
Le populisme au pouvoir
Professeure à l’université de Columbia, théoricienne de la pensée politique contemporaine, Nadia Urbinati est connue pour sa réflexion sur la démocratie et le libéralisme. Sa connaissance du populisme et de la vie politique italienne en fait une interlocutrice de choix pour analyser les enjeux de l’alliance populiste entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue en Italie.
Que pensez-vous du populisme au pouvoir en Italie ? Confirme-t-il vos craintes quant au danger que représente le populisme pour la démocratie ?
Le populisme au pouvoir présente toutes les caractéristiques que nous observons en Italie. En premier lieu, il a une vision possessive des institutions et des procédures de gouvernement. Je pense en particulier à la Ligue et au ministère de l’Intérieur, qui occupe une position importante dans les rapports avec les institutions, l’État et les citoyens, mais même le Mouvement 5 étoiles propose des solutions au profit d’une partie de la population et au détriment d’autres.
La Ligue et le Mouvement 5 étoiles ont démontré en peu de mois qu’ils ont une conception qui entre en tension avec les principes de la démocratie constitutionnelle. Avant tout, parce qu’ils considèrent – et cela vaut surtout pour la Ligue, car Salvini tient le ministère de l’Intérieur qui est actuellement l’unique ministère visible – que les droits et la loi valent uniquement pour les Italiens. C’est l’idée qu’il n’existe pas de droits humains universels, mais bien des droits qu’une nation décide de défendre, de protéger et de posséder pour elle-même. Il y a donc une nette séparation entre la souveraineté populaire (ou nationale) et l’idée d’humanité à l’intérieur de laquelle la première était jusqu’alors conçue – la Déclaration universelle des droits de l’homme se fonde précisément sur cette interaction entre nation et humanité, entre droits humains et droits de l’individu-citoyen. À présent, pour qui vient d’un pays tiers et n’est pas citoyen de notre pays, le gouvernement populiste italien considère qu’il peut être l’objet d’un traitement discriminatoire, dépouillé de ses droits fondamentaux, pour la simple raison qu’il n’est pas italien. Cette question, qu’on pourrait être tenté d’appeler « nationaliste », est surtout le fruit d’une vision, typique du populisme, de la démocratie comme « possession de la majorité ».
D’autres ministères ont été institués par ce gouvernement, à l’instar du ministère de la Famille – il n’existait pas avant, du moins pas séparément du reste du social, des droits sociaux, de la santé, de l’enseignement, etc. Désormais, au nom de la famille, on tente de modifier certains droits qui ont été obtenus à partir des années 1970. Le dernier en date concerne les unions civiles de couples homosexuels. Ou encore le rapport entre père et mère dans l’éducation des enfants – par exemple, la question de savoir si le père doit disposer d’un congé de paternité au même titre que la mère – ou la limite au-delà de laquelle une femme enceinte ne peut plus travailler. On constate donc des interventions sur les normes au nom d’une conception morale ou religieuse qui contredit complètement le principe d’égalité et l’attention aux besoins individuels.
L’autre élément important relève non des institutions, mais de l’utilisation du langage et du discours public. Qui détient le pouvoir – surtout Salvini dans le cas italien – utilise les médias et les réseaux sociaux à des fins de propagande et de campagne électorale permanente, à travers le recours à un langage offensif, dénigrant, qui a pour objectif premier de rabaisser l’opposition, dans son état d’esprit et son estime de soi. Par l’opposition, il faut comprendre non seulement celle qui siège au Parlement, mais aussi les formes de critique qui proviennent de différents secteurs de la société et que Salvini dénigre systématiquement, en utilisant un langage apparemment neutre – là réside toute la nouveauté – pour montrer les défauts, les mesquineries et l’inconsistance supposée de l’opposition.
Le populisme au pouvoir opère donc sur deux fronts, l’opinion et les institutions, avec l’objectif – c’est ce qui le différencie du fascisme – non d’éliminer physiquement l’adversaire, non d’éliminer les normes démocratiques (en particulier les droits électoraux), mais bien d’agir sur les opinions pour rendre l’opposition impuissante.
Voyez-vous des similitudes avec la façon de communiquer de Donald Trump, par exemple ?
