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Le spectre d'Assange

janvier 2015

#Divers

Julian Assange vit en exil, enfermé dans un appartement londonien. Qui est cet homme que tous recherchent, trouble et troublant ? Le fondateur de WikiLeaks prône un internet libre, contre les secrets des États et des entreprises, un réseau citoyen que chacun pourrait s’approprier. Utopie naïve ou dangereux projet ? Portrait d’un homme à la fois recherché et assigné à résidence.

Un spectre occupe le cœur de Londres. À quelques encablures de Harrod’s, le grand magasin où princes et oligarques pouvaient encore récemment se fournir en crocodiles, il se murmure que certains l’auraient aperçu. Derrière de fins rideaux blancs, sans jamais se découvrir tout à fait, il serait apparu, observant le carrefour sur lequel donne sa chambre, adressant un léger geste de la main aux manifestants venus le soutenir, ou encore immobile, le regard perdu sur des immeubles qu’il a déjà observés mille fois. On le dit blême, vêtu de clair, peu prompt au sourire. Lugubre. Sous une fine pluie d’hiver, entre limousines et voitures de police, quelques badauds de passage, appareil photo à la main, prennent un souvenir face au lieu de ces apparitions, dans l’espoir de l’apercevoir.

Une vie sous surveillance

Celui dont ils quêtent un signe n’est pas tout à fait mort. Son inanition, son invisibilité ont été organisées pour que son élimination physique ne soit pas nécessaire. Poursuivi depuis plus de quatre ans par la plus grande puissance de l’histoire moderne, les États-Unis d’Amérique, il fait l’objet d’une traque quotidienne coordonnée par le Pentagone. Là-bas, à Washington, deux cent cinquante personnes travaillent quotidiennement à sa neutralisation. À Londres, le gouvernement a déjà dépensé six millions de livres sterling pour assurer sa surveillance physique. Entourant sa chambre, des dispositifs électroniques installés par les services de renseignement du monde entier récoltent la moindre de ses communications. Derrière l’une des fenêtres qui lui font face, un homme fait le guet, les yeux fixés sur une caméra infrarouge. À l’entrée de l’appartement qui l’accueille, un Bobby surveille chaque allée et venue, l’air bonhomme. Dans la rue, des voitures aux vitres teintées stationnent de façon permanente, emplies de policiers prêts à jaillir en cas de faux pas. Partout, des centaines de personnes entourent cet étrange personnage, traquant une présence qu’on a voulu rendre invisible et impalpable. Désincarnée. Ce n’est pas le moindre des paradoxes.

Julian Paul Assange est un citoyen australien âgé de quarante-trois ans privé de passeport, d’assistance consulaire et de liberté de mouvement. Il n’est ni tout à fait mort ni tout à fait vivant. Son purgatoire, il a décidé de le passer au cœur de la capitale de la finance. À quelques encablures du symbole d’une mondialisation déréglée dont il est devenu l’un des principaux antihéros.

Depuis le 19 juin 2012, suite à une série d’inculpations en Suède, son espace vital s’est réduit aux trente mètres carrés protégés par l’immunité diplomatique que lui a accordée la République d’Équateur. Loin des fastes des puissances occidentales, il n’y avait déjà là qu’une modeste proposition?: le partage d’un appartement loué au sein d’un immeuble privé, peu lumineux et aux allées étroites, auquel on accède après avoir traversé un petit hall, immédiatement à gauche. Julian Assange n’a le droit, au sein de ce lieu, de circuler qu’entre trois petits espaces. Un balcon où il n’ose plus sortir depuis longtemps, du fait de menaces réitérées, et qui se partage entre la rue du Harrod’s et une ruelle sombre. Une chambre victorienne à laquelle appartient ce balcon, dotée de grandes fenêtres blanches, à l’angle de ce rez-de-chaussée à la façade en briques rouges. Une dernière chambre, plus discrète, au fond de l’appartement, où il a passé les premiers mois de sa détention. Un endroit où, pensait-il, la confidentialité de ses activités serait préservée et qui ne donnait pas directement sur l’entrée. Mais où, faute de fenêtres, le manque de soleil a fini par se faire sentir.

