Un roman d’ethnographie urbaine : Sarcellopolis de Marc Bernard (1964)
Parti en 1963 à la découverte de ces ensembles tout neufs à l’invitation du Figaro, l’écrivain Marc Bernard s’est installé dans un grand ensemble de Sarcelles. Alors que la première découverte du confort des habitations neuves est positive, il s’interroge déjà à l’époque sur le malaise que provoque le type d’urbanité inventé par Sarcellopolis.
Un an après les mouvements sociaux de l’automne 2005 dans les banlieues françaises, et dans l’année du 50e anniversaire de la construction de Sarcelles, l’un des premiers grands ensembles symboliques de l’urbanisme du Mouvement moderne, il est utile d’interroger les choix des années 1960, pour mieux cerner les questions posées à la ville contemporaine. En ce sens, la redécouverte de Sarcellopolis, texte largement oublié de l’écrivain Marc Bernard, est intéressante à plus d’un titre.
Publié en 1964 chez Flammarion, l’ouvrage résulte en effet d’une commande faite à l’auteur, par Jean Duché, écrivain et, comme lui, journaliste au Figaro, d’écrire sur un phénomène qui lui est alors parfaitement étranger, le « grand ensemble »… Un livre sur Sarcelles par celui qui, prix Interallié en 1934 pour Anny et prix Goncourt en 1942 avec Pareils à des enfants, sexagénaire, vit dans l’un des plus beaux quartiers de Paris, rue Saint-Jacques. Marc Bernard accepte de tenter l’aventure pour « le Grand Nord », mais à condition de « payer de sa personne », c’est-à-dire de séjourner à Sarcelles. Ce que ne sait pas Jean Duché, c’est que Marc Bernard habite avec sa femme une maison certes prestigieuse – elle appartenait à la duchesse de La Vallière – mais avec « toits branlants, murs de guingois, couloirs zigzaguants ». Cette vie dans un appartement sans confort n’est pas sans similitude avec celle des nouveaux habitants de Sarcelles, qui, pour la plupart, avant leur installation dans le grand ensemble, sont des mal-logés. Pendant trois mois, au cours d’un hiver rigoureux, surmontant ses appréhensions et l’incompréhension de ses amis – « Aucun d’eux n’y était allé, mais ils savaient de quoi il retournait » –, il va partager dans un logéco, meublé par un grand magasin, le quotidien des habitants.
Le camion affrété par Flammarion emmène le couple, ses deux cages de canaris et bengalis et ses deux uniques valises vers ces nouvelles contrées. Le canal Saint-Martin est gelé, « nous traversons Saint-Denis lépreux, d’une saleté repoussante », et soudain « une pancarte se dresse au bord de la route : Sarcelles-Lochères. Nous y étions ! ». La première impression est celle, classique, des nouveaux venus : errance dans le labyrinthe des rues, blocs, couloirs, escaliers pour parvenir à repérer l’allée dont personne ne connaît le nom, puis sentiment de bien-être et de satisfaction à l’entrée dans le logement, où la température est douce, le cadre sympathique : « Vaste salle de séjour, deux chambres, une salle de bain, une cuisine immense, l’eau chaude et froide, deux vastes baies donnant sur de larges avenues désertes. »
La joie que j’ai éprouvée en entrant pour la première fois de ma vie dans un appartement moderne, l’impression de bien-être, de promotion sociale, d’appartenir à un peuple qui est enfin capable de jouir de ce que la civilisation peut offrir de plus douillet, je devais apprendre plus tard que c’est là exactement ce que ressentent les nouveaux locataires. C’est une griserie assez comparable à celle des hauteurs, et que l’on pourrait rapprocher de l’apesanteur1.