Oui, mais chaque leader populiste adapte le style et le contenu de sa communication à la culture de son pays. Contrairement à Trump, qui est agressif, Salvini a adopté une méthode qui déroute complètement ses adversaires. S’il doit dire du mal de quelqu’un ou le dénigrer sur les réseaux sociaux, il l’embrasse, lui envoie une accolade. Il utilise un langage ironique, sarcastique. Il publie régulièrement sur sa page Facebook, sans les présenter ou les commenter, des images de citoyens ordinaires qui manifestent contre lui – par exemple, avec une pancarte affirmant « Salvini est fasciste » – afin de déchaîner des milliers de commentaires terribles de la part de ses partisans. Salvini est un provocateur, mais il provoque à l’aide d’un langage sournois, qui ne peut être attaqué directement.
À la différence de Trump, il adapte sa communication à un pays qui n’est pas habitué à la violence verbale, ni aux armes – notre pays est un pays non violent, mais Salvini contribue ainsi à le rendre violent. Il existe un concours malsain entre ses soutiens à qui fera preuve du plus de zèle pour défendre son « capitaine », comme il se fait appeler, leur Duce – parce que le capitaine, c’est le Duce, n’est-ce pas ? Cela entraîne des phénomènes d’intolérance, parfois de violence dans la société civile. La communication de Salvini est une invitation, indirecte mais très claire, à être intolérant vis-à-vis des non-Italiens, vis-à-vis de ceux qui ne s’adaptent pas aux règles (les gens du voyage, les étrangers, les citoyens naturalisés provenant de pays non européens, etc.). Elle constitue donc une violation terrible du principe de l’égalité de droit et de traitement des citoyens. Qui est italien depuis plusieurs générations est considéré comme plus italien que quelqu’un qui l’est devenu il y a peu. C’est une situation problématique, dramatique même, parce qu’elle laisse sans voix. Face à de tels actes de violence verbale, il est difficile de trouver les mots ; soit on tombe dans son jeu en recourant au sarcasme, soit on interrompt toute communication. Les conditions sont réunies pour une érosion générale de la délibération publique.
La Ligue de Salvini et le Mouvement 5 étoiles semblent incarner la diversité idéologique du populisme. Qu’est-ce qui les rapproche ? Avez-vous été surprise de leur alliance pour former un gouvernement ?
Non, parce que la distinction gauche/droite est très vague et n’est pas déterminante pour différencier un populisme d’un autre. Les populistes ont des caractéristiques communes qui en font des populistes, et les différences idéologiques sont peu de chose en comparaison. Dire qu’il suffit de prêter attention aux plus démunis ou de distribuer un revenu de citoyenneté – qui n’est qu’une simple assistance financière aux plus faibles – pour être de gauche, c’est faire insulte à la gauche. Les fascistes ont toujours maintenu une protection sociale organisée autour de l’assistance aux pauvres.
Ces deux mouvements, le Mouvement 5 étoiles et la Ligue, ont une caractéristique commune : ils sont interclassistes et opposés à toute forme de conflit de classes. Cela veut dire que les ouvriers, les chômeurs, les démunis sont attaqués et critiqués dès lors qu’ils prétendent s’organiser collectivement, dans les syndicats par exemple. Ils doivent rester en ordre dispersé ou s’associer à ces deux partis qui veillent à leurs intérêts et distribuent occasionnellement une obole. Je ne vois ni « droite » ni « gauche » là-dedans.
En premier lieu, ces deux mouvements cherchent à démolir le sens de l’État-providence, c’est-à-dire d’un État dispensateur de services universels. C’est un processus qui était déjà entamé, mais qui est désormais porté à son extrême limite. D’abord, le projet de régionalisation de l’école fera en sorte que, dans certaines écoles, on parlera une langue et on suivra un programme, et dans d’autres écoles, on parlera d’autres langues et on suivra d’autres programmes – donc, une rupture de l’union linguistique et culturelle de la nation. Ensuite, l’anti-classisme est chez eux féroce et fondamental. L’attaque contre les syndicats et les corps intermédiaires portée par les deux partis, avec différents arguments, pour tout unifier, est inquiétante. C’est un travail que le Parti démocrate avait déjà commencé. Le populisme est en réalité un phénomène qui, en Italie, progresse depuis plusieurs décennies. Depuis la fin des partis politiques en 1992, le populisme a toujours été présent. De gauche ou de droite, tous les populismes travaillent à la désorganisation des masses populaires. Ils remplissent les places, certes, mais ne veulent pas de structures organisationnelles pour les classes et les groupes sociaux, qui les rendraient moins faciles à contrôler et à convaincre.
