales, et chez l’homme, avec cette chaîne généalogique, phylogénétique de soins, on peut dire que nous sommes devant un indéconstructible, qui va dans le sens d’un certain « Bien » (davantage du côté de la vie que de la nature). D’un faire du bien63, qui paraît s’inscrire au rebours d’un pessimisme contemporain (à commencer par celui de Freud), d’une déconstruction, attachés à montrer l’inhumanité de l’homme, l’envers de tout ce qui pourrait apparaître comme bien, à mettre au jour la face cachée, négative de l’action comme des idéaux humains, singuliers ou collectifs, à insister en somme sur le mal en l’homme. Nécessaire vigilance. Mais, au-delà de laquelle, nous pouvons néanmoins retenir quelque chose.

Le soin nous fait apparaître le bien comme plus scandaleux encore aujourd’hui que le mal. L’homme désire sa mère, veut tuer son père, asservir son prochain, il a un besoin vital (un désir) de se différencier de lui64, mais il y a quelque chose de plus vital encore, et qu’il nous faut admettre, non sans vigilance, quelque chose qui a permis à l’humanité de se maintenir (même si sa survie a pu passer par d’immenses cruautés), et comme espèce, et en chaque homme un par un, et dans les situations les plus tragiques.

Il ne s’agit pas d’y voir une bonté intrinsèque du soin. Soigner l’autre peut devenir vampirisme, totalitaire, privateur de liberté, d’autonomie. Et n’oublions pas que ce peut être un fardeau, parfois insupportable… Il s’agit seulement de nous ouvrir à la mémoire de cette part à la fois impersonnelle, et si personnellement « quelconque » en nous, indestructiblement liée à notre humanité, et que nous avons à nouveaux frais à construire, éthiquement, politiquement, pour lutter contre le « malaise » de notre culture actuelle.

Réentendons, avant de clore ce parcours, la voix off de la dernière scène du film World Trade Center d’Oliver Stone dont la critique a surtout voulu retenir le patriotisme et les bons sentiments, manquant peut-être l’essentiel. Film construit sur le choix de ne pas montrer les tours, symboles triomphants de la puissance, ni érigées, ni en train de s’écrouler, ni en ruine, mais l’envers de la catastrophe, ce qui se passe sous terre, ou dans la banlieue, ce qui, métaphoriquement, se passe souterrainement, humblement et sans bruit : des hommes et des femmes prenant soin les uns des autres. L’histoire, rappelons-le, est réelle, celle de deux policiers de l’autorité portuaire de New York, ensevelis à quelques mètres l’un de l’autre, sous des tonnes de béton entre les deux tours qui, à distance, par des paroles, mais aussi par de simples murmures, s’aident pour survivre :

Le 11 septembre nous a montré ce dont les êtres humains sont capables… Le mal, ouais, bien sûr, mais il a aussi fait sortir la bonté dont nous avions oublié qu’elle pouvait exister : des gens prenant soin les uns des autres, pour aucune autre raison, que c’était la chose juste à faire… C’est important pour nous de parler de ces gestes bons, de s’en souvenir, parce que j’en ai vu un paquet ce jour-là65

  • *.

    Psychanalyste, auteur, dans Esprit, de « L’invention du mourant », janvier 2003.

  • 1.

    Voir Le Monde des 6 et 14 avril 2010.

  • 2.

    D’autres traductions ont été proposées : « soin », « sollicitude », « prendre soin », « souci des autres », celle de Martine Aubry, dans la perspective ici présentée, nous paraît assez pertinente.

  • 3.

    Voir Carol Gilligan, Une voix différente, pour une éthique du care, trad. Annick Kwiatek, présentation Sandra Laugier, Patricia Paperman, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2008 ; Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009 ; Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care  ? : souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.Vanessa Nurock, Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, Puf, 2010 ; Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, Paris, Puf, 2010 ; Dominique Méda, le Travail : une valeur en voie de disparition ? Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2010.

  • 4.

    En particulier, et sur le mode de la raillerie : « Une pensée “bébé” » selon Emmanuel Todd, dans l’émission de France Culture du jeudi 6 mai 2010, 18 h 20-19 h, Du grain à moudre. N. Kosciusko-Morizet, pour la majorité, dans Le Monde du 14 mai, y voyant – et le dénonçant – un retour de l’assistanat, le triomphe des bons sentiments et la prise au piège des femmes d’une prétendue nature affectueuse et soignante, refusait de voir la société française comme un malade en fin de vie ! M. Valls, pour le PS, dans la même édition, dénonçait une erreur profonde, le risque du passage à une société du sentiment et le calfeutrage sur la chaleur de l’entre-soi. Le dossier du Monde Magazine du 5 juin redonne la parole à M. Aubry, qui défend le care comme appel à une société attentive à l’émancipation de chacun, une rupture par rapport à la politique comme discours général, froid, trop loin des gens. Le dossier recense aussi les offres concrètes de care de la mairie de Lille, aux personnes âgées, aux élèves en difficulté (en particulier un atelier de clown permettant de retrouver la capacité de se concentrer), et également en matière de loisirs.

