La liberté religieuse : le critère ultime ?
Alors qu’on demande de plus en plus souvent aux tribunaux de trancher des litiges portant sur la place publique des religions, le droit met en avant la défense de la liberté religieuse pour permettre et limiter l’expression de la foi, au détriment d’autres critères, comme l’héritage culturel ou la tradition.
L’intérêt public pour la religion – comme objet de nostalgie, de curiosité ou d’insécurité – a incontestablement augmenté ces dernières années. Dans la même proportion, la liberté religieuse est revenue au centre des controverses dans l’espace public, même si l’idée que la liberté religieuse doit être maintenue comme un droit de l’homme intangible demeure, par principe, incontestée dans les pays d’Europe. La question se pose d’autant plus fortement de savoir qui peut revendiquer pour lui la liberté, quels prédicats sont placés sous la protection de cette liberté et où passent exactement les frontières de la liberté religieuse. Les adeptes de ce qu’on appelle « psycho-sectes », cultes néo-païens ou mouvances fondamentalistes peuvent-ils prétendre à la reconnaissance de leur liberté religieuse ? L’appel du muezzin doit-il être considéré juridiquement comme l’exact équivalent de la sonnerie des cloches par les Églises chrétiennes, ou peut-on faire une différence entre les intérêts religieux des minorités et ceux de la majorité d’une société ? Des parents peuvent-ils refuser, en se réclamant de la liberté religieuse, certaines interventions médicales pour leurs enfants ?
En Allemagne, des débats particulièrement véhéments, ces dernières années, ont porté sur la question de savoir si des enseignantes musulmanes avaient le droit de porter le foulard dans les établissements d’enseignement public. Un grand nombre des règlements établis à cette occasion par des législations locales (au niveau des Länder) sont contestés au nom de la liberté religieuse. La liberté religieuse joue également un rôle important dans le débat autour de l’enseignement confessionnel des religions – celui doit-il, dans le système d’enseignement public, être maintenu ou remplacé par un enseignement des valeurs non confessionnel ?
Que des controverses aient lieu à propos de la liberté religieuse n’est pas chose nouvelle. D’entrée de jeu, la liberté religieuse a été un droit de l’homme contesté. Du côté des Églises chrétiennes aussi, elle s’est longtemps heurtée à des réserves et, en certains cas, à une résistance acharnée. Dans de nombreuses condamnations pontificales, en particulier dans l’antimoderne Syllabus errorum de Pie IX, en 1864, dominait la crainte que la liberté religieuse n’ouvre la voie à l’indifférence religieuse, à la marginalisation sociale du christianisme et à l’athéisme. C’est seulement après les expériences du national-socialisme et d’autres formes de totalitarisme d’État que s’imposa largement dans le catholicisme l’idée que la liberté religieuse joue un rôle indispensable de protection aussi et justement pour les croyants. Il y a quarante ans, avec la déclaration conciliaire Dignitatis humanae, est finalement née la reconnaissance catholique de la liberté religieuse.
Des conceptions très restrictives de la liberté religieuse continuent d’exister jusqu’à nos jours dans la sphère d’influence de l’orthodoxie, dans la mesure où des activités missionnaires sont soumises pour partie à des limitations très importantes par les États. C’est ainsi qu’en Grèce on a assisté dans les années récentes à l’incarcération de témoins de Jéhovah. La situation est beaucoup plus précaire dans quelques États islamiques conservateurs, tels l’Arabie Saoudite, le Soudan, l’Iran ou la Mauritanie, où l’« abandon » de l’islam peut être sanctionné par des menaces de châtiments pouvant aller jusqu’à la peine de mort. La situation des baha’ïs, une religion post-islamique née au xixe siècle en Iran, est particulièrement dramatique. Les baha’ïs sont soumis, surtout en Iran, à une persécution officielle et une discrimination sociale terrifiantes. La reconnaissance de la liberté religieuse, y compris du droit à la conversion de l’islam vers une autre religion, fait certainement partie encore à l’heure actuelle des thèmes cruciaux du débat sur les réformes au sein de l’islam.