Quand il nous reçoit la première fois, peu après midi, ce jour d’hiver, Julian Assange est donc installé dans la première chambre. Malgré l’heure, la fatigue semble imbiber le lieu. On y trouve des ordinateurs démembrés, un téléphone cryptographique, quelques rares décorations et une bibliothèque emplie d’ouvrages en différentes langues. Il prend place sur un siège de cuir couleur sang, le même dont il se saisit à chaque visite depuis six cent cinquante jours. Il y prend place comme les hommes s’effondrent parfois, sans se montrer vaincu, dans un relâchement soudain, semblant enfin profiter d’une respiration longtemps attendue. Il nous propose un gin. S’en sert un. S’affale à nouveau, relève le regard, nous fixe, et se tait.

L’homme, après une courte période où tous l’ont porté aux nues, est devenu polémique. Trouble. Inquiétant. Il y a d’abord eu les accusations classiques?: menace à la sécurité intérieure, mise en danger d’individus, trahison. Aucune ne s’est concrétisée, et son aura n’a pas faibli. Ses idées continuaient à trouver un écho favorable, presque unanime. Quelques-uns renâclaient, en général ceux que l’on appelle des hommes d’État. Hubert Védrine en France, notamment. Influents, hommes de pouvoir et d’argent, ils ont été les premiers instruments d’une vaste stratégie de décrédibilisation. Dès 2010, occupant l’espace médiatique, ils se sont élevés contre la dictature de la transparence prônée par cet illuminé, dénonçant les prémisses d’un totalitarisme rampant. Un bon sens apparent dont ils furent vite dépouillés. Les régimes totalitaires furent ceux qui pratiquèrent le plus intensément le culte du secret d’État, imposant au contraire à leurs citoyens une transparence absolue sur leur vie publique comme privée. Que WikiLeaks, et plus tard Edward Snowden, soient par nature, dans leur combat même, antitotalitaires, en renversant ce paradigme, ils n’y avaient pas pensé. Que face à la surveillance de masse, à la dictature de la transparence imposée aux individus par les réseaux sociaux et les géants du web, ces militants se soient érigés comme de faibles mais tenaces remparts, ils ont dû finir par l’admettre, un peu plus tard, suite aux révélations d’un autre spectre.

De ces hommes-là, Julian Assange parle peu. Sa conception du monde les réduit à des agents d’une entreprise qui les dépasse, dont ils n’ont peut-être pas même conscience. Sa lutte s’est progressivement construite, affinée, après des années de travail et de découvertes de l’intérieur d’un nouvel espace politique, l’internet. Dès le départ, un certain nombre de penseurs qui l’ont inspiré, comme John Perry Barlow1, avaient décelé les potentialités démocratiques de cet outil, mais aussi les dangers qu’il présentait. Craignant sa monopolisation par les États et les grandes entreprises, ils appelaient à une mobilisation citoyenne afin d’en préserver l’indépendance. Assange, en brillant technicien, aurait pu choisir de faire fortune. Comme nombre de ses acolytes – représentés en France par la Quadrature du net ou l’April –, il a choisi un autre chemin. Après quelques années de jeunesse passées à se former sur son ordinateur, lors desquelles il est condamné pour avoir volé des mots de passe du Pentagone, il décide de se mettre au service des idées énoncées par ses aînés. Au milieu des années 1990, il crée un système cryptographique destiné à protéger dissidents et défenseurs des droits de l’homme à travers le monde. Dès le départ, son engagement tient en peu de mots?: s’assurer que les individus aient les moyens de résister à l’oppression dont sont potentiellement porteurs les États et les intérêts privés. Dit autrement, Julian Assange considère que l’internet est un outil au potentiel démocratique et émancipateur immense – et entend qu’il serve comme tel. Toute son action et ses talents techniques seront mis au service de cette ambition, dont WikiLeaks n’a été qu’une concrétisation tardive. L’État ne trouve pas sa place dans cette réflexion.