  • 5.

    Frédéric Worms, conférence à « La nuit de la philo », Ens, 4 juin 2010.

  • 6.

    H. Tincq le relève, lors de la visite du pape, dans Le Monde du 30 mars 2005, au-delà de la critique de l’outrance de l’acharnement médiatique.

  • 7.

    Le dossier, « Les nouvelles figures du soin », Esprit, janvier 2006, en fait une très complète présentation. Voir également l’ouvrage de Sandra Laugier et Patricia Paperman, le Souci des autres. Éthique et politique du care (Paris, Éditions de l’Ehess, 2005), paru – signe d’une « sécrétion d’époque » selon l’expression de Michel Foucault ? – en même temps.

  • 8.

    Le projet Ishiguro promet également des robots éducateurs.

  • 9.

    En 1986, à la suite du rapport de la commission présidée par Geneviève Laroque, adjointe au directeur général de la Santé.

  • 10.

    « Même si, malgré “des pratiques de qualité (qui) émergent”, l’hôpital dans son ensemble n’a pas encore fait sa révolution », Le Monde, 23 février 2010. 20 % seulement des personnes qui meurent bénéficient de soins palliatifs, et essentiellement des malades du cancer (80 % des bénéficiaires).

  • 11.

    Article de Patrick Verspieren dans Études, janvier 1984.

  • 12.

    « Soins palliatifs, médecine et société : acquis et défis », Médecine palliative, juin 2009.

  • 13.

    « Cultures et soin, diversité des approches, complexité des réponses », Médecine palliative, juin 2008.

  • 14.

    Notamment l’Evidence Based Medicine (Ebm) et les banques de données qui lui sont associées.

  • 15.

    « Compétence clinique et dimension spirituelle, l’homme au cœur des soins », Médecine palliative, juin 2007.

  • 16.

    http://congres.sfap.org/content/congres-2010

  • 17.

    S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1989.

  • 18.

    Voir F. Worms, « Les deux concepts du soin. Vie, médecine, relations morales », Esprit, janvier 2006.

  • 19.

    Michel Geoffroy, la Patience et l’inquiétude, Paris, Romillat, 2004.

  • 20.

    Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 1975 ; id., l’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977.

  • 21.

    Geoffrey Gorer, Ni pleurs, ni couronnes. Précédé de Pornographie de la mort, préface de Michel Vovelle, trad. Hélène Allouch, Paris, Epel, 1995.

  • 22.

    Norbert Elias, la Solitude des mourants, Paris, Bourgois, 1998.

  • 23.

    R. W. Higgins, « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée », Esprit, janvier 2003. Id., « Le statut du mourant », dans Jacques Ricot, Patrick Baudry et R. W. Higgins, le Mourant, Nantes, M-editer, 2007 (diffusion Paris, Puf).

  • 24.

    P. Legendre, la 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison, Paris, Fayard, 1998.

  • 25.

    F. Worms, « Le care et le soin : vers quelle reconnaissance ? Le moment du vivant (III) », Esprit, mai 2009.

  • 26.

    Ce qui inviterait à voir dans le soin un schème originaire permettant la mutualité, façonné diversement par toutes les cultures. L’affect corporel produit par les cris, mimiques, mouvements, gestes d’autrui, appelant la réponse du geste de soin – qui peut certes être refusé, auquel on peut se dérober. Schème renvoyant chez l’un comme chez l’autre à des structures neurophysiologiques communes, évoquant le rôle des neurones miroirs, ce qui pourrait conduire à considérer le soin, dans la suite de Merleau-Ponty, comme « un signifiant primordial ».

  • 27.

    F. Worms, « Le care et le soin : vers quelle reconnaissance ? », art. cité.

  • 28.

    R. W. Higgins, « La mort mise en science », Paris, Pratiques, Cahiers de la médecine utopique, 2001. Voir le très intéressant ouvrage d’Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Paris, Le Seuil, 2003.

  • 29.

    Christelle Prat, « De la négligence dans le soin aux personnes âgées démentes », mémoire pour le Diu de soins palliatifs de l’université de Bretagne occidentale (Ubo), Brest, juin 2008.

