
La fin du vieux système des partis en Allemagne
« La situation des partis après l’élection européenne indique que nous retournons à la confrontation entre deux cultures politiques différentes à l’est et à l’ouest de l’Allemagne. »
On tenait le système des partis en Allemagne pour parfaitement stable, non seulement dans la durée mais aussi par comparaison avec les autres systèmes d’Europe de l’Ouest. Cela tenait essentiellement à la force d’intégration des deux grands partis populaires, la CDU/CSU (Union chrétienne-démocrate et Union des chrétiens sociaux) et le SPD (Parti social-démocrate), capables de faire le lien entre les différentes strates de la société. Si l’on compare l’« âge d’or » de ces partis populaires, dans les années 1960 et 1970, avec la situation actuelle, l’étendue de l’érosion des anciennes configurations éclate au grand jour. Alors que, jusque loin dans les années 2000, les partis de l’Union et le SPD pouvaient atteindre à chaque élection au Bundestag (le Parlement allemand) plus des deux tiers des élus, ils n’obtenaient plus, aux dernières élections, que 56, 2 % des sièges. Si l’on considère les changements dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest, on peut parler d’une « européanisation du système des partis en Allemagne », surtout qu’avec l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) s’est infiltré dans ce système aussi un parti populiste d’extrême droite. Des structures politiques centralisées ou fédérales, des systèmes électoraux différents, les lois diverses qui régissent les partis politiques et les conflits qui ont surgi dans leur histoire ont une grande influence dans les changements en cours. S’y ajoutent des événements historiques imprévus qui peuvent influer sur l’évolution politique. Le cas allemand en offre une bonne illustration.
Alors que le succès des Verts au début des années 1980 était dû, entre autres, à l’apparition d’une nouvelle zone de conflits (écologie vs économie) et à la structure fédérale de la République d’Allemagne, qui favorise l’entrée en scène de nouveaux partis, en 1990 l’unité allemande a été le préalable pour l’entrée en scène du PDS (Parti du socialisme démocratique) en tant que cinquième force politique, même si, au début, il n’était implanté que régionalement. Par la suite, en est sorti l’ensemble de la mouvance allemande de la Linkspartei (Parti de gauche). Bien que, dès les années 1990, le nombre des partis affichant des succès lors d’élections nationales fût en hausse, on n’enregistrait qu’une faible évolution du système des partis en place. Les Verts avaient, depuis belle lurette, modéré leurs marques d’opposition au système et, au plus tard à partir de leur entrée dans le gouvernement fédéral rouge-vert, ils avaient fait la paix avec les institutions politiques de la République. Même les mouvances du PDS poussant aux réformes se montrèrent pragmatiques et désireuses de participer au gouvernement après la formation de la première coalition rouge-verte dans l’Est de l’Allemagne. C’est seulement après les élections au Parlement en 2005 et la formation de la grande coalition que le système des partis en Allemagne commença à fléchir. Malgré une politique couronnée de succès durant la crise économique et financière de 2008, les deux grands partis populaires perdirent notablement en assentiment lors des élections de 2009, alors que les petits partis étaient en progression. La coalition noire-jaune (CDU/CSU et FDP – Parti démocrate libéral), formée à la suite de ces élections, se révéla vite une alliance de crise, car les deux partenaires de droite au gouvernement étaient devenus étrangers l’un à l’autre. Ce qui fait qu’en 2013, le FDP manqua même l’entrée au Parlement, alors que les partis de l’Union chrétienne-démocrate parvenaient une dernière fois, lors d’une élection d’exception, à renouer avec leur ancien électorat. Sur l’autre bord, l’issue des élections fut décevante avant tout pour le Parti social-démocrate et les Verts, restés tous deux en deçà de leurs espérances. L’AfD, qui présentait pour la première fois des candidats, échoua de peu sur la barrière des 5 % de voix nécessaires pour entrer au Parlement.
Un nouveau chapitre s’est ouvert dans l’évolution du système des partis avec le résultat des élections législatives de 2017. La domination de l’Union chrétienne-démocrate et du SPD, dans un système où, simultanément, trois partis plus petits se faisaient mutuellement concurrence, tout en étant disposés à devenir partenaires d’une coalition avec les grands partis populaires, prit fin avec la naissance d’un système pluripartite qui rendait la formation du gouvernement de plus en plus compliquée. Cette évolution s’était manifestée bien avant au niveau des Länder. La première coalition noire-verte de 2008 à Hambourg, la « coalition Jamaïque » de courte durée en Sarre (entre démocrates chrétiens, Verts et libéraux), l’entrée du Parti pirate en 2011 dans diverses assemblées régionales : autant de signes d’un déplacement tectonique du système des partis en République fédérale. De surcroît, la marche triomphale de l’AfD, lors de toutes les élections dans les Länder à partir de 2013, renforçait la tendance à de nouvelles alliances et de nouvelles coalitions à trois.