Malgré une curiosité initiale pour le personnage, qui amènera notamment le Pdg de Google à s’entretenir plusieurs heures avec lui, les centres de pouvoir ne partagent évidemment pas la même ambition. Le chiffre d’affaires des grandes entreprises qui ont progressivement imposé un modèle centralisé à l’internet – de Google à Facebook en passant par Amazon – repose sur leur connaissance des moindres détails de la vie des internautes et sur leur monétisation. Les déclarations de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, et de différents responsables de Google sur la fin de la vie privée – loin d’avoir le moindre fondement philosophique ou idéologique – n’ont d’impératif que marchand?: c’est là la condition de leur réussite économique. Lorsque Julian Assange parle de ces conglomérats, ce n’est pas pour effectuer ce constat, qui relève pour lui de l’évidence. C’est pour établir un plan de bataille afin d’émanciper l’homo numericus et d’empêcher la conjonction de ces mastodontes avec les appareils étatiques. Car plus grande sera la concentration des consommateurs sur un faible nombre de sites internet, plus grande sera la centralisation du réseau, et plus facile sera la surveillance des individus. La soudaine censure par tous les moyens de paiement en ligne du site de WikiLeaks n’a fait qu’illustrer cette concomitance d’intérêts, bien avant qu’Edward Snowden n’en révèle l’ampleur.

L’afflux soudain de bitcoins qui a suivi la tentative de censure économique de WikiLeaks a dans la foulée montré que l’asymétrie de pouvoir entre États et citoyens n’en restait pas moins renversable dans le cyberespace. Ces milliers de petits bouts de code – qui, en 2011, n’avaient qu’une valeur marginale et symbolique et n’étaient connus et défendus que par quelques-uns, dont Assange lui-même – valent aujourd’hui des millions, et ont été précieusement conservés par l’organisation. Fabriqués par les utilisateurs eux-mêmes, ils ont permis à WikiLeaks de survivre à un blocus qui se serait avéré fatal pour n’importe quelle autre organisation. Pour Assange, il ne s’agit là que d’un signe parmi d’autres du bouleversement majeur qui menace le pouvoir politique et dont il n’est qu’un précurseur.

Les affaires d’État ont ceci de particulier que les luttes qu’elles entraînent admettent tous les moyens. Le débat de fond perdu, les États-Unis et leurs alliés se sont donc concentrés sur le corps. Du combat d’idées, à la question des personnes. Les attaques se sont focalisées sur cet être étrange, postmoderne, inquiétant. Il ne s’agissait plus de WikiLeaks, mais de cet homme, Julian Assange, devenu subitement incarnation d’un mal diffus, au passé trouble et aux failles psychologiques béantes. Trop blond pour être sincère, trop blanc pour être honnête, le corps est devenu la cible. De perquisitions en vols de bagages en passant par des bracelets électroniques et cet exil intérieur au sein d’une ambassade, tout a été fait pour le neutraliser. Les révélations sur son passé se sont succédé, sans la moindre nuance. Était-il père de famille?? Il avait eu son enfant trop jeune. Avait-il compensé un passé difficile par un engagement au service d’un idéal?? C’était la preuve qu’il ne pouvait qu’avoir tort. Ce corps si suspect, Julian Assange le maintient aujourd’hui comme il peut avec une séance de boxe quotidienne. Il doit pour cela déplacer le sofa sur lequel s’installent habituellement ses visiteurs, ainsi que sa chaise et la table basse sur laquelle il a posé son gin. Il nous propose de rester. Mais une certaine claustrophobie gagne déjà. Difficile de ne pas le dire?: dans cette chambre occupée de façon permanente depuis si longtemps, l’espace manque, l’air que les fenêtres entrouvertes laissent péniblement passer aussi. Quelques minutes auparavant, Assange, croyant déceler un malaise chez ses visiteurs, s’était soudain levé, s’excusant doucement, glissant sur ses chaussettes avec dextérité pour laisser passer le vent d’hiver. Il regrettait de ne plus s’en rendre compte. Nous n’étions là que depuis trois heures.

