
La Suède à l’heure du nationalisme
Aux élections législatives de l’automne 2022, le parti nationaliste des Démocrates de Suède est devenu la première formation de droite, adoubée par la coalition au pouvoir. Mais la mise en œuvre de son programme identitaire et libéral ne se fera pas sans opposition.
La séquence électorale qui vient de se dérouler en Suède, à l’automne 2022, constitue une rupture majeure dans la vie politique de ce pays. En effet, les élections du 11 septembre ont vu le parti de droite nationaliste des Démocrates de Suède (Sverigedemokraterna) atteindre son plus haut niveau, à plus de 20 % des suffrages, devenant ainsi la première formation de droite et la deuxième du pays derrière les sociaux-démocrates (30 %). Depuis 2014, les sociaux-démocrates avaient tant bien que mal composé des gouvernements de coalition fragiles, s’appuyant à la fois sur un pilier de gauche et sur des accords parlementaires avec le centre droit pour tenir à distance la droite nationaliste. Cette formule a résisté durant la pandémie de Covid-19, mais, sauf à construire une alliance transversale à l’allemande, la droite n’avait pas d’autre solution pour revenir au gouvernement que de tenir compte de ce parti qui s’est installé dans le paysage politique depuis les années 2000, avec à sa tête un leader inamovible, Jimmie Åkesson. Il y a déjà longtemps que ce cordon sanitaire avait rompu dans d’autres pays d’Europe, mais aussi chez les voisins nordiques. Au Danemark il y a plus de vingt ans, en Norvège en 2013, puis en Finlande en 2015, des accords parlementaires ou de gouvernement avaient été signés avec les droites populiste ou nationaliste. Mais à la différence des autres pays nordiques, il faut rappeler que les Démocrates de Suède sont originellement issus d’une mouvance néonazie qui a subi un grand nettoyage au cours des deux dernières décennies.
Un tournant politique majeur
C’est à l’initiative du parti chrétien-démocrate d’Ebba Busch et des Modérés d’Ulf Kristersson que les digues ont été progressivement rompues, face aux offres de collaboration récurrentes des Démocrates de Suède depuis plusieurs années. Les autres organisations de centre droit, le Parti libéral et le Parti du centre, étaient beaucoup plus réticents : le premier a dû s’y résoudre au prix de dissensions internes importantes, tandis que le second se rapprochait du centre gauche. Ainsi les élections de 2022 ont-elles entériné une reconfiguration des « blocs » à droite et à gauche, mais sans pour autant apporter de solution manifeste aux difficultés qui prévalent depuis 2014 : l’écart entre les deux pôles s’est révélé très faible et Ulf Kristersson n’a pu former son gouvernement qu’avec un seul mandat d’écart. Cette majorité fragile repose par ailleurs sur un accord parlementaire avec les Démocrates de Suède, qui ne participent pas au gouvernement mais ont obtenu des concessions substantielles. Il est probable que les désaccords restent nombreux entre les parties prenantes. Les libéraux, notamment, apparaissent très divisés au sujet de cette collaboration et ont déjà enregistré des défections. Enfin, que ce soit à droite ou à gauche, plusieurs partis continuent de flirter avec le seuil de représentation au Parlement (4 %) : les chrétiens-démocrates sont en perte de vitesse, à 5, 3 %, et les libéraux également, à 4, 6 % ; de l’autre côté de l’échiquier politique, le parti des Verts enregistre une baisse, à 5 %. Malgré l’absence de sanction électorale majeure pour les sociaux-démocrates, les divisions entre partenaires potentiels ne sont pas négligeables et ce qui les rassemble tient surtout dans l’opposition aux nationalistes.
Un compromis politique précaire et risqué
Par conséquent, le changement que nous observons reflète à la fois la progression et l’ancrage des Démocrates de Suède dans le système politique suédois, mais il manifeste aussi la précarité de cette situation et des alliances potentielles. Toutefois, l’accord passé entre la droite et les nationalistes, le 14 octobre 2022, Tidöavtalet selon sa dénomination en suédois, entérine des concessions très importantes au bénéfice des Démocrates de Suède. D’une part, à défaut d’avoir des postes de ministres, ceux-ci ont obtenu des responsabilités majeures au Parlement, à savoir la deuxième vice-présidence de l’Assemblée (Riksdag) et plusieurs présidences de commission, dont celles de la justice, de l’économie et des affaires étrangères. C’est là un puissant facteur de légitimation institutionnelle. Un parti qui ne faisait pas mystère de ses sympathies prorusses jusqu’au début de la guerre en Ukraine se retrouve ainsi en charge des affaires étrangères au Parlement suédois, au moment même où le pays décide de renverser sa politique biséculaire de non-alliance en sollicitant son adhésion à l’Otan.
Un parti qui ne faisait pas mystère de ses sympathies prorusses se retrouve en charge des affaires étrangères.
