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Photo : Paulo Ferreira via Unsplash
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Dans le même numéro

Désorientés dans la pensée

Éditorial

par

Esprit

janv./févr. 2022

La sidération qui a caractérisé nos premières réactions à la crise sanitaire s’est muée, presque deux ans plus tard, en une désorientation généralisée. Devant la perte des repères indispensables à une appréhension rationnelle de notre présent, il nous faut trouver la patience de les reconstruire, en commençant par prendre la mesure des bouleversements à l’œuvre.

Alors que s’ouvre une nouvelle année, l’espoir d’en finir vraiment avec la pandémie ne paraît plus de mise. Le virus mute, galope et continue de perturber toutes nos routines. Cette désorientation a d’abord été ressentie au plus intime, quand toutes les coordonnées de l’expérience – familiale, professionnelle, sociale et vitale – étaient bouleversées par les confinements, la maladie ou le deuil. Près de deux ans plus tard, alors même que la vie a repris un tour plus normal, le sentiment de désorientation demeure et s’approfondit. Il change également de nature : sensible, voire physique au début de la crise sanitaire, il est devenu politique et intellectuel. Spectateurs d’une campagne présidentielle qui oscille entre le burlesque et l’effrayant, nous restons suspendus aux oracles du conseil de défense, d’où émanent les décisions politiques qui nous gouvernent au quotidien. Quand nos yeux se tournent vers l’Europe, ils ne savent s’il faut saluer les avancées réelles suscitées par la pandémie ou se désoler de l’escalade continue des tensions entre Bruxelles et certains États membres. Sur la scène internationale, face aux menaces de conflits militaires qui ressurgissent à Taïwan ou en Ukraine, d’anciennes grilles de lecture persistent et nous empêchent de penser la spécificité du moment présent.

Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, Kant évoque dans des termes particulièrement forts la capacité de la raison à s’orienter, à donner au monde sa cohérence, y compris quand tous les repères ont disparu : « Malgré l’obscurité, je m’oriente dans une chambre que je connais, pourvu seulement que je puisse saisir un objet dont la place est présente à ma mémoire. » Et quand bien même quelqu’un se serait amusé à déplacer les objets, ajoute-t-il, le simple sentiment d’une distinction entre nos deux côtés, droite et gauche, permet de s’orienter. De même, la raison est capable de « diriger son usage, lorsque, partant d’objets connus (l’expérience), elle veut s’étendre au-delà des bornes de l’expérience, et qu’elle ne trouve absolument aucun objet de l’intuition, mais seulement la place de l’intuition possible1 ». Aujourd’hui au contraire, les objets ont tellement bougé, les dimensions de la pièce tant évolué, que cette certitude dans la « place de l’intuition possible » nous manque. La croyance kantienne dans la puissance propre de la raison, toujours capable de retrouver son chemin, nous paraît même exagérément optimiste. Le monde est devenu indéchiffrable. Avons-nous alors d’autre choix que d’accepter, pour un temps, d’être désorientés dans la pensée ? Tâtonner, habituer nos sens à l’obscurité et tenter patiemment de renouveler nos ressources intellectuelles et politiques.

S’il est une œuvre qui a su courir le risque d’une désorientation féconde, c’est celle de Michel de Certeau, auquel nous consacrons notre premier dossier de l’année 2022. Parce qu’il a toujours choisi d’avancer par écarts et décentrements successifs, en arrimant sa réflexion à la vie quotidienne plutôt qu’à des théories abstraites, Certeau peut nous aider à retrouver nos marques. Le relire aujourd’hui nous invite non pas à nous perdre, mais à nous déplacer, à regarder ce que nous croyions être le centre depuis ses marges, pour y élaborer de nouveaux savoirs et de nouvelles manières de faire société.

Comme toutes les élections présidentielles, celle de 2022 constituera l’événement politique majeur de l’année qui s’ouvre. Et pourtant, plus que jamais, il semble qu’il faille s’en décentrer. Non parce que cette élection n’importerait pas, mais parce que la profondeur du malaise démocratique dans lequel nous sommes installés nous oblige à regarder à la fois au-delà et en deçà de cette échéance. Certeau a très tôt diagnostiqué la fragilité des institutions qui nous saute aux yeux aujourd’hui, la crise ouverte dans l’Église catholique par les travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) n’en étant que le dernier exemple, le plus frappant. La tentation est alors largement partagée de renoncer à les transformer, pour choisir plutôt de s’en détacher. Pensons à cette jeunesse qui ne veut plus aller à l’école parce que celle-ci ne la prépare pas au défi climatique, ou qui s’en prend aux statues pour réclamer qu’une autre histoire s’écrive dans l’espace public. Et que dire de tous ceux qui, dans les enquêtes d’opinion, se déclarent « non-partisans », sans attache politique, et qui, pour peu qu’ils votent encore, se décident au dernier moment au grand dam des sondeurs ? Tandis que monte une demande de souveraineté, venue à la fois de la gauche et de la droite, qui verse trop souvent dans un souverainisme crispé et ne fait qu’alimenter la crise de confiance dans les institutions démocratiques. Les institutions politiques ne sont pas les seules à ne plus susciter l’adhésion, et que l’on évoque le rapport à l’école, à la presse ou à l’expertise scientifique, un double mouvement de détachement et de colère est à l’œuvre. Il nous invite à réfléchir au long cours à l’avenir de nos institutions, non pas sous l’angle de leur forme juridique, mais sous celui des médiations et des croyances partagées qu’il nous faut aujourd’hui réinventer.

Que l’on évoque le rapport à l’école, à la presse ou à l’expertise scientifique, un double mouvement de détachement et de colère est à l’œuvre.

À cet égard, la question écologique et la question numérique continueront de mobiliser notre attention, parce qu’elles engagent une transformation profonde de nos façons de vivre ensemble. La notion de « commun » et l’éthique du soin – de soi, des autres et du monde – seront autant de ressources intellectuelles pour s’atteler à une compréhension renouvelée de nos expériences personnelles et politiques : que l’on pense à la nécessaire et difficile articulation entre question sociale et défi écologique, aux évolutions accélérées du travail ou aux mutations anthropologiques qui viennent transformer en profondeur notre rapport au corps, à la procréation et à la fin de vie, à l’égalité des sexes ou aux relations de famille.

Alors que s’ébauchent tous ces chantiers pour l’année qui vient et les suivantes, nous chercherons toujours à inscrire le mouvement de la pensée à l’échelle internationale. D’abord parce que l’actualité est inquiétante et qu’un mouvement de dé-démocratisation est puissamment à l’œuvre, dont il faut rendre compte et contre lequel il importe de lutter. Mais aussi parce que, sur le plan intellectuel autant que politique, c’est au-delà des frontières nationales, dans la multiplicité des voix et le croisement des regards, que se joue la possibilité – avant même d’agir – de retrouver nos marques, de rallumer la lumière dans notre chambre commune.

Esprit

  • 1. Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? [1786], trad. par Joseph Tissot, Paris, Ladrange, 1862.

Esprit

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