
En Suède, nouvel avertissement pour l'Europe
La percée, certes moins importante que prévue, des populistes des Démocrates de Suède aux dernières élections législatives doit servir d’avertissement aux dirigeants européens quant à la traduction des performances économiques en réalité sociale.
Les récentes élections législatives en Suède ont été observées dans la presse européenne avec une attention inhabituelle. Au cœur des inquiétudes, le nouveau succès de l’extrême-droite, qui vient de réaliser sa troisième percée électorale consécutive, certes moins importante que prévu par les sondages ; les 17, 6 % des votes exprimés offrent aux Démocrates de Suède la troisième place au Parlement, derrière les sociaux-démocrates (28, 4 %) et le principal parti de droite Moderaterna (19, 8 %), alors qu’ils se voyaient déjà en deuxième position et au-delà de la barre symbolique de 20 %. C’est néanmoins une nette progression (+ 4, 7 % depuis les élections précédentes), qui vient rappeler la triste banalisation du paysage politique nordique. Avec un temps de retard sur leurs voisins danois ou finlandais, les Suédois découvrent ainsi les débats qui agitent désormais l’Europe tout entière, du nord au sud : faut-il maintenir le cordon sanitaire autour du nouveau venu ou lui proposer des accords politiques, voire l’inviter au gouvernement ? Et comment agir pour endiguer enfin cette montée ?
Au moment où nous écrivons, les partis traditionnels cherchent une issue à l’impasse politique créée par les électeurs, qui ont reconduit un Parlement assez similaire au précédent, sans majorité politique claire, où la gauche et la droite forment deux blocs de taille comparable et séparés par les Démocrates de Suède. Les négociations en vue de la formation du nouveau gouvernement s’annoncent donc longues et particulièrement difficiles. Le parti d’extrême droite pourrait certes offrir une majorité stable à la droite traditionnelle, si celle-ci se résigne à gouverner avec lui ou au moins à nouer un accord de programme préalable. Comme après les élections précédentes, en 2014, ce scénario « à la danoise » reste pourtant peu probable en Suède, tant la question divise les différentes composantes de la droite. De sorte que le Parti social-démocrate de Stefan Löfvén, certes affaibli par un score historiquement faible, garde toutes ses chances de rester au pouvoir, ou bien d’y revenir rapidement si la droite tente malgré tout de trouver une autre coalition. D’ailleurs, la vie politique suédoise possède une longue tradition d’accords politiques gauche-droite ; après tout, le gouvernant sortant était déjà minoritaire, et pourtant il a su mener à bien certaines réformes substantielles (comme la nouvelle loi sur la lutte contre le changement climatique), négociant au cas par cas et nouant pas moins de vingt-six accords transpartisans au Parlement. Bref, la démocratie suédoise reste stable et saura faire face à cette situation inédite ; le vrai défi se situe plutôt dans les évolutions de long terme.
Fondés en 1988 par des militants issus des groupuscules nationalistes voire nazis, les Démocrates de Suède ont dû attendre 2010 pour entrer enfin au Parlement. Sous la présidence de Jimmie Åkesson, le Parti a crû très rapidement tout en s’efforçant d’exclure de ses rangs les éléments les plus sulfureux (il en reste pas mal cependant, à en croire les propos d’un tel ou de tel élu recueillis par les médias ou sur les réseaux sociaux…). Son succès électoral tient au fait d’avoir su exploiter le malaise d’une crise sociale ressentie par de nombreux Suédois en l’expliquant inlassablement par les « coûts » de l’immigration. Il est vrai que la Suède, un pays qui était resté longtemps très homogène, a connu une transformation aussi puissante que rapide ces dernières décennies : environ 18, 5 % de la population est aujourd’hui née à l’étranger et 24 % d’origine étrangère. Lors de la grande vague migratoire de l’automne 2015, la Suède a ainsi accueilli 160 000 nouveaux demandeurs d’asile en l’espace de quelques mois ; rapporté au nombre d’habitants, c’est bien plus que l’Allemagne ou n’importe quel autre pays européen. L’ampleur du phénomène a visiblement pris de court le gouvernement social-démocrate et ses alliés écologistes ; espérant jusqu’au bout qu’une solution européenne commune allait être trouvée, la Suède a été le tout dernier pays à fermer les frontières, via une loi votée en urgence en janvier 2016. Depuis, les flux ont décru et un consensus gauche-droite s’est formé autour d’une politique d’accueil plus restrictive ; les deux partis n’en ont pas moins été lourdement sanctionnés par les électeurs.