Marc Bernard apprécie le confort. Né en 1900 à Nîmes, il a vécu une enfance misérable avant de travailler, dès l’âge de douze ans, puis de faire une carrière littéraire à Paris dans les années 1930. Tôt syndicaliste, il envoie son premier poème, alors qu’il est encore cheminot à la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges, à L’Humanité, qui le publiera. Écrivain autodidacte, il appartient, avec Giono ou Poulaille, au Groupe des écrivains prolétariens. Son œuvre est marquée par les origines sociales et géographiques. Dans le roman autobiographique Pareils à des enfants (Goncourt 1942), il décrit avec réalisme la vie d’un enfant pauvre dans un quartier populaire de Nîmes, auprès d’une mère qui s’épuise à la tâche et meurt prématurément. On ne s’étonne donc pas qu’en quelque 224 pages sur Sarcelles, il s’intéresse longuement au sort des enfants et des femmes, « les grandes ensemblières », ni qu’il interroge les clichés volontiers reproduits à leur propos. Car, fidèle à ses origines, voix des « sans voix », il n’en reste pas moins un écrivain farouchement indépendant : suspect de déviation bourgeoise aux yeux de ses amis « prolétariens » ou surréalistes, lorsqu’il publie Anny en 1934 (prix Interallié), car il s’agit d’un roman d’amour, dont le genre est peu prisé… Indocile, comme l’écrit Michel Ragon, aussi bien comme critique littéraire et secrétaire de rédaction dans les années 1930 à Monde, revue proche des communistes, fondée par Henri Barbusse, qu’au Figaro dans les années 1960. Mais il n’oubliera jamais son enfance et sa jeunesse plébéiennes. Les phrases qu’il a consacrées à Zola, dont il souligne la sympathie pour le peuple, pourraient s’appliquer à ses propres engagements : volonté de ne pas détourner le regard, de ne pas côtoyer sans la voir la condition ouvrière, de retenir la leçon de « vaillance » de l’auteur de Germinal et des Trois villes – Lourdes, Rome, Paris : « Tout ce qui est réel est nôtre, et rien ne doit nous empêcher de le manifester2. »
Sarcellopolis témoigne à la fois d’une fidélité à « ceux d’en bas », que Marc Bernard observe avec bienveillance, sans a priori, et d’une volonté d’indépendance à l’égard des idéologies, dans une période où s’affirme le discours anti-grand-ensemble, né précisément à Sarcelles. C’est ici en effet que se forme le néologisme de « sarcellite » censé décrire tous les maux liés à ce type d’habitat. La personnalité de l’auteur est à l’opposé des valeurs qui fondent la rationalité de l’urbanisme fonctionnaliste des années 1960. Au travail et à l’argent, à la productivité de type fordiste, il préfère les loisirs et les voyages. On attend de son livre une dénonciation de la modernité. Celle-ci est entretenue par la presse conservatrice, comme le Figaro, qui publie, le 14 juillet 1959, le « Cri d’alarme » de M. Sudreau, dénonçant les grands ensembles trop souvent inhumains, ou stigmatise, dès 1963, une délinquance juvénile « accrue » dans ces mêmes grands ensembles. Mais, au début des années 1960, l’ensemble de la presse se fait l’écho d’une médicalisation du discours, à travers la reprise du terme et du thème de la « sarcellite ». L’Humanité du 5 novembre 1963 ou encore l’Aurore du 26 avril 1965 évoquent cet « état dépressif » propre aux habitants des nouvelles cités, diagnostiqué dans l’un des premiers grands ensembles construits par la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts et consignations entre 1955 et 1960, « la Scic comme ils disent » (Marc Bernard), regroupant 13 000 logements et 25 000 habitants.
On verra que l’écrivain n’apporte pas d’eau au moulin de la sarcellite, cherchant plutôt à comprendre les raisons des malaises propres à la vie des habitants et s’interrogeant sur les pratiques et les relations sociales. Au reste, l’analyse ultérieure du sociologue A. Vulbeau lui donne raison. Dans une étude publiée en 1992, celui-ci explique en effet que la focalisation de l’intérêt des journalistes pour Sarcelles, au cours de l’hiver 1962, résulte d’un conflit opposant une association d’habitants à la Scic à propos du fonctionnement défectueux des canalisations de chauffage3. Il s’avéra que par souci d’économie, les bailleurs sociaux avaient installé des stations de chauffage ne fonctionnant plus si la température était inférieure à 4 oC. Pour A. Vulbeau, la presse a pu surestimer des pathologies propres à la vie urbaine telles que l’uniformité de l’habitat, la promiscuité, le nombre important d’enfants et de jeunes, l’absence de commerces, au détriment d’une observation plus équilibrée du conflit, notamment des responsabilités du bailleur.