Le plus spectaculaire dans cette évolution, c’est avant tout le déclin électoral du SPD : il se profile non seulement au niveau fédéral, mais aussi de longue date, à quelques exceptions près, à celui des Länder. La courbe du SPD tire partout vers le bas et invite à penser que ce n’est pas seulement dû aux fréquents changements de direction dans le Parti. Pour le sociologue Andreas Reckwitz, la faiblesse des socio-démocrates allemands vient de ce qu’ils sont perçus par leurs électeurs traditionnels, du point de vue socio-politique, plutôt comme des libéraux en matière économique – et ce depuis la réforme du marché du travail au début des années 2000, sous le mandat du chancelier social-démocrate Gerhard Schröder ; mais culturellement, ils apparaissent plutôt libertaires, du fait que, sur leur aile gauche, ils ont repris à leur compte la culture politique des Verts[1]. Ce qui explique l’exode d’une partie de leurs électeurs vers le Parti de gauche Die Linke, et la fuite d’autres électeurs vers l’AfD. En Autriche et en France aussi, les partis populistes ont réussi, grâce à une politique fondée sur la protection sociale et l’hostilité aux étrangers, à s’implanter profondément dans le monde ouvrier. Désormais, les partis sociaux-démocrates ne représentent plus, pour l’essentiel, qu’une partie des ouvriers spécialisés présents dans les syndicats organisés ou les services publics sauvegardés, alors que la mobilisation de larges couches d’électeurs est pratiquement vouée à l’échec. Mais les partis conservateurs aussi ont perdu, dans beaucoup de systèmes européens, leur rôle porteur et prédominant et sont touchés par des processus d’érosion.
Dans ce contexte, le résultat des élections européennes constitue une césure supplémentaire dans l’évolution du système des partis en République fédérale. Les Verts sont sur le point de s’installer comme la seconde force politique et de devenir le véritable rival des partis de l’Union pour la première place. Ils ne sont pas seulement sortis des urnes comme premier parti dans les centres urbains, mais ont aussi clairement progressé dans des régions rurales. Du reste, le déplacement des électeurs en faveur des Verts parle de lui-même : ils ont recueilli 1, 25 million de voix du SPD, 1, 1 million de la CDU, 610 000 sont venues du Parti de gauche et 480 000 de l’AfD. En outre, dans les Länder, les Verts sont représentés dans neuf coalitions différentes, où se retrouvent des combinaisons de couleurs multiples. De fait, il y a longtemps qu’ils ne sont plus un parti du camp de gauche classique. Bien au contraire, ils constituent un nouveau centre, susceptible de se rattacher autant à des milieux chrétiens progressistes et libéraux qu’à des forces sociales-démocrates et de gauche. Alors que l’électorat des partis populaires grisonne de plus en plus, les Verts parviennent à mobiliser des jeunes tout en s’adressant à des couches d’électeurs plus âgés. La véritable surprise des élections européenne a été qu’ils sont devenus le premier parti dans toutes les tranches d’âge de moins de 60 ans. Ils récoltent ainsi les fruits de leur engagement, durant des décennies, en faveur de la protection du climat et, sur ce point, les électeurs considèrent qu’ils sont de loin le parti le plus crédible et le plus compétent.
L’AfD et les Verts incarnent désormais les deux pôles contraires de la société.
L’opposition idéologique entre deux camps (SPD, Verts et Parti de gauche d’un côté, CDU/CSU et Parti libéral de l’autre) s’est aussi déplacée pour former une nouvelle configuration politique. L’AfD et les Verts incarnent désormais les deux pôles contraires de la société. Les Verts représentent la facette ouverte sur le monde, pro-européenne, écologique et sociale ; l’AfD, elle, veut marquer des frontières, elle est sceptique sur l’Europe et dénie le changement climatique. Les Verts marquent des points dans les métropoles de l’Ouest, l’AfD dans les régions de l’Est, qui se sentent désavantagées par rapport à l’Ouest et qui comptent plutôt des villes petites et moyennes ainsi que des territoires ruraux proches de la frontière orientale. Fondamentalement, la situation des partis après l’élection européenne indique que nous retournons à la confrontation entre deux cultures politiques différentes à l’est et à l’ouest de l’Allemagne, une situation qui a déjà existé au milieu des années 1990 et se manifestera encore plus fortement lors des élections régionales à venir dans les régions situées à l’Est. Mais alors que naguère, c’était avant tout le Parti du socialisme démocratique qui tirait les marrons du feu dans l’est du pays, aujourd’hui, c’est l’AfD qui a le vent en poupe, avec des accents xénophobes et nationalistes, dans le paysage politique à l’Est. Quoi qu’il en soit, la compétition entre les partis en République fédérale est entrée dans une phase nouvelle, et le bon vieux temps où l’on créditait le système des partis d’une stabilité sans faille est définitivement derrière nous.
Traduit de l’allemand par Jean-Louis Schlegel
[1] - Andreas Reckwitz, Das Ende der Illusionen. Politik, Ökonomie und Kultur in der -Spätmoderne, Berlin, Suhrkamp, 2019.