Le spinozisme politique aujourd’hui : Toni Negri, Étienne Balibar…
Spinoza a fait un retour remarqué dans la philosophie politique contemporaine, figurant même comme le penseur de référence, à la place laissée vide par Marx, pour contrer l’influence libérale. Quelle est donc cette conception du pouvoir où les « multitudes » remplacent le peuple pour définir un sujet politique ouvert au pluralisme et aux différences ?
« Je passe maintenant au troisième État, celui qui est du tout absolu et que nous appelons démocratique1. »
« Il est clair que les origines du discours sur la multitude se trouvent dans l’interprétation subversive de Spinoza2. »
Que vient faire Spinoza dans la pensée contemporaine, politique, économique, sociologique ou juridique ? Les références qui se sont récemment multipliées à l’auteur de l’Éthique laissent songeur. Au-delà de l’effet de mode (la recherche d’un nouveau maître à penser, à l’heure où non seulement Marx, mais Foucault et Deleuze eux-mêmes ne permettent plus d’offrir d’alternative réelle à la puissante pénétration des théories libérales ou communautariennes pour l’essentiel issues du monde anglo-saxon), une véritable cristallisation s’opère autour d’une philosophie qui, une fois épurée de son ontologie dogmatique, fournit une boîte à outils conceptuels pour penser le contemporain. Un brillant théoricien de l’économie, Frédéric Lordon, explore ainsi l’usage qui peut être fait d’une théorie réaliste du conatus (le désir de persévérer dans l’être, concept clé du spinozisme) afin d’appréhender les conflits sociaux, les luttes politiques et les guerres économiques. Spinoza, plutôt que Marx, est désormais convoqué comme le penseur qui ne cède pas aux sirènes libérales de l’harmonie spontanée des intérêts ni aux illusions de la pacification sociale3.
À l’évidence, ce choix partagé par plusieurs penseurs contemporains – retour à Spinoza plutôt qu’à Marx – conduit à s’interroger : s’agit-il de découvrir un idéologue de rechange dans une vie intellectuelle orpheline de ses grandes figures et privée de nouveaux gourous ? Si l’on entend éviter les théories plus ou moins consensuelles de la justice politique (Rawls, Habermas, leurs continuateurs et leurs critiques), n’y a-t-il d’autre solution de « repli » que la réactualisation du spinozisme ? À moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose – d’un nouvel avant-gardisme susceptible de renouveler en profondeur les sciences sociales autant que la philosophie politique. Il est certain que l’idée de peuple paraît aujourd’hui chose du passé : désuétude des théories de la souveraineté associées au déclin annoncé de l’État-nation, réticences à l’égard des prétendues tendances totalitaires du rousseauisme, méfiance face à la phraséologie marxiste. Mais si les idées d’unité, d’identité et a fortiori d’unanimité sont menacées d’obsolescence, quel concept pourra prendre la relève dans la science politique postmoderne ? L’enjeu de la réflexion sur les multitudes est là : penser la multiplicité, préserver la pluralité, ne pas nier l’hétérogénéité, sauvegarder les différences. Penser la multitude contre le peuple, voilà qui peut justifier un détour tactique ou un retour stratégique à Spinoza, ou du moins sa relecture à partir d’une analyse des conditions de production biopolitique qui façonnent désormais les subjectivités. C’est ici que se rencontre l’impressionnante entreprise de Michael Hardt et d’Antonio Negri pour faire émerger, à partir des conditions économiques, politiques, culturelles et sociales qui sont les nôtres – celle du travail et de la production immatérielle dont les fruits sont récupérés par la souveraineté impériale totalisante ou « l’Empire » –, la voie d’une résistance, d’un exode ou d’une émancipation4.