Il serait faux de croire que les réserves à l’égard de la liberté religieuse n’existent que dans le contexte des religions révélées monothéistes, comme on l’entend dire à l’occasion. De nombreux adeptes de l’hindouisme et du bouddhisme redoutent, avec le pluralisme religieux rendu possible par la liberté religieuse, une mise en question de leurs propres traditions et une menace pour la paix sociale. Pour des raisons de contrôle politique, des groupes religieux en Chine populaire qui échappent au contrôle de l’État font l’objet de pressions et de persécutions. Quoi qu’il en soit, il y a des résistances et des infractions à la liberté religieuse sous des auspices religieux, idéologiques ou politiques très divers.
Qu’historiquement parlant, la liberté religieuse ait d’abord provoqué des craintes et qu’elle puisse apporter aujourd’hui encore son lot d’inquiétudes est tout à fait évident. Car elle représente en réalité un tournant absolument révolutionnaire dans les rapports entre État et communautés religieuses. Le changement de paradigme tient à ceci : les questions de conviction et d’orientation religieuses, la conduite religieuse de la vie sont désormais retirées du contrôle de l’État et intégralement transférées à la liberté des hommes responsables. Cette mesure a des conséquences aussi bien pour les communautés religieuses que pour l’État. Les communautés religieuses ne peuvent user de la protection de l’État pour discipliner des dissidents et tenir à distance des confessions concurrentes, et il n’est pas davantage permis à l’État d’instaurer la religion comme source de légitimation ou comme moyen d’intégration politique. C’est pourquoi la liberté religieuse représente pour l’État, la société et les communautés religieuses un défi identique.
Liberté religieuse et tolérance
Le changement de paradigme dans les rapports entre État et communauté religieuse est minimisé lorsqu’on confond la liberté religieuse avec la tolérance religieuse – ce qui arrive souvent. En particulier, des auteurs musulmans prétendent souvent que la liberté religieuse ne représente pas pour l’islam quelque chose de vraiment neuf, et ils en voient la preuve dans la coexistence paisible et tolérante entre juifs, chrétiens et musulmans dans l’Espagne médiévale sous domination islamique, ou encore dans l’Empire ottoman.
Malgré tous les avantages qu’on doit reconnaître du point de vue historique à la pratique traditionnelle de la tolérance en pays d’islam – par comparaison avec les sociétés chrétiennes médiévales et au début des temps modernes –, cette tolérance est foncièrement différente de la liberté religieuse moderne pensée en fonction des droits de l’homme. Bien que disposé à coexister avec certaines minorités religieuses, l’État islamique avait aussi pour mission de défendre la primauté de la vraie religion. Le changement de religion n’était possible qu’à sens unique, les mariages mixtes étaient soumis à de sévères restrictions, et l’idée d’un statut civil avec les mêmes droits pour toutes les communautés religieuses était totalement inconnue.
Le verset coranique souvent cité : « Pas de contrainte en religion » (sourate 2, 256), que les musulmans désireux de réforme invoquent souvent aujourd’hui comme fondement coranique d’une liberté religieuse relevant des droits de l’homme, était couramment interprétée par la tradition de la façon suivante : certes, personne ne peut être contraint à la confession de foi islamique ; mais par principe, l’abandon de l’islam doit rester passible de poursuites pénales. À la liberté d’entrer ne correspondait donc pas une égale liberté de sortir.
On trouve des vues identiques dans les écrits de penseurs chrétiens médiévaux. Ainsi, pour saint Thomas d’Aquin l’entrée dans la foi chrétienne était un « acte de liberté » ; pourtant il considérait la conservation de la vraie foi, une fois acquise, comme une nécessité qui, dans certains cas, devait être imposée par l’action coercitive de l’État. Les parallèles avec l’interprétation traditionnelle de l’islam sont manifestes. Par ailleurs, Thomas tenait pour pensable une coexistence sociale avec des croyants d’autres confessions, mais il plaidait en même temps pour des mesures de coercition contre l’influence « néfaste » des hérétiques et des dissidents chrétiens. Il circonscrivait ainsi les limites étroites de la doctrine chrétienne traditionnelle sur la tolérance. Les Églises de la Réforme aussi s’en tinrent longtemps et fréquemment à des attitudes du même type.