  • 30.

    Rappelons ici que le Gir, indice destiné à mesurer les besoins en personnels des établissements accueillant des vieillards, en est venu à mesurer la dépendance de la personne elle-même.

  • 31.

    C’est toute la question de l’opacité du financement des soins palliatifs sur le budget Migac (Missions d’intérêt général).

  • 32.

    Une équipe de soins palliatifs d’un hôpital parisien s’est vue proposer une infirmière amputée d’un bras, avec l’argument suivant : « Étant donné ce que vous avez à faire, cela devrait convenir !… »

  • 33.

    Imagination qui comporte une double dimension. Elle est intrinsèque au soin, et se relie sans doute à certains mécanismes liés aux neurones miroirs qui nous permettent de reproduire en nous ce qui se passe chez l’autre, mais elle est aussi – et elle doit, constamment, l’être – construite culturellement, et de façon extrêmement diverse, contrastée.

  • 34.

    Voir l’article de Nathalie Zaccaï-Reyners, « Respect, réciprocité et relations asymétriques. Quelques figures de la relation de soin », Esprit, janvier 2006.

  • 35.

    Richard Sennett, Respect : de la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, Paris, Hachette, 2005.

  • 36.

    Viviane le Naour, également étudiante à l’Ubo de Brest, dont le travail de Diu, Moi, ma mort, ma psy (titre provisoire, à paraître cet automne chez Ovadia, Nice), a reçu le prix de la Sfap-Fondation de France 2009, développe un autre aspect de l’imagination dans le soin palliatif, notamment le recours aux mythes partagés par le patient.

  • 37.

    Guillaume le Blanc, « La vie psychique de la maladie », Esprit, janvier 2006.

  • 38.

    Myriam Revault d’Allonnes, l’Homme compassionnel, Paris, Le Seuil, 2008.

  • 39.

    Dans R. Sennett, Respect…, op. cit.

  • 40.

    Nous avons déjà approché cette question dans « Le sujet mourant », la Mort et l’immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Paris, Bayard, 2004, et dans le même volume, « Un deuil orphelin » : nous commentons avec cette formule les travaux de N. Zaltzman sur « l’identification survivante », voir Nathalie Zaltzman, la Résistance de l’humain, Paris, Puf, 1999 et id., De la guérison psychanalytique, Paris, Puf, coll. « Épîtres », 1999.

  • 41.

    En ce sens, même au sein du plus scabreux « chacun pour soi », il y a toujours de l’autre.

  • 42.

    L’anatomiste hollandais Louis Bolk (1866-1930) situait sa théorie de la foetalisation de l’être humain, traduisant son degré élevé d’immaturité physiologique à la naissance, dans le cadre de la néoténie introduite en 1884 par Kollman. « La néoténie vraie (ou totale) est l’aptitude que possède un organisme animal à se reproduire tout en conservant une structure larvaire ou immature », Encyclopaedia Universalis. Ce phénomène se rencontre également chez certaines espèces d’insectes et de batraciens. La néoténie a connu un certain regain d’intérêt en 1968, en particulier à la suite de la thèse de G. Lapassade, publiée sous le titre l’Entrée dans la vie, Paris, Minuit, 1963.

  • 43.

    Voir Winnicott, Processus de maturation chez l’enfant (1965), Paris, Payot, 1988, et id., De la pédiatrie à la psychanalyse (1969), Paris, Payot-poche, 1989.

  • 44.

    F. Worms, « Les deux concepts du soin… », art. cité.

  • 45.

    Virginie Pirard, « Qu’est-ce qu’un soin ? Pour une pragmatique non vertueuse des relations de soin », Esprit, janvier 2006.

  • 46.

    Autre nom de l’aire transitionnelle. Notons également que l’on peut sans doute voir dans cet approfondissement de la notion de soin, s’amorcer une explicitation plus « incarnée » de la notion même d’interaction, de bousculer les évidences « symétriques » associées à cette notion si centrale dans les sciences sociales.

  • 47.

    Et la polémique autour du livre de Michel Onfray, le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne, Paris, Grasset, 2010, qui a pris la suite de celle autour du Livre noir de la psychanalyse, Paris, Les Arènes, 2005. Alors même qu’aux États-Unis la relationnal psychoanalysis, en France une relecture de l’œuvre de Winnicott, renouvellent et prolongent le débat entre Freud et Ferenczi. Voir Stephen A. Mitchell, Relationnal Concepts in Psychoanalysis, an Integration, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1988 et « Winnicott, un psychanalyste dans notre temps », les Lettres de la Société de psychanalyse freudienne, no 21, Campagne-Première, 2009, où toutefois les différents articles, extrêmement intéressants et riches d’ouverture, s’en tiennent à « la capacité à se soucier », et ne font pas le lien avec le soin, le geste de soin qui semble précéder originairement cette capacité.