Nommer le nouveau
Marc Bernard n’échappe pas à la difficulté de nommer les nouvelles formes urbaines des années 1960. Au « grand ensemble », terme qui fut longtemps en débat et en concurrence avec d’autres appellations4, il préfère les termes de ville ou de cité : nouvelle cité – en opposition à la vieille ville, cité nouvelle ou cité de l’avenir… Terme ambivalent, la cité souligne autant le caractère futuriste, progressiste, de l’urbanisme moderne, que le risque d’enfermement dans un espace qui n’est pas la ville.
L’un des dangers d’une cité nouvelle […] c’est qu’elle se referme sur vous comme un piège. Il suffit d’un quart d’heure pour se rendre à Paris, mais il est un grand nombre de Sarcellois qui n’y vont jamais (de Sarcelloises surtout). Tout se passe comme si la distance qui les en sépare s’allongeait de mois en mois, d’année en année. Tout se resserre entre les murs de la cité. […] les relations humaines prennent une importance qu’elles n’ont nulle part ailleurs. Un peu comme si l’on vivait sur une île.
C’est seulement pour évoquer le problème, sujet à polémique de la santé mentale des femmes, qu’il parle des « grandes ensemblières », adoptant alors le lexique de l’administration, mais c’est pour retourner l’argumentation en faveur d’une « ville à demi construite », semblable aux auberges espagnoles.
On vous loge confortablement, le reste c’est à vous de le fournir, de le trouver, de l’inventer, parfois de le créer ; le logéco c’est à vous de l’emplir de votre présence, de votre existence propre. En somme c’est une ville pour « artistes », eux s’y sentiraient à l’aise avec leurs rêves, leur imagination, leurs espoirs5.
Car Sarcelles est aussi « une terre vierge », un « Far West », une ville sans passé, « à la pointe de l’avenir et dans le passé le plus lointain », où les repères sont flous, où « quinze minutes nous séparent de Paris, qui sont en réalité quinze années-lumière ». En fait, nous dit Marc Bernard, le manque de symbolique (« les rues n’avaient pas de noms, dans la hâte de bâtir on avait oublié ce détail ») est un risque pour les individus, renvoyés à une sorte d’état préhistorique, à des comportements de primitifs, et un risque pour la ville elle-même, stigmatisée par la presse. Le remplacement des chiffres désignant les rues et les blocs par des noms relève du seul choix de l’architecte, Henri Labourdette, représentant du Mouvement moderne, qui marque ainsi de ses goûts non seulement le bâti mais encore la sémantique de la ville.
De sorte que le plan de Sarcelles est une carte du Tendre qui nous renseigne sur les goûts de Labourdette : Marcel Proust n’a eu droit qu’à un bout d’allée, et André Gide à une petite place. […] Quoi qu’il en soit, les Sarcellois s’y embrouillent encore ; il vous sera plus facile de trouver votre chemin à l’aide de chiffres. […] Bloc 22 cela leur dit quelque chose…
La rationalité des lieux est frappante : la cité nouvelle est « monumentale », « semblable à une ville du Moyen Âge », comme « entourée d’une enceinte fortifiée ». Ici le hasard, la fantaisie, le désordre « ont été frappés d’ostracisme », nous sommes en présence de « l’une des expressions les plus rigoureuses de la raison pure ». C’est une cité abstraite, mais, premier paradoxe, habitée, où les rapports humains prennent une valeur inédite, ce qui transforme le rapport à l’abstraction. Et, deuxième paradoxe, cette ville née de la raison y a échappé :
Elle baigne dans une atmosphère de surréalité, celle que l’on voit dans les premiers tableaux de Chirico avec leurs vastes avenues, leurs places désertes.
À plusieurs reprises, Marc Bernard évoque l’irréalité ou la surréalité de la ville, plus particulièrement la nuit, conférant au paysage un caractère poétique, fantastique, convenant bien à son tempérament.
Enfin Sarcelles, « ville pilote », demeure un mystère pour l’écrivain au moment où, en mars 1963, il la quitte. Elle est, nous dit-il, « pesamment présente », et « irréelle » en même temps, car, née de la nécessité, elle demeure incertaine, sans personnalité identifiable. Que deviendra-t-elle ? sera-t-elle détruite ? la quittera-t-on comme on quitte un abri provisoire ? Nul ne le sait. Mais, pour Marc Bernard, il y a une certitude, qui paraît aujourd’hui très moderne, c’est que les habitants sont au cœur de la réponse : « En définitive elle sera ce que les habitants la feront. » La ville nouvelle, pour lui, n’est pas du côté de l’inhumain, mais bien d’un humanisme fondé sur « une foi assez vigoureuse » permettant aux habitants de « croire en eux-mêmes et en ce qu’ils font », de songer « à ce qui viendra », condition pour que « leur ville » soit « sauvée de l’oubli et eux avec elle ».