Face aux soubresauts provoqués par la crise migratoire de 2015, de nombreux Suédois semblent oublier que la politique d’intégration suédoise marche plutôt bien à moyen et long terme : on le voit à travers le taux d’emploi des immigrés, qui monte jusqu’à 60 % au bout de quatre ou cinq années consacrées à l’apprentissage de la langue et à la requalification professionnelle. Grâce à des politiques ambitieuses, la Suède intègre progressivement les nouveaux venus tout en affichant des taux d’emploi record en Europe, et sans inventer des emplois précaires à l’instar des « minijobs » allemands. La vraie question est donc celle de l’avenir du modèle social suédois, car le succès des politiques d’intégration dépendra en dernière instance des évolutions de l’économie et de la société suédoise tout entière.
De nombreux Suédois semblent oublier
que la politique d’intégration suédoise marche plutôt bien
à moyen et long terme.
Ce qu’on appelle le modèle suédois[1] doit sa notoriété aux décennies de politiques d’investissement social et de négociation collective qui ont su marier dynamisme économique et égalisation des conditions sociales.
Or depuis les années 1990, des fissures apparaissent dans l’édifice : hausse importante des inégalités de revenus et de patrimoine, retour de la pauvreté, baisse des prestations sociales, crise des services sociaux qui souffrent d’un sous-financement chronique… On en voit aussi les traces dans la sociologie du vote d’extrême droite : au-delà des différences régionales qui restent importantes – le Parti est bien plus implanté dans le sud que dans le nord du pays, et s’impose notamment dans la région de Scanie proche du Danemark –, les électeurs et les élus se recrutent pour la plupart dans les couches sociales précarisées, mal insérées sur le marché du travail, situées plutôt en bas de l’échelle des revenus[2]… Derrière le discours sur l’immigration, l’islam et l’identité suédoise, il y a donc une réalité sociale qui met le modèle suédois au défi : saura-t-il renforcer la cohésion sociale face aux tendances à la polarisation, voire au séparatisme social, qui travaillent la Suède comme d’autres sociétés européennes depuis plusieurs décennies ?
La « lutte contre l’extrême droite » est ainsi inséparable de la bataille idéologique qui fait rage autour des éléments clefs du modèle suédois : un marché du travail fondé sur le dialogue social, un État social financé quasi exclusivement par l’impôt, une protection sociale universelle… De nombreuses « corrections libérales » apportées au modèle dans le courant des années 1990 et 2000 suscitent aujourd’hui une critique croissante, d’autant qu’elles ont augmenté les inégalités sans pour autant ramener le plein-emploi promis. Revenus au pouvoir en 2014 après huit ans dans l’opposition, les sociaux-démocrates ont mené des politiques plutôt offensives visant à restaurer les systèmes d’assurance sociale et à colmater les brèches les plus criantes dans l’offre de services sociaux. Sans doute n’ont-ils pas fait assez ni assez vite, faute de disposer d’une majorité politique stable. Et pourtant, les marges de manœuvres sont là lorsqu’on compare avec la situation dans d’autres pays européens : la dette publique a été ramenée de 75 % en 1995 à 40 % aujourd’hui, le chômage reste faible et l’économie suédoise est encore très compétitive à l’échelle internationale. Reste à traduire ces atouts en politique de progrès social, comme la Suède a su le faire par le passé – ou plutôt social-écologique, tant ces deux dimensions du progrès sont désormais inséparables.
[1] - Wojtek Kalinowski, Le Modèle suédois. Et si la social-démocratie n’était pas morte ?, Paris, -Éditions Charles-Léopold Mayer, 2017. Le livre est désormais en accès libre sur le site de l’éditeur, www.eclm.fr.
[2] - Ernesto Dal Bó, Frederico Finan, Olle Folke, Torsten Persson & Johanna Rickne, “Economic Losers and Political Winners: Sweden’s Radical Right”, août 2018, disponible en ligne, perseus.iies.su.se.