En second lieu, ils ont une vision qui n’a rien à voir avec la gauche, parce qu’ils opèrent une rupture de la solidarité entre les démunis, les pauvres, les chômeurs, les exploités, les classes laborieuses. Ils dressent les Italiens contre les Européens, contre les autres groupes, ce qui n’appartient pas à la culture de la gauche. Même quand la gauche était liée à la nation, comme le Parti communiste italien, il y avait la volonté de penser de façon globale, ou en tout cas de penser un monde qui allait bien au-delà de la simple nation. Il est donc difficile d’identifier le populisme et la gauche. Le populisme est un moyen plutôt qu’une fin, mais ce moyen n’est pas politiquement neutre. Par exemple, l’unification du peuple dans la figure du leader détermine une organisation de la politique qui mène nécessairement à une conception césariste. La droite comme la gauche, si elles suivent cette voie, finissent par construire un dirigeant plébiscitaire et sont unies par celui-ci et par une conception de la souveraineté – ce qui n’admet pas de contrôle démocratique, car l’identification au leader est de l’ordre de la foi. C’est une conception anti-électorale et anti-délégative de la représentation, qui est conçue comme incorporation, incarnation, et qui est caractéristique du populisme sous toutes ses formes.
Enfin, il y a l’attaque, la critique permanente de tous les partis politiques, car ces deux mouvements n’acceptent pas la structure partisane, en tant qu’organisation qui assure la participation interne et autorise le contrôle du dirigeant par la base. Les partis ont été éliminés, ou rendus plus « légers », « liquides ». Le leader devient alors l’unique force dominante, qui contrôle son propre camp. Cette érosion des corps intermédiaires politiques, les partis, est une caractéristique fondamentale du populisme.
Quels sont les facteurs déterminants pour expliquer la récente ascension de ces deux formations politiques ? Quelle est la responsabilité des acteurs politiques qui ont alterné au pouvoir depuis les années 1990 ?
La conception de la démocratie des partis a gagné en légitimité à partir de la résistance au fascisme : c’est elle qui a construit le pays et sa Constitution dans l’après-guerre. Cependant, à l’intérieur de l’Italie de l’époque, dans un Sud qui n’avait pas participé à la lutte de libération et ne disposait pas de partis organisés, est né un mouvement qui s’appelait le Front de l’homme ordinaire (Fronte dell’uomo qualunque). Son dirigeant, Guglielmo Giannini, a écrit en 1945 un ouvrage très épais, qui a par la suite été réédité sous forme abrégée, intitulé La folla (« La foule »), et dans lequel il jetait les bases de beaucoup de conceptions qui se sont imposées après les années 1990, alors qu’elles étaient restées extrêmement minoritaires auparavant en raison de l’immense légitimité dont jouissaient les partis. Plus les partis ont perdu en légitimité, en raison de la corruption et d’un ordre international qui les empêchait d’utiliser le levier de la dépense publique, plus cette vision anti-partis a pris de l’importance.
Cette conception de la foule (et non du peuple) est fondée sur l’idée que les partis constituent quelque chose de négatif – c’est une idée que partageait Simone Weil – parce qu’ils enferment les gens dans une idéologie, qui peut ensuite servir de justification à toute action des leaders du parti, en projetant les demandes et les réalisations dans un futur fantasmé. De cette manière, selon Giannini, les citoyens n’ont jamais le moindre contrôle sur la chose politique, qui est toujours différée ; ils s’identifient à l’idéologie et laissent les coudées franches aux leaders. Les partis constituent donc un monstre terrifiant à éliminer, la vie politique doit être organisée autour des citoyens, d’un État minimal technocratique et d’une chambre tirée au sort ; les décisions, les lois (peu nombreuses, dans l’idéal), doivent être prises par le gouvernement, sous le contrôle du Parlement.