La ville fordiste
Sarcellopolis est une monographie minutieuse de la ville fordiste, où l’espace a été divisé, zoné, par fonction, où l’habitat est l’un des éléments d’une consommation de masse assortie à une production de masse. Le logement initie à la société de consommation et à l’urbanité une population cosmopolite, venue du monde rural, de la ville-centre, ou des anciennes colonies françaises. Les ingrédients de la ville fordiste sont saisis dans leurs contradictions, leur paradoxe : le temps et l’espace, rythmés et rationalisés par le travail, et tout autant perturbés par le caractère « kafkaïen » de l’univers sarcellois ; l’urbanité et son revers d’incivilités, l’intégration et le repli, ou l’exclusion ; la mobilité, choisie ou contrainte, comme le risque de captivité ; les habitants acteurs, mais aussi figurants… De sorte que l’on perçoit nettement le caractère conflictuel de l’intégration à la ville par le grand-ensemble, qui laisse Marc Bernard perplexe malgré sa volonté d’adopter une posture ouverte et favorable à ses habitants.
Rationalité et irrationalité
« Nous vivons au rythme des marées : la descendante qui nous dépeuple, la montante qui nous submerge. » Comment mieux dire le rôle central du travail dans l’organisation de la ville fordiste ? C’est lui qui scande le rythme des pas et des gestes, au point, dit Marc Bernard, qu’on a l’impression de voir un ballet. Flux et reflux des migrations pendulaires de salariés expédiés avant le jour et lâchés le soir en rase campagne par les trains qui les ramènent, courant pour retrouver les douceurs du logéco. Chorégraphies des temps domestiques, postes de télévision qui diffusent les mêmes images au même moment, synchronisation des gestes des femmes secouant leurs chiffons aux fenêtres, spectacle hallucinant, mise en scène de « l’automate » des philosophes du xviiie siècle, voire de « l’unanimisme » cher à Jules Romains. Elle court elle court, la banlieue6… pour qui Sarcelles, l’hiver, n’est qu’un tunnel, « aux lumineuses trouées près des week-ends et des jours fériés ». Le travail assujettit (« ce sont les circonstances qui les obligent à sortir de leur logéco au lever du jour »). Mais que feraient les Sarcellois sans ce cadre contraignant ? Question sans réponse pour Marc Bernard, en raison même du rôle déterminant du travail, qui confère un sens au monde de la cité nouvelle : c’est la population active qui anime les rues et donne l’impression d’être dans une ville véritable, et non une ville de rêve. Malgré le caractère désagréable de l’automation de ces hommes et de ces femmes programmés pour faire jusqu’à la retraite le trajet Sarcelles-gare du Nord et vice versa, Marc Bernard exprime assez nettement le consensus partagé par l’ensemble de la société en croissance économique et démographique des années 1960 : quelle autre voie pourrions-nous suivre ?
Cette cité nouvelle, faite pour loger, mais non pour habiter, est une formidable machine à classer, à diviser les sexes, les générations, les fonctions. Les hommes vont travailler, les femmes et les enfants restent sur place, les unes à l’intérieur du logement, où elles s’activent toute la journée, les autres à l’école, où « jaunes, blancs, noirs, grignotent au coude à coude les rudiments de la culture ». La cité assigne aux femmes un rôle de sentinelles de l’ordre, conduites à rivaliser, s’épier et se juger mutuellement. Ce qui semblait « ne relever que du confort et de l’hygiène se transmue en valeur sacrée ». Les femmes sont pour la plupart sédentaires, elles ne travaillent pas et, pour cette raison, certaines s’ennuient. Elles préféreraient le travail à la chaîne, ou dans un bureau, aux cours d’art ménager et à l’absence de vie de la cité. Marc Bernard veut comprendre ce malaise qu’il n’aura jamais l’occasion d’observer autour de lui
mais que l’on décrit à peu près de cette façon : la patiente va au hasard dans les rues ; bien loin de trouver un apaisement dans cette promenade, elle sent son angoisse augmenter. Elle a l’impression d’habiter dans une ville morte située dans un lieu indéterminé, assez pareil aux limbes. […] Une fois chez elle, son malaise s’accroît […]. Elle se sent retranchée du monde. Tout lui semble trop net, désinfecté, trop silencieux, trop vide […]. Sa solitude l’étouffe […]. Son logement lui fait horreur ; le soleil même qui entre par la baie aggrave son trouble. Tout ce qu’elle voit est faux ; les arbres sont trop petits, les enfants ne sont que des jouets, l’avenue est peinte.