La liberté du net, à tout prix??

La cible était a priori facile. On ne met pas, seul, sa vie en danger au nom d’un idéal sans avoir des fragilités. Alors que s’approchait la publication des télégrammes diplomatiques américains, préalablement annoncée comme la plus grande fuite d’informations confidentielles de l’histoire, la parole des pouvoirs a subitement changé d’objet. Le débat public a été déplacé. On a fouillé le passé. L’arrogance, le déracinement, l’étrangeté ont trouvé des explications psychologisantes idéales. La corruption, sans être directement avancée, a été insinuée. Tout devait être fait pour éviter que les citoyens s’identifient à celui qui ne deviendrait réellement dangereux que s’il apparaissait comme un précurseur. Peu après la publication des télégrammes diplomatiques américains, la Suède a subitement demandé l’extradition de Julian Assange. Deux femmes s’étaient plaintes quelques mois auparavant qu’il ait refusé de porter des préservatifs lors de leurs relations sexuelles. Elles avaient immédiatement précisé que ces rapports avaient été consentis, et qu’elles ne souhaitaient pas le poursuivre. Trop tard. L’occasion était trop belle. La machine était lancée. Ce qui n’était qu’une demande d’information devint, à la demande de la police, une enquête judiciaire. Les procureurs, qui avaient dans un premier temps rejeté les charges, revinrent sur leur décision. Aucune accusation formelle n’a depuis été émise par la justice suédoise. Dans l’espace européen, cela n’est plus nécessaire. Si Julian Assange tente de revenir dans le monde physique, de redevenir un corps en faisant un pas dans la rue, il sera immédiatement arrêté et extradé. On a pensé que cela suffirait à le neutraliser. Puis Edward Snowden est arrivé.

L’économie de sa parole ressemble tout d’abord à une méfiance. Le regard scrute, trouble par sa permanence. Ce jour-là, Julian Assange ne joue pourtant aucun rôle. Pour une fois, il a face à lui des amis, qui lui ont apporté du fromage et du vin, des musiques et des films, et à qui il montre les correspondances les plus étranges qu’il ait reçues. D’une petite boîte à chaussures, il extrait progressivement des dessins paranoïaques, des déclarations enflammées. Des dents, des cheveux. Il rit doucement, et de ce rire et d’autres petits gestes nous déduisons progressivement que ce qui semblait être volonté de contrôle et arrogance ressemble surtout à de la timidité. Avec des gestes mesurés, presque effacés, il tire de sa boîte à miracles les rares sources d’amusement matériel auxquelles il a accès depuis trois ans. Il aime particulièrement cette déclaration d’amour faite conjointement à Keanu Reeves, dont il serait le jumeau et l’amant secret, et avec qui la femme qui lui a écrit souhaiterait vivre une histoire à trois. Mais il a peur d’ennuyer, et il arrête bientôt, avec quelques regrets, inquiet de la suite. Déconnecté du monde réel depuis trois ans, enfermé depuis plus d’un an, il reçoit ses amis, gêné de n’avoir pas grand-chose à leur raconter. Sa vie a été dévorée par cet activisme qu’il a choisi. Il veut pourtant les garder, passer un peu plus de ce temps compté avec eux, loin de son engagement, partager des paroles futiles. On n’imagine pas la valeur de la futilité. Alors, presque en s’excusant, il sort quand même une dernière lettre de sa boîte, ce maigre reste d’un monde matériel dont il ne perçoit plus le mouvement que virtuellement, par écrans interposés. Il le fait pour divertir ses invités. Pour partager avec eux ce petit reste d’humanité, ces rares et étranges interactions qu’on a laissé filtrer. Pour ne pas se laisser entièrement absorber.