Il convient donc d’éclaircir le rôle assigné à Spinoza dans ce projet de redéfinition postmoderne du politique. Spinoza, penseur de la puissance ontologique d’une multitude de singularités agissant en coopération, théoricien d’un dynamisme relationnel à la fois productif et conflictuel, productif parce que conflictuel ? Spinoza enrôlé dans un combat contre l’armature conceptuelle de la philosophie « bourgeoise », permettant de penser les luttes sans réifier les classes ni mettre en ordre les masses ? Une fois congédiée la dialectique et sa téléologie progressiste, une fois récusée l’hypostase du Peuple ou la figure mythique du Prolétariat, une fois destituée l’image volontariste de l’homme héritée des Lumières, Spinoza permet-il de concevoir le pouvoir constituant du social ? Si d’autres regards sont possibles5, le philosophe invite à cerner la façon dont les mouvements sociaux font émerger de nouvelles singularités politiques, notamment présentes dans les formes de socialité associées à l’altermondialisation – les multitudes bigarrées et multiples6. Contre le souverainisme (centralisateur) mais aussi contre le socialisme (unificateur et planificateur) et le libéralisme (faussement pluraliste), la lecture de Spinoza contribuerait ainsi à redonner ses droits à l’idée d’une composition non étatisée des puissances ou d’une convergence non disciplinaire des désirs : une multiplicité de singularités libres et créatrices pourrait s’agencer grâce à la coopération et non au commandement – à la puissance plutôt qu’au pouvoir. Une vision antijuridique, donc censément antibourgeoise, de la politique se ferait jour ici, faisant advenir le véritable sujet du devenir des sociétés civiles, ou son procès sans sujet : le mouvement des masses plutôt que la lutte des classes, la « puissance de la multitude » placée pour la première fois au cœur de la politique et de l’histoire7.
Quel usage de Spinoza ?
L’histoire des usages du spinozisme est longue, et se déploie notamment chez les doctrinaires marxistes qui en proposent des versions différentes, voire contradictoires8. Pour certains, souvent althussériens9, il s’agit de « donner au marxisme la “métaphysique” qu’il mérite10 ». Marx aurait compris que l’ontologie spinoziste était immanentiste et matérialiste, ce qui étaye sa critique de Hegel11. Mais aux yeux d’Althusser lui-même, Spinoza offre d’abord une leçon de démystification – la première théorie de l’idéologie comme réalité imaginaire dont le centre est l’illusion du sujet – et dans cette mesure un véritable matérialisme de l’imaginaire qui propose la généalogie des illusions dans l’existence concrète et historique des hommes : « En critiquant radicalement dans le Sujet la catégorie centrale de l’illusion imaginaire, écrit Althusser, elle [la philosophie spinoziste] atteignait au cœur la philosophie bourgeoise, qui se construisait depuis le xive siècle sur le fond de l’idée juridique du Sujet12. » Spinoza, en un mot, permet de reconstruire la théorie marxiste sur la ruine du triple mythe de l’origine, du sujet et de la fin13. Or c’est cette conception que Negri, à sa façon, intègre à sa problématique du « pouvoir constituant14 ». Cependant, le philosophe passe sous silence la mise en garde d’Althusser : pour un marxiste, le détour théorique par Spinoza a un prix, au regard de l’absence dans son système de ce que Hegel, précisément, a légué à Marx – le concept de contradiction, qui conduit, en aval, au paradigme de la lutte des classes.
À distance de la lecture d’un Spinoza pionnier du libéralisme politique et véritable inventeur d’une conception radicalement démocratique de la souveraineté du peuple (vision qui est notamment celle de Carl Schmitt15), c’est donc la possibilité même d’un usage marxiste contemporain, voire « postmoderne », du philosophe qui doit être interrogée ici. Au-delà des convergences philosophiques entre Spinoza et Marx (primat de la production, destitution du rôle fondateur de la subjectivité, toujours pensée au sein des rapports qui la constituent16…), quel sens donner à ce « retour » au penseur des masses plutôt que des classes, au penseur de la puissance de la multitude autant que de la crainte des masses, quelle leçon de matérialisme politique peut-on en tirer aujourd’hui ?
La multitude contre l’Empire
Écrit par A. Negri et M. Hardt dans un esprit néomarxiste critique, Empire constitue une première tentative pour déterminer une forme de discours politique appropriée au sujet contemporain : comment construire un dispositif afin de rapprocher le sujet (la multitude) et l’objet (la libération cosmopolite) à l’ère de la postmodernité ? Au moment où les auteurs expriment leur désir d’élaborer une nouvelle forme-manifeste, ils convoquent Spinoza comme figure emblématique, salutaire ou prophétique. Là où Marx et Engels ne peuvent aider à cerner la « multitude » postmoderne qui est le sujet de nouvelles formes de vie (communicatives, collaboratives et coopératives) associées à l’organisation contemporaine de la production, Spinoza, mieux peut-être, peut inspirer la téléologie matérialiste : ne revendiquait-il pas, à l’aube de la modernité, l’idée selon laquelle le prophète produit son peuple ? C’est ce désir prophétique qui doit être réactivé afin que la multitude puisse saboter le pouvoir parasitaire de l’Empire et se réapproprier le fruit de la coopération du travail vivant – sa force productive au sein du mode de production biopolitique17. Spinoza, critique lucide des faux prophètes, invoqué comme prophète de la postmodernité ? Dans Empire, le philosophe maudit est également présenté comme celui qui a su introduire en philosophie l’idée du caractère absolu de la démocratie dans le seul horizon de l’immanence18. Si la philosophie politique moderne se caractérise par le primat accordé au pouvoir qui reconduit, par de multiples médiations, les forces créatives et constructrices de la « multitude » à l’unité et à l’ordre du « peuple », l’auteur de l’Éthique fait exception19. À l’instar de Machiavel ou de Marx, Spinoza a su rendre manifestes les contradictions réelles du processus de constitution de la souveraineté moderne, ouvrant la voie à une autre société possible – la démocratie comme réalisation de l’absolu20.
