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Savez-vous planter les clous ? Les Histoires courtes

Dans un atelier, un homme raconte les souvenirs de son enfance auprès d’un grand-père tapissier qui lui donnait une planche pour y enfoncer quelques clous. En voix off, pendant qu’il évoque comment il observait le travail minutieux de l’artisan, de magnifiques photos en noir et blanc alternent des plans de lui adulte et des gros plans de clous, de crins, de fauteuil éventré. Le narrateur termine en constatant que s’est ainsi effectuée une transmission silencieuse : « C’est au milieu des clous que je suis devenu scientifique des matériaux, ingénieur et professeur. » C’est ainsi qu’Yves Brechet, haut-commissaire au Commissariat à l’énergie atomique (Cea), se confiait devant l’objectif et le micro de Jean-François Dars et Anne Papillault.

Savez-vous planter les clous? est l’une des cent Histoires courtes consacrées à des chercheurs, pour la plupart en sciences «  dures  » (et plus rarement spécialisés en sciences humaines), en général des hommes puisque dans ces domaines – physique, biologie, mathématiques… – les femmes sont trop rares.

Le principe est simple : en trois, quatre minutes maximum, un chercheur parle de ses travaux. Les Dars-Papillault font un montage des photos prises pendant les moments de vie partagés avec celui/celle qui en devient un personnage. Les images fixes en noir et blanc défilent sous cette voix, comme dans La Jetée de Chris Marker. Non, « plutôt comme dans les ciné-tracts », précise Anne Papillault. Il faut dire que dans les années 1960 et après d’ailleurs, les Dars-Papillault ont eu l’occasion de croiser la route de Marker, en particulier autour des ciné-tracts qui s’inspiraient de La Jetée. Pour des raisons autant économiques que militantes, ces courts films de propagande ont fleuri autour de 1968 : le procédé percutant permettait ­d’affirmer des points de vue forts en très peu de temps et avec l’effet que leur conférait un montage serré.

Les Dars/Papillault repartent de cette forme courte mais ils l’adoucissent d’autant plus qu’ils ne cherchent pas à prouver quoi que ce soit ; ils travaillent plutôt à donner l’occasion à ces non-communicants que sont souvent les grands scientifiques de parler de leurs travaux en toute confiance. Du coup, la méthode documentaire classique se trouve convoquée. Les deux curieux suivent leur savant dans sa vie de tous les jours et, comme mathématiciens et physiciens ont un besoin compulsif d’accompagner leur parole d’équations, de schémas, souvent ils sont photographiés devant un tableau. Parfois, un très gros plan transforme la formule que le non-spécialiste ne comprend pas en une figure très belle qui en devient abstraite tant le plan est serré. C’est ce qui arrive après que Pierre Binetruy, l’un des promoteurs du projet Lisa de l’agence spatiale européenne qui doit lancer trois satellites interférométriques destinés à la détection des ondes gravitationnelles, a écrit l’expression «  trou noir  » sur son tableau blanc. On voit alors sur l’écran de son ordinateur une photo de trou noir qui, à être isolée, en devient graphique. Après avoir établi l’importance de l’aspect spatio-temporel de l’horizon pour les astrophysiciens, le chercheur nous conduit par son récit au bord d’un trou noir, « de l’autre côté: l’inconnu dont on ne peut revenir ». En trois minutes, il établit ainsi un lien fort entre la notion d’horizon et la mécanique quantique : cette frontière entre le connu et l’inconnu « limite notre univers observable au sein d’un univers infini. » Et d’ajouter : « C’est ça qui nous réconcilie avec l’infini. » L’histoire courte se termine sur une magnifique photo de nuit où le chercheur est accoudé sur un pont, sous la lune.

Ces très courts métrages proposent une expérience particulière : il ne s’agit pas exactement et seulement de vulgarisation scientifique.

