
L'Europe contre la haine
En Europe, la montée des discours de haine interroge notre représentation de l’autre. L’Europe n’arrive pas encore à la contenir, alors qu’elle est un lieu d’apprentissage de la diversité.
Des bancs de l’université de Francfort (où elle a étudié sous la direction de Jürgen Habermas) aux lignes de front (elle fut correspondante de guerre pour Der Spiegel), Carolin Emcke n’a cessé de mettre la théorie à l’épreuve du réel. Plutôt que d’ironiser sur les faiblesses de l’éthique de la discussion face aux violences du monde, elle recherche avec obstination à reconnaître « qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer » (Italo Calvino). Au moment où, en France, la limite entre le journalisme et la philosophie devient poreuse, il n’est pas inutile de lire un auteur qui retient le meilleur de ces deux disciplines : une capacité de voir ce qui passe le plus souvent inaperçu. Dans son dernier livre1, Carolin Emcke étudie lucidement les mécanismes de haine à l’œuvre dans les sociétés européennes. Depuis la crise des réfugiés, même l’Allemagne voit peu à peu sauter les verrous moraux hérités de son histoire contemporaine. Pour répliquer aux passions mauvaises qui s’emparent de toute l’Europe, Carolin Emcke est à la recherche d’une autre sensibilité dont elle donne ici un aperçu.
Michaël Fœssel
Dans votre dernier livre, vous diagnostiquez une « libération » des paroles de haine en Allemagne, particulièrement sensible depuis la crise des migrants. En quoi les manifestations de Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes [Européens patriotes contre l’islamisation en Occident]), relayées par les succès électoraux de l’AfD (l’Alternative pour l’Allemagne), vous semblent-elles liées à un affaiblissement des tabous politiques hérités de la Seconde Guerre mondiale ?
Je parlerais plutôt de « fin des tabous ». Je pense que c’est l’une des deux stratégies de communication dans les groupes de droite (comme Pegida et les « Identitaires ») et au parti AfD. Devant des milieux différents, avec une radicalité différente et pour des destinataires différents, ils pratiquent tous la stratégie de la rupture et celle de la fin des tabous. D’un côté, ils cherchent tout simplement à polluer, à interrompre ou à perturber les débats politiques publics : ils le font en pratiquant l’escalade rhétorique et la provocation, ou en produisant tour à tour, habilement, une argumentation faite d’insinuations et d’insultes. De la sorte, des débats de fond pour comprendre ce qui se passe sont constamment interrompus – et tous doivent s’intéresser aux positions de l’AfD. C’est l’une des stratégies. L’autre est la fin des tabous : la remise en question de conventions sociales ou de la réflexion critique sur l’histoire du nazisme et de ses institutions (comme la Wehrmacht), de ses crimes abjects (comme la Shoah) et de ses campagnes d’extermination. Certains membres de l’AfD propagent ouvertement une politique révisionniste, on y fait des déclarations contre des groupes humains, la dénonciation des musulmans comme étant différents des Européens y est abondamment répandue, etc. Toutes ces positions idéologiques existaient déjà auparavant – mais elles n’étaient pas exprimées à la face de tous avec autant d’arrogance, d’indécence, d’agressivité. Ce qui a changé, c’est la normalisation de la haine et du ressentiment.
Vous faites une description impressionnante des images de Clausnitz, lorsque des habitants de la ville ont manifesté leur hostilité à l’arrivée d’un bus de migrants au cri de : « Nous sommes le peuple ! » En quoi la haine préside-t-elle, selon vous, à cette identification des citoyens à un peuple défini de manière culturelle, sinon même ethnique ?