L’expression du respect de la dignité humaine
En tant que droit de l’homme, la liberté religieuse est distincte non seulement de la tolérance religieuse traditionnelle, mais aussi de la politique de tolérance éclairée, qui va plus loin, ainsi qu’on peut le voir exprimé dans le célèbre mot de Frédéric le Grand : chacun a le droit de devenir « heureux à sa façon1 ». Dans son pragmatisme, la politique religieuse de Frédéric II allait assurément au-delà du pluralisme confessionnel, étroitement limité, de la tradition, mais il était motivé en première ligne par les espoirs de prospérité économique dont l’État allait bénéficier grâce à l’arrivée d’exilés religieux fortement éduqués. Cette politique n’avait pas grand-chose à voir avec le respect universel envers les convictions religieuses des gens : on le voit notamment avec les pratiques discriminatoires à l’égard des juifs, qui se durcirent même pour partie sous son règne.
Une politique de tolérance dans les questions religieuses est certainement plus humaine que l’intolérance religieuse. Mais pour la clarté conceptuelle, il importe de distinguer entre les catégories de tolérance et de liberté religieuse : alors que la tolérance était accordée (ou interdite) par les autorités, la liberté religieuse vise une exigence inaliénable liée au droit des hommes ; tandis que la tolérance s’étendait à un cercle limité de groupes religieux, la revendication de la liberté religieuse est pensée dans un sens universaliste ; et alors que dans le cadre d’une politique de tolérance religieuse il pouvait subsister des hiérarchisations entre les diverses communautés religieuses, le droit humain à la liberté religieuse est lié à la revendication que soit abolie toute discrimination.
Comme tous les droits de l’homme, la liberté religieuse est l’expression du respect de la dignité humaine. La dignité humaine est censée être mise en valeur politiquement et juridiquement du fait qu’on reconnaît à l’homme le droit à la libre autodétermination. De même que la dignité appartient également à chaque humain, les droits à la liberté doivent être établis à proportion du droit égal de tous. « Tous les hommes sont nés libres et égaux en dignité et en droits », dit en ce sens programmatique l’article I de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Il importe d’interpréter également la liberté religieuse à la lumière de ce postulat.
Ce ne sont pas des religions ni des visions du monde déterminées qui sont en tant que telles les sujets de la liberté religieuse, mais les hommes, dont la libre autodétermination en matière religieuse doit trouver une reconnaissance juridique. Cette reconnaissance vaut dans le contexte des droits de l’homme pour tout homme de manière équivalente, et elle doit donc être garantie selon le principe de la non-discrimination. Évaluer le respect dû à la liberté religieuse en se demandant si telles ou telles pratiques religieuses relèvent des usages du pays (et donc, par exemple, accorder d’entrée de jeu à la sonnerie des cloches une valeur supérieure à celle de l’appel du muezzin) serait par conséquent illégitime. De même, la taille ou l’importance historique d’une communauté religieuse ne saurait être un critère pour traiter de manière inégale leurs membres – pour la même raison il serait tout aussi illégitime de désavantager de petites communautés souvent qualifiées en français de « secte », notion très péjorative.
En fin de compte, il n’est pas davantage possible de faire dépendre la garantie de la liberté religieuse de certaines positions dogmatiques – par exemple de la confession du monothéisme ou simplement de la foi en Dieu. La protection de la liberté religieuse vaut aussi des conceptions du monde non théistes, et c’est pourquoi, en rigueur de termes, il ne faudrait pas parler seulement de « liberté religieuse », mais plus globalement d’un droit humain « à la liberté de religion et de conception du monde ». Dans l’espace de langue anglaise s’est d’ailleurs imposée la notion de freedom of religion and belief.
