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Pablo Iglesias, 2014, source wikimedia
Pablo Iglesias, 2014, source wikimedia
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Podemos après la Catalogne

En Catalogne, le duel entre Podemos,  soutien de CatComú Podem,  et Ciudadanos a cette fois tourné à l’avantage du parti d’Albert Rivera. En proie aux dissensions internes et à une image dégradée, le parti saura-t-il se relever sans se dissoudre ?

Les élections du 21 décembre 2017 en Catalogne[1], outre qu’elles ont reconduit au pouvoir les indépendantistes, ont été marquées par le recul de la gauche devant la droite. Même si elle est encore décisive pour donner aux indépendantistes la majorité au Parlament, la Cup (Candidature d’unité populaire) n’a pas bénéficié de ­l’indignation suscitée par les brutales répressions policières le 1er octobre 2017, le jour du référendum, et ses députés sont passés de dix à quatre. Des deux partis formant l’ancienne coalition indépendantiste Junts per si, c’est Junts per Cat («  Ensemble pour la Catalogne  »), malgré sa politique d’austérité, que les électeurs ont (faiblement) préféré à la Gauche républicaine de Catalogne (Erc). Mais le plus surprenant a été le faible résultat de CatComú Podem[2] (7, 46 % des voix et 8 députés) et le triomphe de Ciudadanos (25, 35 % des voix et 36 députés), le parti d’Albert Rivera prenant ici une nette revanche sur le parti violet qui l’avait largement devancé aux élections nationales de décembre 2015 et de juin 2016. Comment expliquer ce mauvais résultat de Podemos ? Pourquoi la position en apparence raisonnable et pacificatrice défendue par Xavier Domènech, opposé à ­l’indépendance, mais favorable à l’organisation d’un véritable référendum, n’a-t-elle pas su convaincre autant que le discours de l’unité nationale tenu par Inés Arrimadas, formellement identique à celui tenu par le Parti populaire, grand perdant de ces élections ?

Les analystes offrent un diagnostic contradictoire. D’un côté, il est reproché à Podemos, dans la lignée des critiques adressées par Mark Lilla à la gauche nord-américaine[3], d’avoir privilégié une approche culturelle et identitaire de la politique, d’avoir donné trop d’importance aux questions de société, plus généralement aux récits et aux symboles, pour construire la nouvelle majorité sociale[4]. Ce faisant, Podemos n’aurait pas su analyser correctement la réalité économique du pays (qui est, rappelle le philosophe et sociologue marxiste César Rendueles, un pays de propriétaires et non de prolétaires[5]), ni surtout démontrer sa capacité à gérer les affaires courantes, avec un programme économique trop peu convaincant et son refus de former un gouvernement avec le Psoe au lendemain des élections nationales de décembre 2015. Mais d’un autre côté, ce serait pour ne pas avoir mesuré l’importance de «  la CT  » (la Cultura de la Transición) et pour avoir annoncé la fin du régime de 1978 que Podemos se serait déconnecté des aspirations identitaires qui ont fait apparaître le drapeau espagnol ou républicain sur les balcons[6].

Quoi qu’il en soit, Podemos n’aurait pas réussi à l’égard de la Catalogne à transformer son projet particulier en intérêt général afin d’obtenir ­« l’hégé­monie », selon la stratégie populiste revendiquée par Íñigo Errejón. Cet échec n’est pourtant pas imputable au choix de la radicalité prônée par Pablo Iglesias, accusé par son ancien numéro deux de cultiver une attitude conflictuelle incompatible avec la recherche d’une position majoritaire. Il semblerait plutôt que, cette fois-ci, le Parti, en condamnant l’usage de l’article 155 de la Constitution par le gouvernement sans apporter pour autant son soutien aux indépendantistes, en proclamant publiquement avec Pablo Iglesias le jour de la Diada Nacional « ¡Visca Catalunya lliure i sobirana! [Vive la Catalogne libre et souveraine !]  » sans exiger pourtant du gouvernement la reconnaissance de la République catalane, ne se soit pas montré assez radical et fasse au contraire preuve de trop de «  trans­versalité  ». En voulant en appeler à tous, le Parti ne prenait-il pas le risque de n’être entendu par personne ? Est-il encore possible d’invoquer le peuple quand celui-ci est divisé ?