Ces idées reviennent aujourd’hui en avant, à tel point que le Mouvement 5 étoiles a proposé de transformer l’une des deux chambres, le Sénat, en chambre de députés tirés au sort. Ces conceptions s’appuient sur l’idée que les partis cassent la généralité de la citoyenneté, qu’ils installent une barrière entre les citoyens et l’État, empêchant ceux-là de contrôler celui-ci. Aujourd’hui, cette idée s’est diffusée de différentes manières, pas seulement à droite – Giannini était un libéral de droite –, mais aussi dans d’autres secteurs. Je pense notamment à l’idée, similaire mais plus compliquée, d’Adriano Olivetti, qui a écrit, dans les années 1950, un pamphlet contre la démocratie des partis et en faveur d’une organisation corporative de l’État – basée sur les régions, les corporations –, afin de rompre l’idée d’une souveraineté nationale fondée sur des individus-citoyens singuliers. Olivetti et Giannini développent tous deux une critique des partis, l’un à partir d’une vision corporative, l’autre à partir d’une vision libérale. Et la conception d’Olivetti a eu une postérité avec Gianroberto Casaleggio. Il existait donc, depuis les années 1950, divers courants de critique des partis, mais ils n’occupaient pas beaucoup d’espace, en raison de la forte légitimité dont jouissaient les partis, qui organisaient la société et les institutions (associations, syndicats, coopératives, etc.). Cette force d’organisation s’est cependant érodée au cours du temps.
Cela est largement lié à l’impossibilité de construire un gouvernement alternatif au parti de la démocratie chrétienne, ce qui a miné l’idée d’alternance et a créé les conditions pour la création d’un système de corruption généralisée. En 1992, le scandale de Tangentopoli a mis fin a tout cela : en l’espace d’un an, tous les partis qui avaient construit l’État, l’Assemblée constituante, la Constitution, etc. ont disparu. Seul le Parti communiste a subsisté dans un premier temps, tout en absorbant une bonne part du sentiment anti-partis. Après 1992, Achille Occhetto a ainsi entamé une campagne en faveur de la transformation des partis en associations de la société civile. La gauche a donc aussi épousé l’anti-partisme, jusqu’à la construction de ce Parti démocrate, qui est un parti populiste à tous les égards – construit autour du leader, fonctionnant sur la base d’élections primaires ouvertes, ne disposant plus d’organisation interne véritable, pas même d’un congrès. C’est un parti du chef, du plébiscite. À droite, l’évolution est encore plus évidente : après 1993, on a vu émerger le parti de Berlusconi et la Ligue du Nord – qui avait commencé avant, mais qui devient agressivement nationaliste à partir de 1992. Et tout cela a mené le pays jusqu’à la situation actuelle, dans laquelle tous les mouvements et les partis qui ont vu le jour depuis 1992 se sont révélés des fabriques extraordinaires de populisme et de plébiscitarisme.
Il serait erroné d’attribuer la dynamique populiste uniquement à la fin de la guerre froide. Certes, cela a délégitimé les idéologies de gauche, mais le processus d’érosion avait déjà commencé. Par ailleurs, on aurait pu imaginer la résilience de formes de gauche réformiste, plutôt que l’abolition pure et simple de la gauche. En Italie, cela n’a pas été possible parce que l’opération « Mains propres » (Mani pulite) a abouti à l’élimination totale du Parti socialiste, qui était le seul parti réformiste, tandis que le Parti communiste n’est pas parvenu à devenir social-démocrate en quelques années. De l’autre côté, la droite a emprunté la voie qui s’ouvrait à elle avec une politique du leader et la vidéocratie – d’abord avec la télévision, puis avec les nouveaux médias. À l’heure actuelle, en Italie, il n’y a plus que des partis populistes.
Quelle est la spécificité du populisme ? Comment le définiriez-vous ?