Même si la liberté religieuse en tant que droit humain s’adresse à tout homme singulier, il ne convient pas de l’interpréter en un sens étroit comme purement individualiste. Elle inclut aussi la pratique communautaire, par exemple les offices religieux, les processions, l’instruction religieuse et les rites d’initiation. À côté de la liberté personnelle de croire et la liberté de conscience, la liberté religieuse protège aussi la confession extériorisée, i. e. les manifestations publiques de conviction et de pratique religieuses ou relevant d’une vision du monde. Une politique qui tente de faire des confessions religieuses une pure « affaire privée » et de les maintenir à l’écart de l’espace public se trouve donc en conflit avec la revendication globale de liberté religieuse.
Il est également important de noter la différence entre la liberté religieuse positive et la liberté religieuse négative. Alors que la liberté positive renvoie à la protection d’activités religieuses ou relevant d’une vision du monde (au sens le plus large), on entend par « liberté religieuse négative » l’exigence pour tout homme de n’être pas contraint par l’État à telle ou telle confession de foi ni à telle ou telle activité d’ordre religieux ou relevant d’une conception du monde. Les deux aspects vont de pair dans le droit humain à la liberté religieuse.
Les limites de la liberté religieuse
Après les expériences vécues ces dernières années dues au terrorisme appuyé sur des motivations religieuses, la question des limites de la liberté religieuse se pose avec une urgence nouvelle. Personne ne conteste que de telles limitations sont nécessaires, mais le débat porte sur les critères pour les établir. Pour écarter le risque qu’on relativise de manière arbitraire le contenu de la liberté religieuse en passant par des limites imposées par l’État, la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil européen de 1950 formule ce qu’on a appelé des « limites de limites » qui doivent veiller à ce que les limitations de la liberté religieuse édictées en quelque lieu que ce soit par les États n’aillent pas trop loin :
La liberté de confesser sa religion ou sa vision du monde ne doit être soumise qu’à des limitations prévues par la loi et nécessaires dans une société démocratique pour assurer la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé, de la morale publics, ou pour protéger les droits et les libertés des autres2.
La liberté religieuse est affirmée encore plus fortement dans la loi fondamentale (article 4). À la différence de la plupart des autres lois fondamentales, elle n’est assortie d’aucune réserve légale. Selon la conception juridique dominante, des limitations de la liberté religieuse ne sont possibles que si elles servent à protéger directement d’autres droits fondamentaux ou des avantages juridiques de même niveau.
Par exemple, il est incontesté que la liberté religieuse ne saurait être invoquée contre le droit humain à la vie. C’est pourquoi des parents ne sont absolument pas libres de mettre en jeu la vie de leurs enfants et, par exemple, de leur refuser un traitement médical exigé d’urgence. L’appel à tuer des croyants d’autres confessions ou des dissidents internes transgresse de même à l’évidence les limites de la liberté religieuse.
Mais qu’en est-il d’exemples moins dramatiques ? On peut considérer comme plausible l’exigence que la sonnerie des cloches ou l’appel du muezzin restent contenus dans certaines limites de puissance sonore pour préserver le droit à l’intégrité corporelle des voisins – intégrité qui inclut la tranquillité du sommeil la nuit. De ces réflexions on ne saurait déduire une interdiction générale de l’appel du muezzin ni même seulement un traitement inégal par rapport à la sonnerie des cloches. Du fait que la scolarité obligatoire et universelle a un statut constitutionnel, elle ne saurait être remise globalement en question en se référant à la liberté religieuse : sont seulement envisageables des dispenses partielles – par exemple des heures de sport ou de natation collectives, dans la mesure où c’est la seule manière d’éviter de laisser planer la menace d’un problème de conscience.