Cette position était cependant cohérente avec la redéfinition de la patrie, proposée par les deux dirigeants depuis quelques années, à la fois comme une « communauté solidaire, qui prend soin d’elle-même et de ses membres » et une « patrie plurinationale, une patrie composée de plusieurs nations » unies par une « volonté d’être ensemble », sur la base d’un choix souverain propre[7], la communauté des gens ordinaires qui ont fait, depuis le 15M (le 15 mai 2011), de la demande de dignité le sens commun de ce pays – la nation (dans sa dimension historique et géo­graphique) et le peuple (au sens politique du peuple souverain) étant pris comme des synonymes. L’identification de la nation aux gens ordinaires permet de comprendre que le refus de l’indépendance de la Catalogne recouvre la volonté de réformer l’Espagne : c’est cette dernière et non, comme la Cup le soutenait, la seule Catalogne, qu’il faut «  républicaniser  », en commençant par mettre fin aux politiques d’austérité menées à la fois par le Parti populaire au niveau national et par les partis indépendantistes au pouvoir au niveau régional. Quant au terme de «  peuple  », on le retrouve dans le plaidoyer en faveur d’un véritable référendum. Il demeure que cette idée de patrie, comme le reconnaît d’ailleurs lui-même Íñigo Errejón, implique de nombreuses contradictions. On peut penser alors que le succès de ­Ciudadanos repose non seulement sur le fait d’avoir défendu une consigne radicale – celle d’en finir avec le Procés –, mais aussi de l’avoir associée à une idée simplifiée de la patrie. « J’ai toujours pensé qu’il était mieux d’avoir un projet avec ses caractéristiques propres, un espace qui élargirait le centre, un espace libéral, avec un projet de l’Espagne du futur, que d’être un parti de coalition du gouvernement. Je crois qu’à Ciudadanos nous brisons un mythe: nous démontrons qu’avec un discours de fermeté démocratique et de valeurs constitutionnelles sans complexe, il est possible de gagner beaucoup d’électeurs en Catalogne. Inés Arrimadas est… la personne qui peut former une coalition gouvernementale [8]. » Ce que défend ici Alberto Rivera, dans un style copié de Podemos, c’est la même idée du patriotisme constitutionnel[9], mais réduite à l’idée des droits égaux pour tous et débarrassée du souci de démocratie sociale et, surtout, de la délicate question du droit à l’autodétermination.

La véritable bataille,
qui peut mettre
un coup d’arrêt
aux politiques d’austérité, se jouerait
à l’échelle des villes.

Faut-il conclure du succès de ­Ciudadanos l’échec de l’idée de patrie forgée et diffusée par Podemos ? Cet échec entérinerait ce que, dans un livre récent, l’universitaire et analyste politique Ignacio Sánchez-Cuenca a dégagé comme une faiblesse intrinsèque de la gauche : son incapacité à convaincre et à mobiliser les électeurs malgré – plus exactement : à cause de – l’évidente supériorité de ses idéaux moraux[10]. Mais cette incapacité ne repose-t-elle pas ici sur une difficulté qu’il serait possible de contourner ? Ce qui pose en effet problème dans cette idée de patrie, c’est l’alliance des trois termes. Il y a des raisons de penser que le droit à l’autodétermination ne peut pas s’appliquer à l’objet nation, qu’il est non seulement impossible mais aussi illégitime qu’un peuple décide de ses propres frontières[11]. D’un autre côté, ne pas prendre en compte le peuple pour définir la patrie peut conduire à limiter la portée de l’identification de la nation aux gens ordinaires. Pour Ciudadanos, leur demande de dignité est interprétée comme celle de l’État de droit. Or, comme l’attestent au début de cette année les accords conclus par Ciudadanos avec le PP autour d’un budget de l’État réduisant drastiquement le financement de mesures sociales aussi importantes que la lutte contre la pauvreté des enfants[12], il est possible de proclamer son attachement à l’égalité juridique de tous les Espagnols tout en renforçant leurs inégalités sur un plan économique et social. Inversement, on peut se demander si une politique économique et sociale qui répond réellement à la demande de dignité est envisageable sans la participation politique de ceux qui la formulent.

Dès lors, la bataille perdue de la ­Catalogne n’en était peut-être pas une pour Podemos. La véritable bataille, celle qui peut mettre un coup d’arrêt aux politiques d’austérité et à leur logique néolibérale, ne se jouerait pas à l’échelle physique ou symbolique de la nation, mais à celle des villes. Ce serait celle que livrent déjà Ada Colau à Barcelone et Manuela Carmena à Madrid, deux maires femmes issues de la société civile et portées au pouvoir par des plateformes citoyennes ­(Barcelona en Comú, Ahora Madrid) fortement marquées par le mouvement des indignés. Depuis environ trois ans, entourées de leurs équipes, elles ont prouvé qu’une politique de gauche ambitieuse, soucieuse d’articuler les mesures de justice sociale[13] à des mécanismes de participation politique[14], n’était pas incompatible avec une bonne gestion des affaires courantes et surtout des comptes publics[15]. Par ailleurs, cette commune bataille a permis de tisser entre les deux villes des liens de solidarité[16] démentant le scénario de guerre entre la Catalogne et l’Espagne entretenu à la fois par les partisans de l’indépendance et par ses opposants.