Chez Negri et Hardt, la politique spinoziste apparaît ainsi comme une arme idéologique autant que comme un instrument de démystification. Dimension critique, d’abord. Empire invoque un véritable tournant : jamais auparavant une philosophie n’avait si radicalement ruiné les dualités traditionnelles de la métaphysique européenne, jamais les pratiques politiques de domination n’avaient ainsi été remises en cause21. Dimension constructive, ensuite. L’existence de la multitude pourrait être transformée en une masse autonome de productivité intelligente, c’est-à-dire en un pouvoir démocratique absolu. Spinoza, qui l’a perçu, est un auteur révolutionnaire au sens fort : « Si cela devait arriver, la domination capitaliste de la production, des échanges et de la communication serait renversée22. » L’avantage comparatif du spinozisme sur le marxisme apparaît dès lors : il s’agit bien, en misant sur l’ontologie productiviste plus que sur le déterminisme historique, de favoriser la spontanéité des mouvements sociaux plutôt que l’organisation de la Révolution. Si les conatus peuvent devenir autoproducteurs et libres par la simple composition de leurs puissances d’agir, il n’est plus besoin d’une prise de pouvoir violente ni d’une restriction des libertés pour envisager l’émancipation à l’égard de l’ordre impérial et de ses dispositifs oppressifs. La critique du marxisme comme théorie du pouvoir impose le « retour » à une ontologie de la puissance, qui, tout en refusant les illusions subjectivistes, juridistes et idéalistes, semble dissoudre dans la nature l’autonomie de la politique et de l’histoire.
Dans leur ouvrage le plus récent, Multitude, qui fait suite à Empire, Negri et Hardt tentent précisément de découvrir cette alternative démocratique au corps politique planétaire du capital pensé sous la forme de l’Empire. La force du spinozisme tient d’abord à sa critique supposée de la souveraineté, qui conduit à affirmer que, dans la démocratie, la multitude ne peut être souveraine23. Mais elle tient aussi à ce que l’ontologie de la constitution ou de la production, explorée dans toutes ses dimensions, permet de récuser l’idée d’une autonomie du politique. La convergence avec Marx apparaît ici : exclure toute transcendance de l’État à l’égard de la société revient à comprendre comment la superstructure est produite par ceux qui risquent toujours de se faire opprimer par elle. Persuadés que la production du commun peut être réappropriée par la multitude qui en est d’ores et déjà le véritable sujet, Negri et Hardt évoquent un mécanisme d’autoproduction immanente dans le processus du travail vivant : la subjectivité est produite à travers la coopération et la communication, et cette subjectivité contribue à son tour à produire de nouvelles formes de coopération et de communication. Mais surgit alors la distance à l’égard du marxisme, puisque la réappropriation est supposée s’effectuer d’elle-même, sans médiation d’une organisation et d’une conscience de classe, sans résorption des différences et des divergences sous la férule d’un centralisme démocratique. Il faut s’en tenir à la puissance d’agir des corps – et là encore, à défaut de Marx, c’est Spinoza, penseur de ce que peut le corps (individuel, collectif) qui offre l’idée de ce que pourrait être l’anatomie du corps démocratique de la multitude : « Si la multitude doit former un corps, celui-ci ne peut que rester une composition ouverte, plurielle, sans jamais devenir une entité unitaire divisée en fonction d’organes hiérarchisés24. » Dans cette critique de la pensée unifiée du peuple, Spinoza vaut comme l’anti-Hobbes et fonctionne comme modèle à ce titre25. Mais il permet aussi de penser avec et contre Marx puisque la dialectique et le déterminisme historique – l’idée même d’un progrès de l’histoire – se trouvent désormais relégués au profit d’une transformation de la société fondée sur la socialisation spontanée, joyeuse, affective et ludique. Si l’organisation de la Révolution est morte, elle doit être remplacée par les agencements en réseaux, les intelligences en essaim et les manifestations « carnavalesques » des mouvements altermondialistes26.