Ainsi, Sébastien Balibar, éminent directeur de recherche au Cnrs, commente en voix off mais en direct sa montée du mont Ventoux à vélo. Au début, il calcule (tout en pédalant sur une route dont la pente fait 9 %), qu’il roule à 9 km/h, fait 2, 50 m par seconde, et que si l’on compte qu’avec vélo et matériel, il tracte 100 kg, il produit 250 watts d’énergie. De là, il passe à une équivalence avec la production d’énergie d’un esclave, constate qu’il faudrait 50 esclaves pour entretenir un Européen moyen, multiplie les hypothèses vertigineuses pour en arriver à rivaliser avec l’Epr de Flamanville et, tout en continuant de pédaler, il nous guide vers sa conviction que, face au changement climatique, le nucléaire, tout dangereux qu’il soit, reste une solution, à condition d’être sécurisé. Dans le même temps où nous suivons son raisonnement enregistré en direct, nous sommes sensibles à l’inquiétude que son souffle court fait naître : va-t-il arriver à grimper sur le mont Ventoux tout en continuant à parler ? Le savoir qu’il cherche à nous transmettre passe donc à la fois par le déroulement de son raisonnement et par le partage de son effort physique, pourtant relayé par des images fixes. Puissance du montage.

Mais parfois aussi, on ne comprend pas grand-chose, parce que l’érudit, emporté par sa passion, est trop elliptique. Alors, on regarde un corps, on redécouvre quelqu’un dont on croyait connaître l’image, Cédric Villani par exemple. Le mathématicien médaille Fields marche dans la ville, entre d’un pas décidé dans le centre Henri Poincaré qu’il dirige, nous le suivons jusqu’à, bien sûr, un tableau. Il repart, prend le métro, où, indifférent à la foule, il travaille sur un ordinateur ; un insert nous montre une formule mathématique que le cadrage fait ressembler à un dessin de Matisse. Puis le Rer le mène dans la campagne où on le retrouve dans un chemin creux. Devant l’objectif de Jean-François Dars, le conseiller scientifique de l’actuel gouvernement acquiert alors la stature d’un personnage romantique, celle que lavallière et broche araignée ne suffisent pas à lui donner mais qu’un regard de photographe peut lui conférer.

Ces très courtes histoires, pour informées qu’elles soient, induisent forcément de la fiction : dans la pensée sensible, les images provoquent un mouvement affectif qui déclenche à son tour une série d’idées, et ce d’autant plus qu’elles sont accompagnées d’une parole. Quelque chose du savoir passe donc par le plaisir que procure la possibilité de regarder les visages de près, cette impression d’entrer dans la vie quotidienne de ces généticiens ou de ces égyptologues, guidés que nous sommes par le récit qu’ils font eux-mêmes en voix off. Ce processus n’est pas étranger aux techniques de vulgarisation ; pour autant, il semble surtout ressortir à la démarche artistique, celle qui derrière le visible cherche ce qui n’apparaît pas d’emblée et, en cela, se rapproche de celle des scientifiques.

Ces Histoires courtes, dont la centième vient d’être publiée[1], pourraient parfois se voir appliquer ce que le mathématicien René Thom, père de la théorie des catastrophes, disait du film qui lui a été consacré : « Quand Jean-Luc Godard est venu me filmer à mon Institut, je ­m’attendais à être traité selon l’hagiographie traditionnellement en usage à l’égard des célébrités de la science. Il n’en fut rien et je fus fort déconcerté; les questions posées étaient d’une grande platitude […] j’eus enfin ­l’occasion de voir René. Ce fut pour découvrir, sous un habillage irrévérencieux et souvent étonnant, une sorte de fidélité profonde à ce qui aurait pu être mon message. » Gageons que Boris Cyrulnik, le prix Nobel de physique Claude Cohen-Tannoudji, le mathématicien Alain Connes, la généticienne Edith Heard, l’helléniste François Lissaragues et bien d’autres encore, moins connus parce que jeunes chercheurs, en diront autant du travail obstiné de Jean-François Dars et Anne Papillault.

 

[1] - L’application Histoires courtes sur llx.fr est gratuite, et disponible sur ordinateur, tablette et smartphone. On doit la retrouver bientôt sur le site de France Culture, à l’onglet «  conférences  ».

 

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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