Cette autre bataille représente cependant pour Podemos le défi de renoncer à sa logique verticale et à son style martial[17] pour faire davantage siennes les valeurs féministes incarnées par ces deux femmes maires et revendiquées par des millions de femmes espagnoles la journée du 8 mars. Le Parti peut-il relever ce défi sans se dissoudre ?

 

 

[1] - Programmées par l’ex-Premier ministre Mariano Rajoy lors de l’application en octobre 2017 de l’article 155 de la Constitution espagnole suspendant le statut d’autonomie de la Catalogne après le référendum – illégal du point de vue du gouvernement espagnol – du 1er octobre 2017.

 

[2] - Identifié comme le parti des communs, il est le fruit de la coalition entre Catalunya en Comú, le parti de la maire de Barcelone, et En Comú Podem mené par Xavier Domènech qui en assumera aussi la direction. Bien que le Parti ne soit pas officiellement rattaché à Podemos – à la différence de Podem Catalunya, favorable à l’indépendance –, son positionnement sur cette question a reçu l’appui de la direction nationale du Parti.

 

[3] - Voir Mark Lilla, La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes, à paraître chez Stock en 2018.

 

[4] - Voir par exemple Esteban Hernández, « Adiós Pablo, adiós Íñigo, adiós Podemos », blogs.elconfidencial.com, 29 septembre 2017 ; Victore Lenore, « El año en que la derecha le dio una paliza a la izquierda en ensayo político », www.elconfidencial.com, 7 janvier 2018.

 

[5] - « Deberíamos recordar que todo esto empezó con una crisis de acumulación capitalista », entretien mené par Andrés Carretero, ctxt, n140, 29 octobre 2017.

 

[6] - Javier Franzé, « El declive de Podemos », ctxt, n154, 31 janvier 2018.

 

[7] - Voir l’entretien avec Íñigo Errejón, «  Macron est un caudillo néolibéral  », lvsl.fr, 16 août 2017.

 

[8] - Entretien avec Albert Rivera, « Cataluña debe recuperar la ley, la convivencia y la verdad »,
www.elmundo.es, 12 novembre 2017.

 

[9] - Voir Carlos Fernández Liria, « Patriotismo constitucional frente a la revolución neoliberal », www.rebelion.org, 5 septembre 2016.

 

[10] - Ignacio Sánchez-Cuenca, La superioridad moral de la izquierda, préface d’Íñigo Errejón, Madrid, Lengua de Trapo, coll. «  Contextos  », 2018.

 

[11] - Voir sur ce point l’entrée «  Frontières  » d’Astrid von Busekist dans «  Le clos et l’ouvert. Abécédaire critique coordonné par Camille Riquier et Frédéric Worms  », Esprit, juin 2018.

 

[12] - Voir Óscar García, « Gobierno y Ciudadanos reeditan a la baja las cifras presupuestarias que permitieron la investidura de Rajoy en 2016 », cadenaser.com, 2 avril 2018. Selon un rapport de l’Unicef pour l’année 2016, 40 % des enfants espagnols vivraient sous le seuil de la pauvreté.

 

[13] - On peut donner comme exemples leur politique du logement visant à augmenter la part de logement social et à réglementer les locations touristiques, leur politique de mobilité pour une meilleure qualité de l’air, la politique de remunicipalisation de l’eau à Barcelone et, de manière générale, l’augmentation générale des dépenses sociales dans leur budget.

 

[14] - Dans les deux villes, les portails informatiques Decide Madrid ou Decidim Barcelona permettent aux habitants de prendre directement des décisions à travers le vote électronique sur des questions aussi diverses que la rénovation d’une place publique, la mobilité dans telle rue, le règlement en matière d’égalité des sexes pour la mairie ou la tenue d’une consultation citoyenne.

 

[15] - Manuela Carmena a réduit la dette de la ville de Madrid de 40 % en deux ans et demi : - « Carmena reduce en un 40 % la deuda de Madrid que heredó de Botella y Gallardón », www.publico.es, 30 mars 2018.

 

[16] - Voir Bernardo Gutiérrez, Pasado mañana. Viaje a la España del cambio, Barcelona, Arpa, 2017.

 

[17] - Voir les remarques de Germán Cano dans son ouvrage avec Jorge Alemán, Del desencanto al populismo. Encrucijada de una época, Barcelona, Ned Ediciones, coll. «  Huellas y señales  », 2017.

 

Hedwig Marzolf

Agrégée et docteur en philosophie, Hedwig Marzolf est professeur de philosophie au lycée français de Madrid. Elle est l’auteure de Libéralisme et religion (Cerf, 2013).

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