S’il accepte la description de cette pathologie, décrite abondamment par la presse dans les années 1960, c’est pour en tirer un enseignement : cette ville, encore inachevée, vous offre confort et logement, mais pour le reste, « ne comptez ni sur le spectacle de la rue ni sur quoi que ce soit que vous n’ayez apporté ». Elle est faite non pour ceux qui l’habitent, mais pour leurs enfants, dira l’architecte Henri Labourdette. Serait-elle alors véritablement une abstraction, ou bien l’une des représentations d’un monde meilleur projeté dans l’avenir ?
Le caractère messianique de la ville nouvelle permet au romancier de mettre en scène une mythologie sarcelloise, avec ses figures du sacrifice, les gardiennes d’immeuble, et son panthéon, la direction de la Caisse des dépôts et consignations où siège, inatteignable, « Jupiter Bloch-Lainé ». Au pied des immeubles, les gardiennes veillent, au paiement des loyers comme au renom de la cité et à l’impossible netteté des parties communes que leur principale ennemie, la population enfantine, s’obstine à transformer en terrain de jeux. Car le bâti impose une façon de vivre, d’être, de penser, de croire. Croire au futurisme, au progrès. Marc Bernard n’hésite pas à céder à l’illusion urbanistique, lorsqu’il rapporte la transformation miraculeuse du style de vie d’une famille relogée à Sarcelles après de longues années de taudis : « le dieu-logement avait triomphé », écrit-il, saisi d’une ferveur quasi religieuse devant les effets conjugués de l’assistanat social et du relogement. « Nous avons une paroisse progressiste, le reste doit suivre que diable ! »
Consommation : allegro, ma non troppo…
L’intégration à la société de consommation passe par une rigoureuse sélection des candidats, ouvriers ou fonctionnaires, disposant de revenus, sérieux, solvables, avec une période de probation en logement d’urgence pour les moins fiables. Aux locataires normaux, soumis à une véritable initiation, on demande le paiement régulier du loyer, on conseille un endettement prudent. Car, le confort, atteint avec l’appartement, « appelle à tue-tête le confort, l’espace exige le meuble, une vaste et belle cuisine, des appareils ménagers ». Dans la promotion sociale du Sarcellois, s’insinue une certaine griserie, où l’émulation joue à plein. Les ouvriers s’endettent pour consommer, et travaillent plus pour rembourser leurs dettes, à condition que la croissance soit au rendez-vous. À la première récession, la trajectoire ascendante peut s’inverser et renvoyer au taudis, au mal-logement. L’assistante sociale, l’huissier, sont là pour aider ou punir ceux qui se sont laissés tenter par l’abondance de l’offre, aux « attraits démoniaques ». Marc Bernard décrit cette aliénation par la marchandise, cette réification des rapports sociaux.
Urbanité et incivilités
« Ici, chacun se sent un peu trop chez soi, dans un bien commun, où tout est dû » : à propos des nuisances sonores, du bruit provoqué par les voisins, et surtout par les enfants, à propos d’un « état d’esprit Far West », sont évoquées les incivilités, les manques d’urbanité que révèle la ville sans passé. Sans repères anciens, projetés dans le futur, les habitants sont confrontés à une situation paradoxale : d’un côté, un rationalisme exacerbé, de l’autre, une sorte de terre vierge à civiliser, à humaniser. Dès lors, on comprend que le « bien commun » est cet espace/temps à policer, au sens étymologique du terme. Parfois, Marc Bernard parle même de « véritable civilisation » au regard du passé, de la ville-centre grouillante, anonyme, quand la ville nouvelle invente de nouvelles formes de solidarités. Ainsi est souligné le rôle actif des associations, rassemblant les citoyens, alertant les pouvoirs publics sur les dangers de « désordres et de haine » qui résulteraient d’une trop grande insécurité pour des locataires exposés à des loyers inflationnistes.