Du jour au lendemain, celui qui était un hacker et un programmateur inconnu du grand public s’est retrouvé devant les projecteurs du monde entier. Seul face à des appareils étatiques hypertrophiés, il a dû se construire en quelques heures un personnage, apprendre sur le tas à communiquer, répondre calmement aux menaces de mort qui peuplaient certains médias. Régulièrement trahi – un de ses plus proches collaborateurs a récemment admis avoir été une taupe de la Cia –, sans moyens financiers suffisants, il a commencé une partie de cache-cache dont il ne pouvait sortir, en tant qu’individu, que perdant. Les maigres ressources qu’il tirait de donations ont été brutalement coupées suite au blocus financier organisé par le département d’État américain. Ses bagages, ses ordinateurs, ses téléphones, ceux de ses collaborateurs, de ses avocats, de ses amis, ont commencé à disparaître subitement dans les aéroports, quand ils n’étaient pas simplement confisqués lors de contrôles de douanes interminables. Ses sources ont été arrêtées, ses sites attaqués. Sa vie menacée. Puis sont venues les accusations de viol. Les tensions qui en ont découlé et son isolement progressif ont été instrumentalisés. N’était-ce pas la preuve qu’il s’agissait là d’un être paranoïaque et complotiste??

Mais alors qu’il semblait immobilisé, réduit à une virtualisation qui l’effacerait progressivement, il a continué à jouer. Au nez et à la barbe de ses surveillants, c’est de l’ambassade équatorienne qu’a été coordonnée la fuite d’un certain Edward James Snowden. Trois ans après le scandale du Cablegate, la clef de voûte du dispositif de renseignement américain était exposée. Par celui-là même que tous pensaient contrôler. Quand Jérémie Zimmermann, l’un de ses proches et fondateur de la Quadrature du net, en parle, son regard s’allume?: « ?Nous étions là, quelques-uns, pour fêter l’anniversaire de sa première année de détention. Mais il semblait absent. J’ai cru au départ qu’il faisait une dépression. Il ne nous disait rien. C’est le lendemain que j’ai compris.? »

Les hommes d’État avaient fini par croire à leur propre fable. À celle d’un corps isolé, déviant, dont la neutralisation suffirait à étouffer la capacité de nuisance. Pourtant, il aurait suffi de regarder la liste de ses visiteurs pour comprendre qu’il en allait autrement. Au-delà de la communauté des hackers, Julian Assange est devenu une sorte d’icône pour toute une série de mouvements protestataires issus de la société civile. Le mouvement des Indignés en Espagne, WikiLeaks, les mobilisations contre Hadopi et Acta, Anonymous, Edward Snowden, le bitcoin, des juges stars comme Baltasar Garzón, toute cette constellation non violente, qui combine ancrage politique, compétences techniques, expertise et militantisme, si elle ne se cristallise pas encore, est dotée d’un grand potentiel de déstabilisation.

Le regard clair, ne cessant de pratiquer l’autodérision, ayant eu le temps d’intégrer les milliers de documents des principales chancelleries et sociétés privées occidentales qu’il a lui-même révélés, Assange sait trop bien que la constellation qui l’entoure lui donne la force suffisante pour continuer. Il ne se voit que comme le symptôme d’un basculement plus global, au chemin étroit mais solidement balisé. Loin de se sentir isolé, il semble convaincu, comme si cela ne le concernait pas, de la place que l’histoire réservera à ses combats. Le courage que d’aucuns lui ont inspiré est aujourd’hui transmis par son propre exemple. Il sait aussi que les grandes figures historiques construites par des machines de propagande soigneusement huilées appartiennent au passé. Il accepte sans rechigner d’apparaître avec ses défauts et ses insuffisances, tournant dans des vidéos complètement loufoques ou acceptant d’ouvrir un concert de Mia par webcam interposée. Sans renoncer à lutter contre la disproportion avec laquelle ils sont, selon lui, perçus, il joue sur les reproches qui lui sont faits, entrant de plain-pied dans cette société de consommation à laquelle il était jusque-là si extérieur. Entre deux verres, déjà tard le soir, il fait semblant d’admettre?: « ?Nous sommes de grands paranoïaques? », tout en continuant à faire confiance à des quasi-inconnus qu’il a accepté de recevoir et à rire de l’incompétence des services de renseignement qui l’écoutent en ce moment même.