C’est très explicitement une conception ethnique du « peuple » qui se déploie ici, et se demander sur quoi elle se fonde est une très bonne question. On se trouve devant un vide car on ne sait pas au juste quelle construction vient en premier : celle de l’« autre » ou celle du « peuple » ? L’origine est la même : les manifestants de Clausnitz voient dans les réfugiés des « autres » qui ont quelque chose de démoniaque, ils les construisent comme une menace, un danger, des criminels. De la sorte ils s’en distinguent comme « peuple ». « Nous » sommes le peuple, et non pas « vous ». Ils doivent obligatoirement dire : vous n’en ferez jamais partie. Pas vous. Sans la présence des autres et leur construction comme « n’en faisant pas partie », leur revendication n’aurait aucun sens. Ils ne se constituent donc à proprement parler comme tels qu’à ce moment-là.
Dans quelle mesure la haine est-elle liée à une manière de regarder, ou plutôt à une manière de ne pas voir (par exemple les biographies singulières des personnes, derrière les fantasmes d’invasion) ?
La haine a une force de projection, comme l’analysaient Horkheimer et Adorno dans le chapitre sur l’antisémitisme de Dialectique de la raison2 et, naturellement, Sartre dans Réflexions sur la question juive3. Le regard peut produire les deux : rendre invisible une personne, tout un groupe, ou imaginer une personne, tout un groupe, comme quelque chose de monstrueux. Les deux sont funestes. Dans le premier cas, une personne est tout simplement ignorée de facto ; elle peut être présente, mais ne compte pas. « L’homme invisible », expression célèbre de Ralph Ellison, décrit de la sorte la situation sociale d’hommes noirs4. Il y a aussi un récit profondément émouvant de Claudia Rankine, dans son essai intitulé Citizen5. Elle y décrit comment un jeune garçon est bousculé dans le métro. L’enfant tombe – et rien ne se passe. On ne lui porte pas secours. Celui qui l’a poussé ne s’excuse pas. Il ne se passe rien. Comme s’il n’y avait pas eu d’enfant, comme s’il n’y avait pas eu de contact corporel. C’est un exemple d’invisibilité particulièrement éprouvant. Mais il y a aussi l’autre manière de voir l’« autre » : le regard qui en fait un monstre. Le regard raciste, qui fait immédiatement des migrants individuels, femmes et hommes, des gens appartenant à une collectivité ethnique composée de criminels ou de terroristes.
Les réseaux sociaux contribuent à ces raccourcis dans les chaînes d’association ; ils ne produisent plus que certaines images et certains concepts pour parler et penser à propos de migrantes et de migrants, ou de musulmans, de juifs, d’homosexuels… Ils forgent la grille idéologique de la perception dont la haine et le ressentiment ont besoin pour pouvoir s’y décharger.
Si la haine prend souvent le masque de la colère, peut-on néanmoins donner un rôle politique positif à l’indignation ? Comment distinguer les passions tristes des sentiments liés à l’injustice ?
Ce sont quand même des affects politiques très différents (laissons de côté pour le moment les formes privées de la colère et de l’indignation). La haine est une émotion en général couplée avec une volonté d’élimination. La haine collective dirigée vers un objet, un homme singulier ou tout un groupe veut blesser et détruire. C’est autre chose que la colère ou l’indignation qui s’enflamme à propos de structures, de lois ou de pratiques perçues comme injustes ou nocives. On doit déjà commencer par la différence entre les mouvements sociaux ou politiques qui articulent des perspectives démocratiques, poursuivent un objectif d’émancipation et ont une visée inclusive, et ceux qui ne fondent que leur propre statut excluant et veulent expulser ou éliminer les autres. Bien évidemment, de la colère contre des structures qui discriminent, excluent et génèrent de l’inégalité peut sortir une force politique créatrice. La mélancolie politique est peut-être l’émotion la plus intéressante, car en elle est présent le moment de l’abattement devant l’état du monde, mais aussi l’incapacité à agir. La mélancolie s’oppose à la contrainte libérale de sérénité et d’optimisation de soi, qui ne fait qu’occulter les mécanismes d’oppression et d’exploitation. Qui a envie de s’adoucir ou de devenir mélancolique face à la violence et à l’injustice ? La mélancolie comme affect politique semble incapable de fournir des réponses rapides ou de transformer l’impuissance ressentie en riposte. Mais elle ne fait rien bouger si elle ferme la possibilité – autrement que le deuil – de se modifier avec le temps. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, n’est-ce pas avant tout d’une manière d’articuler notre deuil et notre douleur face aux situations d’exclusion et de rejet dans nos démocraties, mais aussi de l’horizon social et politique dans lequel il s’agit de penser ?