Pour commencer, il faut distinguer les mouvements extérieurs à l’État et les partis qui y entrent : le populisme comme mouvement et le populisme au pouvoir. Il y a de nombreux mouvements populaires, horizontaux, qui refusent même d’avoir des représentants : les Gilets jaunes, les Indignés, Occupy Wall Street et, avant eux, dans les années 1990, les Girotondi… Ces mouvements populaires font partie intégrante de la démocratie et n’ont rien de spécifique. On parle de populisme, en revanche, pour désigner des mouvements qui cherchent à obtenir la majorité des voix et à gouverner.
Il faut les concevoir et les étudier à travers les normes de la démocratie constitutionnelle et représentative, à la fois pour éviter les diabolisations et pour éviter de considérer comme « populiste » tout ce qui se joue en dehors des élections. La démocratie constitutionnelle a deux versants : un versant interne, le fonctionnement des institutions et les limites du pouvoir à l’intérieur de l’État, et un versant externe, fait d’associations, de mouvements, etc. Ce second versant est fondé sur la liberté d’association, d’opinion, de pensée, et permet la formation d’opinions qui, à travers les élections, peuvent participer à la gestion de l’État. La démocratie a donc deux piliers, l’opinion et l’institution (ou la volonté, si l’on veut utiliser le langage de la souveraineté classique).
Le populisme n’est pas un fait transitoire, mais une transformation des démocraties constitutionnelles et, par là, de la démocratie des partis, car les démocraties constitutionnelles nées en 1945 sont issues des partis – je parle de l’Europe, mais ce discours peut s’étendre à l’Amérique latine. Le peuple n’est plus la fictio juris qui apparaît dans la Constitution et sert de principe de légitimité que personne n’ose s’approprier ; il devient un groupe spécifique de personnes qui se définissent comme le seul peuple valable et chassent les autres, qu’il s’agisse de minorités indésirables ou de l’establishment. À partir de là, le peuple se scinde : il y a le peuple juste, et ceux qui n’en font pas partie. Cette modification implique que le leader populiste s’approprie les institutions, puisque le peuple, c’est lui. Cette idée de représentation comme incarnation (embodiment) implique l’abolition de la distance entre le leader et le peuple. Dans cet écart, il y avait auparavant le parti ; désormais, le leader et le peuple ne sont qu’un. Comme le souligne justement Laclau, le peuple prend le nom du leader, sans quoi il serait divisé de fait entre différents partis et différentes revendications.
Sans la présence de ces filtres, quels peuvent être les critères pour évaluer et contrôler ce leadership ? Sa victoire. Comme le disait Isaiah Berlin, le populisme ne peut pas être minoritaire, il doit être majoritaire, il doit gagner. C’est la conquête du pouvoir qui lui donne raison. Laclau a raison : le populisme est la capacité du leader à unir des demandes sociales disparates qui n’ont plus un parti pour les représenter. Et il fait suite à une érosion de la démocratie des partis, elle-même liée à l’influence des partis « attrape-tout »… Les partis ont préparé le terrain en cherchant à tout prix à gagner l’électeur médian, entrant ainsi dans une course au centre et à l’extension du parti au-delà de ses partisans. Le populisme croît précisément grâce à cette abolition des frontières partisanes. Bernard Manin fait une catégorisation du gouvernement représentatif depuis le début du xixe siècle en passant par le gouvernement de notables, la démocratie des partis à l’ère du suffrage universel et ce qu’il appelle la démocratie du public[1]. Du public, parce que le parti n’a plus de prise idéologique, mais relève d’un système cartellisé de sélection du personnel de gouvernement, qui vit et fonctionne grâce à l’audience. Ce système n’est pas celui de la démocratie directe, mais est caractérisé par une forme de représentation directe, parce qu’il repose sur l’identification complète du peuple et du leader, sans aucune forme de médiation, que les moyens de communication actuels rendent plus simple.
Dans quelle mesure cette transformation politique est-elle réversible ?
La démocratie est création : elle n’a pas seulement une histoire, elle est une histoire, parce qu’elle construit, génère de nouvelles institutions pour répondre chaque fois aux nouveaux défis et problèmes de chaque époque. Le gouvernement des notables était la réponse à la première construction d’un gouvernement représentatif, la démocratie des partis était la réponse à la nécessité d’organiser politiquement les masses, et nous sommes désormais probablement devant une nouvelle transformation de ce type que l’on ne peut réduire à un déclin. On ne retournera pas en arrière, parce qu’en arrière, il y avait des partis qui accompagnaient une société segmentée, organisée, régimentée. Le travail en usine était organisé, les syndicats étaient une véritable armée, et l’activité économique était organisée par et pour les classes et organisations. Aucun individu n’échappait à ce maillage, à cette hyper-organisation.