Virtuel et réel

Il semble surtout avoir eu la force qu’ont eue tous les dissidents, c’est-à-dire comprendre au bon moment que l’Histoire ne se ferait plus dans ce que tous ses contemporains continuaient à appeler encore les lieux de pouvoir. Autour de lui se forment des groupes aussi hétéroclites que fortement reliés et dont la caractéristique commune est de penser au-delà des structures politiques actuelles. Ses erreurs n’en ont pas moins été nombreuses, et c’est par l’internet même qu’elles ont pris une dimension nouvelle, atteignant, de façon irréparable pour certains, son image. Il en parle sans s’en offusquer, sans non plus les dramatiser. La création du parti WikiLeaks en Australie, dont il a très rapidement perdu le contrôle, en fait partie. Celui-ci a passé des alliances locales avec l’extrême droite. Il hésite aujourd’hui à le dissoudre ou à en laisser la gestion à un tiers. Ce n’est pas tout. Il y a aussi eu, au moment le plus intense du blocage financier, son association avec Russia Today, où il s’est cependant produit avec une liberté de ton reconnue. Plus récemment, la visite de son père en Syrie, où Bachar Al-Assad l’a « ?invité? » à le rencontrer, a été largement commentée. Ce dernier épisode, plus douloureux et dont il s’est immédiatement démarqué, a suscité des interrogations, jusque auprès de certains de ses plus fidèles. Serait-il, comme l’insinuent certains responsables américains, au service du régime russe, aveuglé par un anti-impérialisme qui en a emporté tant?? Lui balaye. « ?Les théories complotistes habituelles…? » Son parcours, ses prises de position auprès de dissidents du monde entier nous convainquent.

On le sent alors très conscient des limites de son entreprise, comme de sa capacité à contrôler une machine avec laquelle il n’a que peu de contacts physiques. Plutôt que d’avancer en retour ses états de service, il revient aux raisons de son engagement. La vision d’ensemble qu’il porte est en rupture radicale avec celle des élites contemporaines. Là où beaucoup voient dans l’asile trouvé en Russie par Snowden une source d’interrogations, Assange, comme beaucoup de ses compagnons, ne voit qu’une instrumentalisation à leur profit de luttes entre des États dont les différences de nature sont beaucoup moins importantes qu’au premier abord. Au cynisme de la raison d’État répond leur opportunisme, appuyé sur une conviction profonde?: l’espace politique dans lequel ils se meuvent n’a que faire de ces distinctions artificielles, et ils s’attaqueront sans fard à l’un comme à l’autre dès lors qu’ils ne respectent pas les libertés fondamentales. Lui, lors du premier anniversaire de sa détention, n’a pas oublié de mentionner les Pussy Riot, tandis que le comité de surveillance de WikiLeaks est empli de dissidents chinois. Dans le cyberespace, les frontières n’ont pas de sens. Les bits circulent selon des calculs d’opportunité permanents leur permettant de trouver les chemins les plus courts et les moins encombrés – sans interroger la nature de ces chemins. Penser qu’Assange ou Snowden pourraient être achetés parce qu’ils calquent leur comportement sur celui de leur technologie serait une erreur.

Penser qu’ils pourront se jouer à jamais des limites du monde physique en est une autre, dont on peine à savoir dans quelle mesure ils ont conscience. Récemment, au Sxsw, grande Mecque du monde de l’informatique mais aussi de la musique, Assange a tenu à montrer à quel point les corps n’étaient plus une contrainte. L’absence de contact physique, d’interactions, de mouvements, pour un homme qui depuis sa naissance n’avait jamais passé plus d’un an dans la même ville, commence pourtant à peser. Contrairement à Snowden, qui dispose d’une ample liberté de mouvements dans son pays d’accueil, Assange ne sait combien de temps il restera isolé du monde extérieur. Les conditions de sa détention, confiné vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans un même espace, sont en un sens plus éprouvantes que celles des prisons traditionnelles. Les espoirs placés dans les procédures judiciaires sont réduits, malgré l’implication de certains des avocats les plus reconnus en sa faveur. L’option politique reste à terme la plus crédible. Il faudra pour cela que se joignent ces mouvements divers qui ne cessent de communiquer mais qui n’ont jusqu’ici jamais fait front commun.