  • 48.

    S. Freud, « L’impuissance originelle de l’être humain (Hilflösigkeit) devient ainsi la source première de tous les motifs moraux », à rapprocher de la célèbre formule freudienne : « C’est au pied du cadavre que prirent naissance les commandements, moraux. »

  • 49.

    Le Monde, 23 juin 2007.

  • 50.

    http://www.nouvo.ch/158-2, http://lebuzzdelamar.blogspot.com/2009/09/une-maman-rob ot-pour-accouchements.html, http://www.vincentabry.com/un-simulateur-daccouchement-avec-f orceps-1441,

  • 51.

    Dominique Lecourt et al., la Mort de la clinique, Paris, Puf, 2009.

  • 52.

    Voir, entre autres, les ouvrages de D. Lecourt, Humain, posthumain, Paris, Puf, 2003, et de Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Paris, Puf, 2008.

  • 53.

    Une version matrimoniale est sortie en 2004. Il éclôt et devient une sorte d’animal mâle ou femelle (selon la couleur de l’écran), libre de ses relations amoureuses avec ses congénères. Des versions ultérieures présentent des tamagotchis, qui vont à l’école, ont un métier, une famille, font de la musique et se connectent à l’internet.

  • 54.

    Jean-Claude Guillebaud, « Le cerveau et l’ordinateur : une comparaison abusive », Esprit, août-septembre 2001, p. 45-46, qui inclut également dans sa critique le jeu électronique Créatures, qui pouvait encourager l’euthanasie, si une créature se révélait atteinte d’un handicap, pour que son défaut ne se perpétue pas.

  • 55.

    À peu près dans le même temps se répandait aux États-Unis la pratique de confier à des adolescents de simples baigneurs, en les invitant à s’occuper de tous leurs besoins, pratique assortie de cours dispensés dans les écoles.

  • 56.

    Le Danemark a commandé récemment un millier de Paro, et ses effets thérapeutiques sont étudiés aux États-Unis, en Italie et en Allemagne (où l’on a pu observer dans une maison de retraite que l’attachement que portait une résidente au robot bébé-phoque l’avait totalement isolée des autres pensionnaires, faisant objection aux arguments de ses partisans qui affirment que sa présence améliorait les relations entre patients et soignants, et entre malades, Le Monde Magazine, 19 décembre 2009), ce qui n’en souligne que davantage l’impact et l’importance de la relation avec le robot. www.gerontechnologie.net/paro-le-robot-bebe-phoque-pour-les-person nes-agees/

  • 57.

    Voir le dossier déjà cité d’Esprit, janvier 2006.

  • 58.

    “Care is Burden”, nous rappellent les care studies, voir le dossier d’Esprit, déjà cité.

  • 59.

    Même si ce film a pu donner lieu à des analyses tout à fait remarquables, centrées sur la question désir, du Père. Lettre d’un psychanalyste à Steven Spielberg, de J. Jacques Moscovitz, Paris, Bayard, 2004.

  • 60.

    Voir Véronique Nahoum-Grappe, « Paysage du monde d’“après”. Lecture de quelques mangas de science-fiction », Esprit, mars-avril 2008.

  • 61.

    F. Worms, « La grippe aviaire entre soin et politique. Une catastrophe annoncée ? » Esprit, mars-avril 2008. Restent (aussi) les larmes, voir notre article « Le reste », dans Traverses, Paris, Minuit, mai 1978.

  • 62.

    Voir D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007.

  • 63.

    Bien ou « Bien être » que le rapport Stiglitz tente de prendre en compte en proposant divers indicateurs, qui font notamment une place importante aux soins, médicaux, d’éducation, ou parentaux.

  • 64.

    Voir S. Freud, Malaise dans la civilisation ou le Malaise dans la Culture, Paris, Puf, 2004. « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? »

  • 65.

    Oliver Stone, World Trade Center, Paramount, 2006, Éd. Collector, Dvd 1, chap. 22, (1:53:33 à 1:54:10), voix off pendant la scène du barbecue de remerciements à l’équipe du film des deux policiers, John MacLaughlin et William Jimeno, deux ans après le 11 septembre.

Robert William Higgins

Robert William Higgins est psychanalyste et enseignant à Paris.

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