D’autre part, Sarcelles donne à voir les dangers d’un collectivisme émergent dans la société contemporaine. Marc Bernard lui préfère un individualisme plus proche de ses goûts, en quelque sorte la figure d’un « troisième homme » entre le « blouson noir » d’un côté et « le type éperdu […] de ne marcher que dans les allées les plus droites » de l’autre. C’est, nous dit-il, sans doute la solution la plus sage face au fanatisme des deux églises – la catholique et la communiste – qui se partagent la conquête de cette terre de déracinés, arrivés là sans parents et sans amis pour la plupart. Proximité, aide, soutien aux nouveaux venus, renouvellement de la liturgie : elles déploient les mêmes armes, adaptées à Sarcellopolis, mais elles ont en commun le même ennemi, le sceptique qui « se méfie de ce qui brille d’un éclat trop vif ou des promesses des barbiers ». Ceux à qui « la petite réalité » suffit, qui « ne tentent pas de prévoir l’imprévisible, de comprendre l’inconnaissable ». Ceux dont l’écrivain prolétarien, devenu sexagénaire, se sent le plus proche. Volontairement pragmatique, il admet préférer Venise à Sarcelles, mais veut voir dans le confort et le luxe désormais à portée de tous un aspect positif :
Certes, on peut préférer à cela d’autres civilisations, d’autres mœurs, et je ne m’en prive pas, mais jetés comme nous le sommes, de gré ou de force, dans l’aventure occidentale, c’est l’une des manières d’en tirer le meilleur parti que d’en donner à tous les avantages matériels. En ce sens, Sarcelles me paraît être vraiment une ville pilote.
Les enfants et les jeunes forment une majorité de la population. La plupart d’entre eux « passent de l’école à l’atelier sans heurt », mais il en est qui « aiment mieux la flâne, la vadrouille ». Pour ceux-là, dans les années 1960, sont créées de nouvelles formes d’intervention sociale, d’éducation en milieu ouvert, qui tentent de répondre aux problèmes de jeunes sans formation. C’est aussi l’ère des équipements culturels et sociaux, accompagnant le logement. Mais l’éducateur – le « chasseur d’enfants », comme le nomme Marc Bernard, aurait « moins à courir » si ces adolescents pouvaient accéder à la « promotion ouvrière ». « Si on leur refuse cette chance, c’est une perte sèche pour eux et pour nous », ajoute celui qui, à douze ans, connaissait déjà le travail.
À l’école, Marc Bernard souligne la capacité des enfants venus de la « poétique Afrique », d’un Vietnam plein de dragons et de dieux, de pays où « tigres et lions ne vivent pas dans des cages », à transmettre leur témoignage sur un monde si opposé à la cité fordiste. Dans la famille, les contrastes sont marqués entre les modes de vie des différentes appartenances ethniques, sociales ou culturelles. Mais l’école, « où le mélange est tel qu’il efface le sens même des différences », apparaît bien comme le lieu de l’intégration des jeunes générations. Cependant, est notée également la contradiction entre la croissance démographique et l’effacement des appareils de socialisation des enfants, assez souvent livrés à eux-mêmes dans l’espace public, sans prise en charge par les organisations religieuses ou laïques – les patronages – qui assuraient auparavant une partie de leur éducation.
À propos de la délinquance juvénile, thème largement associé aux grands ensembles dès les années 1960, il veut éviter les clichés, notamment en raison de sa propre expérience, qui résonne de cette « réflexion désabusée de Nietzsche […] : “Lequel d’entre nous, favorisé par les circonstances, n’aurait parcouru toute l’échelle des crimes ?” » Considérant que « la frontière est parfois mince qui sépare l’enfantillage du délit », il veut se forger sa propre opinion. Mais l’écrivain libertaire, venu enquêter au commissariat de police, entend son interlocuteur lui dresser le tableau d’un lieu de perdition : destruction des biens publics, « pour rien, pour le plaisir », défi « à ce que les adultes appellent l’ordre », petits vols commis par des enfants de dix ans, vols de voiture par les plus âgés, « bataille rangée, dans un terrain vague, surin au poing », viol d’une jeune caissière du supermarché par quatre garçons qui la rançonnaient… Les propos du fonctionnaire de police sur le laxisme de la justice, des parents, sur les vertus du sport pour réduire la délinquance, n’ébranlent pas le romancier, qui se plaît à décrire la paisible cohabitation des « Eurasiennes, des Noires en costumes nationaux, des Blanches en robes d’Uni-Prix […] », des garçons et des filles, accents mêlés, qu’il retrouve à la sortie du commissariat.