Certains y travaillent, sous le radar aveuglé des appareils étatiques. Encore aujourd’hui, la technologie a offert un pas d’avance à ces précurseurs. Mais rien n’indique que cela durera longtemps. Snowden a permis de mettre à jour l’ensemble des techniques de renseignement virtuel, et par là même a laissé ouverte la possibilité de révolutions à venir. En offrant à tous la possibilité de savoir ce qui était su, il leur a laissé le choix. Il faudra des années aux services de renseignement pour inventer des techniques jusqu’ici non répertoriées et tromper à nouveau ceux-là mêmes qui jusqu’ici s’en croyaient protégés. Mais cela ne suffit pas, et de la possibilité technologique à l’engagement politique, un pas reste à faire pour la grande majorité de la population. En attendant, Assange comme d’autres ont ajusté leurs protocoles de communication. « ?Bientôt, nous serons à nouveau en mesure d’organiser des fuites de documents protégés, sans mettre en danger nos sources.? » Bientôt, de nouveaux secrets d’État seront exposés, faisant trembler un peu plus un monopole sur le politique qui avait mis si longtemps à être acquis. Face aux multinationales et aux organisations terroristes, Julian Assange et ses acolytes mènent une course de vitesse. Être les premiers à dessiner un monde postétatique, en offrant aux citoyens les outils pour se protéger des velléités néoféodales et théocratiques des uns et des autres. Alors que les biens communs se dissolvent et que les États se montrent de moins en moins capables de les défendre, créer de nouvelles formes d’organisation horizontales permettant d’assurer la préservation des droits fondamentaux des individus, quel que soit l’avenir de la polis. Le pari est osé, et en même temps cohérent?: provoquer, par révélations successives, une prise de conscience des masses et un désir d’émancipation, qui passera par la prise de contrôle des individus de leurs outils de communication et par la généralisation de l’open source, aux dépens de l’infantilisation actuelle promue par les grandes corporations.

Loin d’échafauder des plans visant à renverser l’ordre mondial, derrière des rideaux blancs qui ne le cachent de personne, Julian Assange se plaint de ne pas avoir d’écouteurs. Faute de pouvoir s’en acheter, il aurait rêvé qu’on lui en apporte. Cela n’aurait rien changé. Au seuil de sa porte, un gardien fouille minutieusement chacun de ses visiteurs et saisit tous leurs dispositifs électroniques. Les contrôles ont été durcis depuis que l’ambassadeur a changé. Pour l’instant, l’Équateur tient encore, mais l’affaire Snowden a renforcé la pression. Personne ne sait combien de temps cela durera. Face à face, le pouvoir tente d’étouffer son thuriféraire, de l’effacer par le passage du temps. Il lui donne ainsi la possibilité de continuer à agir, de continuer à donner l’exemple. Pour certains, c’est la seule façon de contrôler les dérives d’un illuminé. Pour d’autres, de permettre la poursuite d’un combat pour une émancipation collective, à l’ampleur seulement comparable au mouvement pour l’émancipation individuelle né des lumières. L’Histoire tranchera. Avec ou sans Assange.

  • *.

    Docteur en droit de l’École normale supérieure (Ulm), il publie en février 2015 l’Ordre et le monde. Critique de la Cour pénale internationale (Paris, Fayard, coll. « ?Ouvertures? »).

  • 1.

    Ancien parolier des Grateful Dead, John Perry Barlow a publié en 1996 la Déclaration d’indépendance du cyberespace. La traduction française est disponible sur http://editions-hache.com/essais/barlow/barlow2.html