Aujourd’hui, nous faisons face à une situation bien différente, où prévalent le travail mobile et ultraprécaire, la monétarisation des droits (droits syndicaux inclus), la désagrégation de la citoyenneté, l’organisation de la société autour d’intérêts et de revendications transitoires, qui changent rapidement en fonction de leur satisfaction ou non-satisfaction et sont beaucoup plus réceptifs aux interpellations populistes qu’à la forme parti. Par conséquent, soit nous entreprenons de reconstruire une nouvelle forme de parti – qui ne sera plus celle composée d’un secrétariat général, d’une idéologie unifiante, d’un récit historique spécifique – afin de rompre la corde populiste, soit nous admettons que nous sommes entrés dans la « démocratie populiste », comme nouvelle forme évolutive du gouvernement représentatif.
Le modèle passé était déjà largement érodé quand le populisme a pris le pouvoir. Comme les Français ont une démocratie présidentielle et non parlementaire, le problème est moins apparent, ou apparaîtra plus tard. Mais Macron n’avait pas de parti, il a construit le sien du jour au lendemain. Un parti qui se construit en vingt-quatre heures n’est pas un parti dans le sens traditionnel du terme, il est uni par la figure du chef – ce qui est facilité dans une démocratie présidentielle. On ne peut pas retourner en arrière, non pas en raison d’une quelconque fatalité historique, mais parce que les conditions de la société ont changé. Les partis répondaient aux besoins internes de la société d’alors, une société de masse, de classes. Les mouvements populistes de Le Pen, Salvini, etc., sont des formes nouvelles de partis, fondées sur le numérique, avec une organisation lâche ou inexistante, complètement centrée autour du leader.
Le populisme est-il une menace pour la démocratie ? Permet-il un renouvellement politique ?
La position minimaliste, à la Cas Mudde, considère que le populisme se forme à l’intérieur de la démocratie et a une base idéologique minimale qui divise les « petits » et les « grands ». C’est vrai qu’il y a cet élément des petits et des grands dans le populisme (même si je ne crois pas que le populisme soit une idéologie), mais la démocratie est fondée sur l’opposition à l’establishment. Toute la question réside dans la manière dont cette opposition se manifeste. Comme le dit Hans Kelsen, la démocratie forme beaucoup de leaders, trop de leaders pour qu’il y ait un leader et un peuple, elle est fondée sur un pluralisme de leaders. Donc l’idée qu’il y ait une élite, un peuple, me semble peu convaincante. De la même manière, je ne trouve pas très convaincante l’idée d’un peuple « bon » opposé à une élite « mauvaise » ou « corrompue ». Ce ne sont pas des questions morales, c’est simplement le fait qu’il est insupportable pour beaucoup de voir une élite politique – et non pas une élite sociale, car bien souvent les leaders populistes eux-mêmes sont extrêmement riches, cela n’entre pas en ligne de compte – qui conquiert des positions de pouvoir et, sans rien faire, vit des taxes des citoyens et leur impose l’obéissance. Cette élite devient vite, dans toutes les démocraties, insupportable pour beaucoup. Il y a là indubitablement un élément démocratique.
D’un autre côté, Laclau a raison lorsqu’il affirme que le populisme est la création du peuple, précisément parce qu’il n’y a plus d’autres formes d’agrégation. C’est donc la reconnaissance de la fin d’une époque, au cours de laquelle l’hégémonie était de type idéologique, partisane – marxiste, en fait, pour le dire brutalement.
