Podemos : l'indignation au pouvoir ?
C’est l’histoire d’une douzaine de jeunes militants, pour la plupart universitaires et issus de la gauche anticapitaliste, qui se retrouvent dans une petite salle madrilène un soir de janvier 2014, dépités d’avoir été marginalisés au sein de leurs partis d’origine (IU, le parti communiste espagnol, et Izquierda anticapitalista). À quatre mois des élections européennes, inconnus du grand public et sans fait d’armes significatif, ils décident de prendre la bannière d’un mouvement auquel ils n’ont jamais participé (le 15-M, qui a réuni en 2011 plusieurs millions d’indignés espagnols) mais qui a toujours refusé de se structurer politiquement pour éviter toute récupération, et dont la popularité reste immense. D’opportunisme en travail acharné, en passant par un talent médiatique certain et une ambition sans bornes, les voilà devenus en mai 2014 la principale révélation du scrutin. 8 % des voix et cinq élus envoyés au Parlement européen, et la promesse d’une aventure qui ne fait que commencer. Moins d’un an plus tard, les sondages les placent en tête des intentions de vote pour les élections nationales de 2015.
Comment expliquer un phénomène qui a sidéré les élites politiques espagnoles et suscité un important espoir sur l’ensemble du continent, promettant un renouveau de la gauche et le retour des peuples sur la scène politique ?
Une ascension médiatique
Ayant accès aux télévisions depuis plusieurs années, financés indirectement par les gauches latino-américaines (plus de 4 millions d’euros ont été, officiellement, versés par le gouvernement vénézuélien à leur fondation) mais aussi par le gouvernement iranien1, Pablo Iglesias et ses acolytes ont combiné visibilité et moyens financiers pour phagocyter en quelques semaines les forces politiques issues du 15-M, qui s’était jusqu’alors refusées à jouer le jeu de la société du spectacle et des porteurs de valise. Forts d’un scrutin proportionnel, de la légitimité quasi infinie des indignés et du champ de ruines laissé par les partis politiques traditionnels, ils ont entamé une ascension vertigineuse sous l’œil effaré mais impuissant des piliers historiques des indignés. Inquiets de la dénaturation de leur mobilisation, ils ont laissé Podemos occuper le champ et se préparer aujourd’hui à une prise de pouvoir inédite.
Le leader de cette nouvelle force politique a 36 ans et incarne visuellement une jeunesse sacrifiée dont le destin est au cœur des préoccupations du pays. Docteur en sciences politiques au salaire universitaire misérable, portant queue-de-cheval, chemises sans costume et jeans ceinturés, il a réussi par son image décontractée, son apparence de sérieux et un populisme soigneusement calibré à incarner les aspirations de millions d’Espagnols, las de la corruption endémique de leur classe politique et d’un chômage dépassant les 25 %. Nourri à la révolution bolivarienne dont il porte la parole depuis des années au sein de l’extrême gauche espagnole et profitant du travail de sape d’organisations comme le Partido X – qui a notamment révélé l’attribution de milliers de cartes de crédit aux plafonds illimités aux principaux responsables politiques espagnols –, il s’est présenté avec succès en porte-parole du peuple spolié. Seul à avoir le culot de se dire représentant d’un mouvement protéiforme, et à avoir accès aux principaux médias, il récupère sans mal toutes les initiatives prises ici par les juges d’instruction, là par des organisations citoyennes, leur donnant une importante résonance médiatique pour en apparaître comme le meilleur garant.
Un espoir malgré tout
Qu’importe que le programme de Podemos soit particulièrement flou et fragile et que la rhétorique laisse apparaître un homme pétri de certitudes et aspirant à un pouvoir guère partagé. L’effondrement des forces politiques traditionnelles est tel que le positionnement en dehors du système et l’apparence de nouveauté suffisent à lui donner une position centrale sur l’échiquier. Certes, le mouvement donne plutôt l’impression de vouloir reproduire les expériences bolivariennes – et plutôt Chávez que Morales – que de réinventer la démocratie. Mais ne se réclame-t-il pas du mouvement des indignés, la contestation la plus démocratique et transversale qu’ait jamais connu le continent ? Et n’en sommes-nous pas arrivés à un tel point que l’expérience mériterait d’être tentée ?
Ainsi naviguent Podemos et son leader, Pablo Iglesias. Entre un congrès auquel 112 000 personnes auraient participé – l’inscription ne nécessitant pas de cotisation sur l’internet – et un verrouillage des procédures suffisamment subtil pour que le sacre du leader maximo et son obtention des pleins pouvoirs soient assurés à plus de 80 % des voix. Prêts à rencontrer leur destin pour « rendre le pouvoir au peuple » – non seulement à l’échelle espagnole, mais européenne – en devenant la tête de pont d’un mouvement toujours moins démocratique en Amérique latine. Sans sur-moi ni inhibitions, prêts à tout pour prendre un pouvoir auquel ils ne sont nécessairement pas prêts, les dirigeants de Podemos ne s’embarrassent pas de contradictions dont les seuls bénéficiaires seraient les forces politiques déjà en place. Car ce ne sont même pas douze mois qui se sont écoulés depuis la création du mouvement, qui reste verrouillé par la douzaine de militants qui s’étaient réunis en janvier 2014, et qui manque cruellement de temps et de moyens pour se préparer à ce que beaucoup voient comme une victoire annoncée.
Le mouvement des indignés promettait de changer la politique, Podemos, comme son nom l’indique, se contente de promettre le pouvoir. Gageons que le mouvement ira loin et qu’émergera en Espagne un nouveau pôle politique ancré à gauche, populiste, maladroit et dirigiste, mais dont l’impact sur les forces politiques traditionnelles perdurera de nombreuses décennies. Gageons aussi que, derrière les évidentes limites de ce mouvement, apparaîtra la promesse d’un ébranlement tel qu’il forcera – enfin – à une remise en cause des oligarchies politiques européennes. Alors qu’il y a quelques mois, tous les quotidiens espagnols faisaient leur une de la mort d’un banquier, il est probable que la rupture soit devenue inévitable. Espérons qu’elle sache tenir au moins une partie de ses promesses.
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Pablo Iglesias anime ainsi hebdomadairement une émission sur HispanTV, chaîne hispanophone créée par le régime iranien pour améliorer son image dans le monde. Pablo Iglesias l’explique en disant « qu’il ne sera pas le seul idiot à ne pas faire de la politique quand tout le monde en fait. La politique est comme ça. Les femmes doivent porter le voile sur HispanTV, et ça ne me plaît pas ? J’assume, nous assumons les contradictions. C’est le principe de la politique » (https://www.youtube.com/watch?v=vA5nLsXC-iA).