Sur le fond, l’accord de Tidö pose un certain nombre de problèmes pour la droite libérale. D’une part, comme en témoigne la proposition de budget récente, il apparaît difficile de réduire fortement certains postes de dépenses en matière de santé et de protection sociale après deux années de pandémie qui ont durement affecté la Suède1. De ce point de vue, les nationalistes ne sont pas non plus les plus libéraux. Cependant, ils soutiennent des coupes ciblées qui affectent les migrants, à l’image, symbolique, des dispositifs de traduction dans le parcours de soins et qui ont été défendus par les ministres en exercice. Des controverses similaires ont émergé autour de la politique migratoire. Ainsi, la notion morale de bristande vandel, que l’on pourrait presque traduire par « mauvaise vie2 » et qui est mentionnée dans le texte comme potentiel motif d’expulsion de migrants, se révèle très problématique et ne semble pas pouvoir constituer une base légale de décision, même si la terminologie a pu être utilisée par le passé3. Sur ce point encore, certains ministres du gouvernement ont exprimé leurs réticences, ce qui n’a pas manqué de susciter l’irritation au sein des Démocrates de Suède. En effet, si chaque terme de l’accord est sujet à interprétation, son application risque de devenir compliquée. Certains objectifs mentionnés doivent faire l’objet d’enquêtes complémentaires, comme celui de l’interdiction de la mendicité sur le territoire. Mais d’autres, comme la réduction substantielle de l’aide internationale, sont déjà acquis.
En faisant entrer le loup dans la bergerie, les partis de centre droit se sont aventurés sur des pentes glissantes et leur majorité est probablement trop faible pour mettre en œuvre certaines mesures jugées radicales. Toutefois, ces dernières sont désormais considérées comme des points de négociation légitimes entre partenaires politiques et non plus comme des anathèmes, à la manière de ce qui se passe au Danemark depuis vingt ans. Les thématiques de l’immigration et de la criminalité ont ainsi été très présentes dans la campagne électorale de 2022.
Une recomposition durable ?
Il est difficile de prédire l’effet que cette légitimation – si elle dure – aura sur les destinées du parti nationaliste. En passant du statut de persona non grata à celui d’allié potentiel, le parti obtient de l’influence, mais nombre de formations protestataires se sont brûlé les ailes en s’exposant aux compromissions inévitables de l’exercice du pouvoir. Au Danemark, le Parti du peuple danois s’est divisé et a beaucoup perdu de terrain en deux décennies, alors que ses idées sont désormais reprises dans la plupart des familles politiques. Or les Démocrates de Suède construisent largement leur identité par opposition au reste de la classe politique. Leur alliance avec les partis établis les contraint à amender ce discours.
Les Démocrates de Suède ont grandement accru leur ancrage sur l’ensemble du territoire suédois, même si leurs scores dans l’électorat des deux plus grandes villes, Stockholm et Göteborg, reste encore en retrait4. Leur progression dans la Suède rurale et des petites villes a été impressionnante, au détriment du Parti social-démocrate, et les enquêtes de sortie des urnes montrent que l’électorat ouvrier et populaire vote désormais dans des proportions pratiquement équivalentes pour ces deux formations5. Dans le même temps, la nouvelle coalition semble avoir incité une fraction de l’élite urbaine libérale, qui préférait traditionnellement la droite, à se rapprocher du Parti social-démocrate, lequel est en forte progression, par exemple dans certains quartiers ou périphéries cossues de Stockholm, comme Östermalm ou Nacka6. Aux élections municipales, qui ont lieu en même temps que les législatives, les sociaux-démocrates progressent ainsi de sept points à Stockholm et ont pu former une majorité de gauche. Ces bons résultats accentuent néanmoins le dilemme social-démocrate en risquant de renforcer l’image d’un parti d’élites urbanisées qui s’éloigne irrémédiablement des classes populaires et moyennes.
Les élections de 2022 marquent donc incontestablement un grand tournant dans la vie politique suédoise. Après trente ans d’existence et douze ans au Parlement, les Démocrates de Suède sont devenus la première formation de droite, adoubée dans une nouvelle alliance, tout en capturant une part substantielle de l’électorat populaire, opérant ainsi une synthèse entre les idées identitaires et libérales et une vision restreinte de la solidarité sociale. Toutefois, sa mise en œuvre ne se fera pas sans opposition, y compris à l’intérieur de la fragile coalition gouvernementale.
- 1. Voir Yohann Aucante, The Swedish Experiment: The Covid-19 Response and its Controversies, Bristol, Bristol University Press, 2022.
- 2. Les nationalistes auraient souhaité remplacer la formule par « comportements asociaux ».
- 3. Il existait, jusqu’en 1989, un motif d’expulsion caractérisé théoriquement par l’asocialité, mais il n’a guère eu d’effet. Voir Oisín Cantwell, « “Bristande vandel” är ett juridiskt luftslott » [en ligne], Aftonbladet, 20 octobre 2022.
- 4. Parce que ce parti est originaire de la région de Scanie, au sud de la Suède, il est mieux implanté dans la troisième ville, Malmö, et surtout dans sa périphérie, où ses scores atteignent parfois des niveaux supérieurs à 30, voire 40 %.
- 5. Parti social-démocrate : 32 % (– 2 points) ; Démocrates de Suède : 29 % (+ 4). Ces enquêtes sont fondées sur l’auto-positionnement social des répondants (source : SVT:s valundersökning)
- 6. Voir Lina Lund et al., « Från folkhem till medveten elit » [en ligne], Dagens Nyheter, 30 octobre 2022.