Selon moi, le populisme est risqué en raison de son hyper-majoritarisme. Il n’est pas risqué en tant qu’antilibéral, mais en tant qu’antidémocratique. La démocratie a besoin de liberté interne, de contestation, de dissensus, qui ne viennent pas du libéralisme mais bien de ses propres développements. Le populisme attaque le dissensus, comme dans le cas de Salvini, donc il attaque la démocratie. Le populisme constitue un problème pour les principes constitutionnels qui sont au fondement de la démocratie. Ces principes n’ont pas été inventés par d’autres, c’est la démocratie qui les a développés, au ive siècle avant Jésus Christ : la démocratie athénienne était constitutionnelle. Certes, ces principes se sont développés au cours des siècles avec l’apport républicain et d’autres traditions, mais nous vivons encore aujourd’hui dans ces principes démocratiques.
La démocratie est toujours active, elle est un renouvellement continu. Je ne vois pas bien où se situerait la crise, dans ce sens. Au contraire ! Il y a énormément de participation, d’activité, d’action : c’est cela la démocratie, non ? Mais la démocratie réside aussi dans le respect des règles du jeu (je viens de l’école de Norberto Bobbio). Aujourd’hui, il existe un travestissement de ces règles que je trouve préoccupant.
Ce travestissement se produit souvent au nom de la démocratie elle-même, de l’imaginaire démocratique du moins…
Mais tous parlent au nom de la démocratie ! Nous sommes dans une époque, comme le dit John Dunn, où le terme « démocratie » est plus populaire que le terme « Dieu ». Orbán déclare être plus démocratique que les pays d’Europe occidentale, Erdoğan aussi, et d’autres. Ne nous étonnons pas : c’est la parole hégémonique par excellence. Il est quasiment impossible de se dire antidémocratique. Seuls les Chinois essaient, lorsqu’ils vantent les mérites de leur système technocratique, épistémocratique, et de son meilleur fonctionnement supposé. Lorsqu’on parle de démocratie, arrêtons de faire de l’idéologie et allons voir comment fonctionnent les règles démocratiques.
Selon vous, il n’y a donc pas de différence entre ce que l’on appelle le populisme de droite et le populisme de gauche.
S’il y en avait, le gouvernement italien n’existerait pas. Imaginez-vous un parti communiste qui gouvernerait avec un parti quasi fasciste ? Mais une alliance entre Le Pen et Mélenchon ? Bien sûr ! Selon la loi, c’est possible, et cela confirmerait l’unité du phénomène populiste, de « droite » comme de « gauche ».
Le populisme n’est pas une idéologie, c’est un instrument de conquête du pouvoir. Il me semble qu’aujourd’hui Podemos devient un parti comme les autres. Le populisme est dans ce cul-de-sac : ou il devient un parti comme les autres, ou il reste dans la mobilisation permanente. S’il s’agissait juste d’une méthode pour créer un nouveau parti, comme Podemos, c’est positif. Sinon, il faut qu’il y ait une différence idéologique substantielle pour dire que l’un est de droite et l’autre est de gauche. Et s’il y a une différence substantielle, alors le populisme est secondaire. Mais je voudrais les voir, au gouvernement, les Le Pen et les Mélenchon. S’ils se comportent en populistes, violent les droits, enfreignent les règles de respect du dissensus et de l’opposition, exaltent la majorité, alors qu’ils le fassent à partir d’une position de « droite » ou de « gauche » ne m’intéresse pas. S’il faut choisir entre des mouvements de droite et de gauche qui, dans les deux cas, ne respectent pas les règles du jeu et les valeurs de la compétition démocratique, je ne pense pas que cela fasse une grande différence.
Le populisme attaque le dissensus, donc il attaque la démocratie.
Il faut bien être au clair sur ce qu’est le populisme. Si le populisme est une méthode, un « moyen de transport » vers le pouvoir, alors c’est comme prendre le bus pour aller au centre-ville plutôt que le métro. Si le populisme est bien cela, il n’est pas intéressant de savoir s’il est de gauche ou de droite. Ce qui est intéressant, c’est de savoir si le « moyen de transport » d’une idée ne finit pas par modifier le comportement de ceux qui portent cette idée ou par modifier cette idée elle-même. C’est cela qui caractérise le populisme et qui le distingue d’un parti comme les autres.
Propos recueillis par Arthur Borriello et Anton Jäger le 6 décembre 2018 et traduits de l’italien par Arthur Borriello
[1] - Voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.