La question débattue depuis quelques années à propos des enseignantes musulmanes – peuvent-elles dans le cadre de leur enseignement porter un foulard ? – est si compliquée avant tout parce qu’en elle deux aspects de la liberté religieuse sont susceptibles d’entrer en conflit : d’un côté la liberté religieuse positive de l’enseignante, de l’autre la liberté religieuse négative de ses élèves. À mon avis, une limitation de la liberté d’une enseignante de s’habiller durant ses heures de cours conformément à ses propres convictions religieuses ne serait justifiée que si l’on pouvait constater, dans le comportement d’ensemble de l’enseignante, des indices clairs allant dans le sens d’un préjudice porté à la liberté religieuse négative des élèves.
La liberté religieuse dans l’État de droit séculier
Le rappel justifié que la liberté religieuse aussi doit avoir des limites ne doit pas porter préjudice à la valeur de ce droit humain. C’est pourquoi il importe d’être prudent lors de l’examen éventuel de la place de la liberté religieuse par rapport à d’autres protections juridiques. Sans compter que seules des protections juridiques de la plus haute importance – en particulier d’autres droits humains – peuvent autoriser de poser des limites à la liberté religieuse, la loi fondamentale s’applique, qui veut que des examens de ces protections ne peuvent avoir lieu qu’en cas de conflit réel. Des points de vue tels qu’ils sont actuellement avancés en particulier à l’encontre de minorités musulmanes, pour prévenir en général les conflits, ne fournissent en revanche aucun motif légitime à limiter la liberté religieuse.
Une réalisation totalement conséquente de la liberté religieuse n’est possible que dans un État de droit sécularisé. En effet, comme nous l’avons déjà noté, tous les droits humains impliquent l’exigence de garantie contre toute discrimination. Tant que l’État se sentira par conséquent des obligations par rapport à une religion officielle déterminée, il reconnaîtra au moins symboliquement aux adeptes de cette religion officielle une priorité et il portera atteinte par là à l’intimation de non-discrimination. Prendre cette règle au sérieux exige que l’État renonce à s’identifier à une religion déterminée et aille vers la neutralité en matière de religion et de conception du monde. De la règle de non-discrimination s’ensuit donc le principe de non-identification de l’État avec une religion déterminée.
La sécularité de l’État de droit trouve son motif positif dans le respect dû à la liberté religieuse des hommes. C’est pourquoi il importe de qualifier plus précisément la non-identification exigée de l’État et de la désigner comme « principe de non-identification respectueuse ». Dans la même ligne, la neutralité de l’État en matière de religion et de conception du monde ne devrait pas être confondue avec une « neutralité axiologique » universelle, comme cela arrive souvent. Conséquence logique d’une haute « valeur constitutionnelle », en l’occurrence celle du droit humain à la liberté de religion et de vision du monde, la neutralité de l’État est aux antipodes de l’indifférence éthique, à laquelle on l’identifie souvent de façon caricaturale.
Le principe de non-identification respectueuse, qui est au fondement de l’État de droit séculier, n’exclut nullement que l’État et les communautés religieuses coopèrent formellement l’un avec les autres. Il n’exige pas que les rapports de coopération existant en Allemagne (et pareillement dans de nombreux autres États européens) entre l’État et les communautés religieuses soient remplacés par un modèle laïque de stricte séparation comme celui qui s’est imposé en France depuis plus de cent ans (en 1905). Dans la perspective d’une non-identification respectueuse il est néanmoins souhaitable que les rapports de coopération éventuels entre État et communautés religieuses rendent justice au pluralisme des religions et des visions du monde apparues entre-temps dans nos sociétés.
Combien il est difficile de réaliser ce postulat, on le voit au travers des débats actuels en Allemagne à propos du système public d’enseignement religieux. L’enseignement confessionnel des religions tel qu’il continue d’exister dans la plupart des Länder de la République fédérale ne pourra sans doute se maintenir qu’à condition de s’ouvrir à toutes les communautés religieuses et à toutes les communautés partageant une vision du monde qui sont établies dans ce pays. Si cela s’avérait impossible pour des raisons d’organisation pratique ou pour d’autres motifs, il se pourrait bien qu’avec le temps des demandes en faveur d’un enseignement religieux non confessionnel gagnent en plausibilité.