Le retour en force des paroles haineuses, y compris dans certains discours officiels, est un phénomène qui caractérise toute l’Europe. On l’associe souvent à la notion de « populisme ». Cette notion vous semble-t-elle pertinente pour rendre compte de la « brutalisation » de la politique européenne ?
Le concept de « populisme » prend un tour inflationniste. Il arrive qu’on veuille signifier par là une forme de politique qui compte moins sur la conviction argumentée que sur l’emportement émotionnel pour mobiliser. Mais il arrive aussi que le concept soit mis en œuvre pour masquer une radicalisation de la doctrine et la banaliser comme simple « proximité avec le peuple ». En Europe, nous faisons l’expérience d’un discours politique de plus en plus désinhibé, brutal, où des idéologies autoritaires et néo-nationalistes et des fanatiques de la « pureté » deviennent toujours plus audibles.
La crise catalane démontre que les questions nationales et celles liées au tracé des frontières n’ont pas disparu de l’horizon européen. Les passions politiques ne se sont pas dissoutes dans l’approche économique des problèmes privilégiée par les institutions européennes. Comment jugez-vous l’attitude de l’Europe face au risque de sa propre dislocation ?
C’est à coup sûr un défaut congénital de l’Union européenne : la priorité donnée à l’économie sur le politique. Ce fut une illusion fatale de croire que la légitimation politique démocratique, un espace public européen commun et une politique sociale commune étaient secondaires et suivraient d’eux-mêmes.
À l’heure actuelle, l’Europe est critiquée avant tout par ses opposants. Elle a pourtant besoin de la critique de ceux qui veulent l’Europe comme un être-ensemble pluriel, ouvert, solidaire. Je ne considère pas le recours à des entités nationalistes ou régionalistes comme une solution d’avenir apportée à la question de la participation ou de la souveraineté. À l’ère de la globalisation, la souveraineté démocratique ne peut être atteinte que dans des communautés transnationales – ce qui n’exclut pas une autonomie culturelle accrue et des formes de participation locale plus fortes. Nous avons besoin d’une réflexion plus fondamentale sur les espaces de participation démocratique au temps de la mondialisation, et sur les lieux de formation de la volonté démocratique à l’époque de la numérisation. L’Union européenne va aujourd’hui de crise en crise et diffère leur solution. Ni la question de la mutualisation de la dette, qui s’est posée lors de la crise grecque, ni la question du déficit de démocratie au sein de l’Union européenne et du désir de participation accrue n’ont été réglées de manière satisfaisante.
Votre livre se présente comme un « plaidoyer pour l’impur ». Le projet européen initial, en particulier sa promotion de la citoyenneté non nationale, participe-t-il de cette promotion politique de l’impur ? Est-il encore une source d’inspiration démocratique ?
Malgré toutes mes critiques de la violence qui est aussi présente dans l’histoire européenne, malgré mes critiques à propos des nombreuses promesses non tenues de l’Union européenne, je considère toujours l’Europe comme un cadeau historique. Elle est certainement un projet inachevé – comme toute démocratie –, un processus d’apprentissage ouvert, au sein duquel nous devons constamment recommencer notre questionnement critique et réajuster notre jugement. Mais pour moi, une communauté transculturelle, un ordre fédéral où la diversité est maintenue dans certains domaines et où, dans d’autres domaines, elle est convertie en un bien commun à tous, cela reste une inspiration démocratique.
- 1.
Carolin Emcke, Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur, Paris, Seuil, 2017.
- 2.
Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, traduit par Eliane Kaufholtz, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983.
- 3.
Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1985.
- 4.
Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? [1952], traduit par Robert et Magali Merle, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 1984.
- 5.
Claudia Rankine, Citizen: An American Lyric, Minneapolis, Graywolf Press, 2014.