Au-delà de ces formules parfois sibyllines, Spinoza apparaît ainsi comme l’allié d’une définition conceptuelle, antijuridique et anti-hiérarchique, de la multitude – fruit de la collaboration entre sujets sociaux singuliers dans le travail vivant. La production du commun, selon Hardt et Negri, n’est ni dirigée depuis un centre ni résultat d’une harmonie spontanée entre les individus ; elle a lieu dans l’espace social de la communication et se forge à travers des interactions sociales collaboratives sous la forme d’une articulation souple ou d’un réseau biopolitique ; ainsi peut-elle préserver la liberté ou l’indépendance des structures mises en rapport tout en augmentant leur puissance d’agir. Face aux objections qui sont adressées à ce concept, les auteurs de Multitude sollicitent ici encore l’autorité du philosophe d’Amsterdam, recours salutaire (providentiel ?) : sa politique a su montrer la voie de la libération démocratique investie dans le champ de la vie27. Spinoza est le penseur moderne ou antimoderne de la démocratie « absolue », c’est-à-dire de pratiques spontanées de la vie sociale, apparemment fixées par la tradition et la coutume, mais relevant au fond de processus civils d’échange, de communication et de coopération démocratiques : « C’est pour cette raison, dit Spinoza, que les autres formes de gouvernement sont des déformations ou des limitations de la société humaine, tandis que la démocratie constitue sa réalisation naturelle28. »
Le pouvoir constituant
S’agit-il donc de restaurer une forme de spontanéisme, d’auto-organisation des mouvements sociaux ou d’autogestion des luttes – faisant fi des objections adressées par Marx à Bakounine ? La figure de Spinoza semble bien engagée dans un combat contre toutes les formes, jugées oppressives et aliénantes, de l’autorité et de la hiérarchie. Telle serait la « désutopie désenchantée29 » du spinozisme de la maturité, qui ancre la politique sur le pouvoir constituant du social30.
Dans le Pouvoir constituant, Negri propose ainsi une relecture de la modernité politique à travers le prisme de la peur de la multitude – volonté de l’apprivoiser ou de la domestiquer, de l’unifier ou de lui interdire de s’exprimer en tant que subjectivité. Son Spinoza, paradoxalement, est un antimoderne. Contre le contractualisme incapable de fonder les droits de l’homme sur une base matérielle et immanente, Spinoza, mieux que Machiavel et avant Marx, a envisagé le développement de la dynamique du pouvoir constituant comme un processus absolu ; il a compris que la politique était innovation ou création permanente à partir des luttes sociales31. Contre la métaphysique idéaliste accusée d’engendrer, de Hobbes (sic) à Hegel, une conception « transcendantale » de la souveraineté, il est l’un des meilleurs alliés du matérialisme révolutionnaire32. Il faut donc relire Marx pour comprendre le pouvoir constituant de la multitude grâce au concept de travail vivant – indissociabilité de l’économique, du politique et du social33 ; mais il faut aussi relire Spinoza afin de définir la démocratie comme forme de libération associée à l’amour intellectuel (figure clé de la socialisation34). Là encore, par rapport à Marx, le bénéfice du détour stratégique par Spinoza est grand : la communion dans l’amour se substitue à la violence qui prélude à l’instauration du communisme comme société sans classes.
Quelle lecture de Spinoza ?