Des discriminations religieuses au nom d’une « culture directrice » ?
Que l’État – à l’instar de ce qui se passe en Iran ou en Arabie Saoudite – se comprenne comme l’organe exécutif de la vérité religieuse ou des commandements divins n’est pas un réel danger dans l’Europe actuelle. Il n’y a plus de théocratie en Europe, et avec les structures étatico-religieuses qui subsistent dans quelques États – par exemple en Angleterre et au Danemark – on a plutôt affaire à des vestiges historiques.
Dans les États européens actuels, le risque de discrimination contre des minorités religieuses ne constitue plus une menace du fait des religions, mais plutôt en vertu de la culture – et parfois au nom d’une « culture dominante ». La référence, historiquement juste, au rôle marquant du christianisme pour la culture européenne en général et pour le développement des États démocratiques européens, sert souvent d’argument dans ce contexte pour accorder aux symboles chrétiens dans l’espace public un statut privilégié – ce qui mène volontairement ou involontairement à la discrimination des religions ou des visions du monde non chrétiennes. On en a des exemples dans les règlements édictés récemment ou dans les lois scolaires en préparation de divers Länder, à propos des symboles religieux.
Les responsables de ces règlements avancent parfois l’argument que la liberté religieuse et l’État séculier fondé sur elle seraient nés sur le sol culturel du christianisme, et qu’en fin de compte c’est seulement dans le cadre d’une « culture directrice » d’orientation chrétienne qu’il serait possible de les maintenir. On ignore, ce faisant, que les Églises chrétiennes n’ont vu une chance dans la liberté chrétienne qu’au cours d’un apprentissage historique de longue durée et dans une histoire longtemps conflictuelle.
La parole de Jésus : « Donnez à César ce qui est à César » (Matthieu 22, 21), que des représentants des Églises chrétiennes utilisent aujourd’hui pour valoriser théologiquement l’État de droit séculier, ne constitue pas une sorte de racine culturelle et religieuse d’où serait sorti plus ou moins organiquement, au cours de près de deux mille ans, l’État séculier. Les choses se sont passées plutôt à l’inverse : sur le terrain de la modernité, cette parole de Jésus reçoit rétrospectivement une signification symbolique qui rend possible de donner un sens à l’État séculier également du point de vue théologique.
Cependant, ce qui va particulièrement à l’encontre d’une récupération de la liberté religieuse comme héritage culturel exclusif du christianisme, c’est la prétention universaliste de cette liberté en tant que droit humain. Elle pousse même à dépasser l’horizon culturel où la liberté religieuse a été formulée pour la première fois dans l’histoire. Quiconque estompe cet horizon culturel spécifique au nom d’une « culture directrice » obligée, devenue le présupposé d’une pleine perception du droit à la liberté religieuse, celui-là remet en cause – explicitement ou implicitement – le caractère de « droit humain » de la liberté religieuse. Concrètement, cela signifie une régression vers la politique de tolérance prémoderne, régression dont même les démocraties européennes ne sont pas d’entrée de jeu préservées. En tant qu’il exige une mise en œuvre sans discrimination du pluralisme des religions et des visions du monde, le droit humain à la liberté religieuse reste donc politiquement d’actualité.
- *.
Directeur de l’Institut allemand des droits de l’homme à Berlin, professeur de philosophie et d’éthique politique à l’université de Brême, conseiller de la Commission allemande « Justice et Paix ». Article paru dans la revue Herder Korrespondenz, Zeitschrift für Gesellschaft und Religion, février 2006. Nous remercions la Herder Korrespondenz d’en avoir autorisé la traduction.
- 1.
En allemand : « A sa Fasson. »
- 2.
Article 9.2 de la Convention européenne des droits de l’homme.