C’est que « Sarcelles n’y est pour rien », contrairement à ce que proclame le discours dominant à l’époque. Les délits sont le fait de mauvais garçons venus des banlieues alentour, Aubervilliers ou Saint-Denis, attirés par les lumières de la ville nouvelle (« son atmosphère vaguement Usa »). Peut-être poussés par une « obscure jalousie » du confort sarcellois, « eux qui vivent dans des rues souvent sordides, dans des appartements sans confort »… Pas de tentative d’explication par les méfaits de l’urbanisme ou l’émergence d’une psychologie propre aux habitants du grand ensemble, dont les médias sont familiers, mais, là encore, une volonté de comprendre, par l’intermédiaire du contact, de l’entretien direct, sans toutefois prétendre faire œuvre de sociologue.
Une approche ethnographique
« Fidèle à la méthode cartésienne, et ne voulant rien avancer que je n’aie vérifié, je m’en tiendrai une fois encore à mon expérience sarcelloise. » Ainsi résumée, la méthode s’apparente plus au journalisme qu’à l’étude ethnographique. Cependant, on avancera qu’il s’agit bien d’un essai d’ethnographie, au sens de la description d’un groupe humain dans ses particularités. Son auteur pratique l’observation-participation, adaptée aux enquêtes d’exploration, il s’intègre au groupe et recueille ses observations de façon systématique. Travaillant seul, il a besoin d’utiliser ses intuitions, son imagination, pour comprendre la ville étudiée, et il le fait à partir de sa propre biographie, de ses propres valeurs. Les valeurs d’un écrivain qui, avant de côtoyer l’intelligentsia, Paulhan, Gide, ou Soupault à la Nrf, a vécu la misère et la faim, et surtout la lente agonie de sa mère « dans une chambre qui puisait une grise lumière dans une cour dont on touchait les limites en écartant les bras, toujours empuantie par l’ordure envahissante du cabinet voisin ». Il l’a vue « regarder le mur qui barrait l’horizon et le ciel […], secouer tristement la tête devant tant de laideur derrière ». C’est pourquoi le bonheur, pour lui, « consiste avant tout à venger quelqu’un, à sauver certains autres7 ». Son regard sur la réalité sarcelloise n’est-il pas marqué par cette farouche volonté, qui expliquerait l’attention accordée au bien-être, à l’amélioration, quel qu’en soit le prix, du sort des classes populaires, notamment à travers la question du logement ?
L’observation est directe, c’est ce qui en fait l’intérêt et la démarque d’une simple enquête journalistique appuyée sur des entretiens. Elle permet à Marc Bernard d’analyser le comportement réel des habitants, de la bureaucratie qui gère Sarcelles comme des services sociaux ou médicaux, de comprendre de l’intérieur, et avec une certaine empathie, l’attachement de la population à son lieu de vie.
Le texte donne quelques pistes anticipatrices de la réalité actuelle, notamment à propos de la place centrale du travail dans les processus d’intégration, peu mis en avant dans les années de croissance. Ou encore celle du coût du logement, comme les interrogations sur les capacités de l’État-providence à assurer l’essor continu des services. Réflexion sur la question sociale, Sarcellopolis pose également les questions très actuelles de l’étalement urbain, des limites de chacun des modèles en vigueur, pavillonnaire d’un côté, ensemble collectif de l’autre, et sollicite Le Corbusier pour une vision alternative, qui ferait de la ville « avant tout de la campagne avec des immeubles autour ».
Mais c’est une sorte de comédie humaine, dans un décor à la fois très réaliste et irréel, que Marc Bernard, en romancier, se plaît à restituer. D’où peut-être les limites de cet essai ethnographique, qui donne parfois une vision du grand ensemble teintée de populisme, non pas au sens péjoratif que le terme a acquis dans le discours politique ou médiatique, mais au sens d’une certaine idéalisation du peuple. La distinction entre ceux « d’en bas » (les gardiennes d’immeuble), et ceux « d’en haut » (la direction de la Scic), dans la mythologie sarcelloise, en est un exemple. Toutefois, la dénonciation des élites, des journalistes pressés de stigmatiser la cité ou des architectes éloignés des préoccupations des habitants a un but : réhabiliter « ceux qui vivent dans le décor ».
Le titre de Sarcellopolis, enfin, renvoie sans doute moins à la science-fiction de Metropolis (19278), qu’à la racine grecque polis, signifiant que Sarcelles est bien une ville, qu’elle a au fond droit de cité. Ainsi est-on plus proche de Rousseau que d’une politique-fiction, d’un Rousseau soulignant que
[…] chez les modernes, la plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la Cité9.
Sarcellopolis, le roman d’un nouveau contrat social ?
Bibliographie de Marc Bernard
Romans/récits
Zig-zag, Paris, Gallimard, 1929.
Au secours !, Paris, Gallimard, 1931.
Anny, Paris, Gallimard, 1934 (prix Interallié).
Les Exilés, Paris, Gallimard, 1939.
Pareils à des enfants…, Paris, Gallimard, 1942 (prix Goncourt), coll. « L’Imaginaire », 1994.
Croquis en marge, Éd. de la Tour Magne, 1943.
Insomnie, avec des bois gravés de Georges Tautel, Éd. de l’Épervier, 1943.
Oradour-sur-Glane, le village exterminé, Éditions Le Front national de lutte, 1944.
La Cendre, Paris, Gallimard, 1949.
Une journée toute simple, Paris, Gallimard, 1950.
Salut, camarades, Paris, Gallimard, 1955.
Mayorquinas, Paris, Denoël, 1970.
La Mort de la bien-aimée, Paris, Gallimard, 1972 ; coll. « L’Imaginaire », 1984 (prix Le Metais-Larivière de l’Académie française 1973 pour l’ensemble de son œuvre).
Au-delà de l’absence, Paris, Gallimard, 1976 ; coll. « L’Imaginaire », 1995.
Les Marionnettes, Paris, Gallimard, 1977.
Tout est bien ainsi, Paris, Gallimard, 1979.
Au fil des jours, Paris, Gallimard, 1984.
Nouvelles
Rencontres, Paris, Gallimard, 1936.
Vert-et-Argent suivi de Portrait de M. Denis, Paris, Gallimard, 1945.
La Bonne humeur, Paris, Gallimard, 1946.
Vacances, Paris, Grasset, 1953 ; Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2004.
Essais
Les journées ouvrières des 9 et 12 février, Paris, Grasset, 1934.
La Conquête de la Méditerranée, Paris, Gallimard, 1939.
Zola par lui-même, Paris, Le Seuil, 1952 ; coll. « Points Seuil », 1988.
Sarcellopolis, Paris, Flammarion, 1964.
Théâtre
Les Voix, Paris, Gallimard, 1946.
Le Carafon, Paris, Gallimard, 1961.
- *.
Géographe, université de Montpellier III.
- 1.
Marc Bernard, Sarcellopolis, Paris, Flammarion, 1964, p. 15.
- 2.
M. Bernard, Zola, Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1952.
- 3.
A. Vulbeau, « De la sarcellite au malaise des banlieues : 30 ans de pathologie des grands ensembles », Lumières de la ville, no 5, 1992, p. 31-37.
- 4.
Laurent Coudroy de Lille, « Le “grand ensemble” et ses mots », dans F. Dufau, A. Fourcaut, le Monde des grands ensembles, Créaphis, 2004.
- 5.
M. Bernard, Sarcellopolis, op. cit., p. 50.
- 6.
Film de G. Pirès, 1973, d’après le roman de B. Gros, 48 Heures de transport par jour.
- 7.
M. Bernard, « Conceptions du bonheur », Monde, 15 décembre 1928, dans À l’Attaque !, recueil d’articles, éd. établie par Stephane Bonnefoi, Paris, Le Dilettante, 2004.
- 8.
Film produit en 1927 par le réalisateur autrichien Fritz Lang, au cours de la République de Weimar.
- 9.
Jean-Jacques Rousseau, Contrat social. Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».