Dans cet usage de Spinoza, fondateur d’une pensée radicale de la démocratie (moderne, antimoderne et en cela déjà postmoderne), il faut donc percevoir quelle figure (ou quel spectre) est convoquée au juste. Celui qui se représentait, en esquisse, comme un révolutionnaire napolitain ? Sans doute. Mais au-delà de cette icône, il n’est pas inutile de revenir à une strate interprétative plus profonde – à l’histoire de la philosophie selon Negri et à ses ouvrages consacrés au philosophe lui-même. L’Anomalie sauvage propose en effet une lecture marxiste de la métaphysique spinoziste : celle-ci constituerait en quelque sorte, au xviie siècle, l’anomalie du matérialisme vainqueur. Spinoza serait celui qui pose le problème de la démocratie sur le terrain même du matérialisme, démystifiant toute conception juridique de l’État. La politique, ici, est indissolublement liée à la métaphysique productive : « La fondation matérialiste du constitutionnalisme démocratique s’inscrit chez Spinoza dans le problème de la production35. » Dans l’immanentisme spinoziste, la démocratie est une politique de la multitude organisée dans la production. Spinoza, à cet égard, serait bien le véritable ancêtre de Marx, celui qui a conçu les masses comme motrices de l’histoire ou comme actrices de leur libération. Si son œuvre ne parvient pas à exprimer jusqu’au bout la fondation de la lutte des classes, elle n’en réussit pas moins à énoncer les présupposés d’une telle conception, faisant de l’intervention des masses le fondement de l’activité de transformation et d’émancipation sociales et politiques. Tel est le sens de l’anomalie sauvage du spinozisme, dans les œuvres de la maturité : l’initiative du multiple n’est pas soumise à une synthèse dite transcendantale, faisant valoir la nécessité de l’ordre et du commandement ; par peur de la solitude, la multitude peut s’unir sans s’abolir comme telle.
Ainsi peut-on prendre la mesure du « scandale » spinoziste, loin de toute interprétation libérale ou réformiste. Dans un horizon d’immanence échappant à la loi d’airain de l’idéologie bourgeoise (qui n’est autre que l’organisation de la société de marché), le philosophe hollandais décrit la constitution de la société comme trame du développement de la force productive. La puissance et l’appropriation sont désormais les éléments constitutifs de la collectivité humaine et les conditions de sa libération : « Contre l’hégémonie de l’individualisme possessif, qui est la marque distinctive du xviie siècle, Spinoza pose comme alternative un procès constitutif, non linéaire mais actuel, non téléologique mais déterminé et effectif. Liberté dont le déploiement est constitution d’être, être dont la constitution est production de liberté36. » Puissance contre pouvoir, potentia contre potestas : là où le pouvoir se donnerait comme oppression, superstition, organisation de la peur, la puissance de l’être spinoziste se constituerait comme mouvement d’émancipation. La négation du droit naturel, de l’individualisme et du contrat définirait « l’anti-modernité » radicale du spinozisme. Il n’y aurait pour lui aucun idéal, aucun transcendantal, aucun projet achevé qui puisse combler l’ouverture et la démesure de l’être, unifier les singularités, satisfaire la liberté37.
Spinoza « subversif38 », sauvage, révolutionnaire ? Dans l’histoire négriste de la philosophie, Machiavel, Spinoza et Marx ont sans conteste le beau rôle, puisqu’ils ont su s’émanciper de toutes les grandes fictions forgées par la bourgeoisie pour masquer l’organisation de sa propre domination : « On ne peut trouver chez Spinoza de quoi fixer le rapport de production indépendamment de la force productive. Le refus du concept même de médiation est au fondement de la pensée de Spinoza39. » Spinoza serait l’anti-Hobbes par excellence, refusant le transfert du concept de force productive dans celui de rapport de production grâce aux concepts de représentation et d’obligation : avant son abandon dans le Traité politique, le contrat social n’est dans le Traité théologico-politique que le schème d’un procès constitutif et non le moteur d’un transfert de pouvoir. Bien plutôt, le philosophe opère la constitution, à partir des désirs ou conatus individuels, de ce conatus collectif qu’il nomme « puissance de la multitude ». Les forces sont inséparables d’une productivité qui rend possible leur composition sans médiation : elles sont en elles-mêmes facteurs de socialisation. Ici apparaîtraient le refus de toute idéalisation de l’État, et la portée subversive de la critique du jusnaturalisme classique40 : le droit n’est autre que la puissance ; celui des détenteurs du pouvoir n’est que la puissance que les hommes leur accordent et qu’ils peuvent toujours reprendre. Ainsi la politique est-elle envisagée comme un procès matériel et collectif, prenant en compte le caractère constitutif des conflits. La politique spinoziste se développe à partir de l’antagonisme social et ôte toute raison d’être à la théorie du contrat : « La physique se substitue à toute explication volontariste41. »
En dernière instance, Negri découvre donc dans le républicanisme spinoziste les éléments de sa propre critique de l’appareil d’État, cristallisée autour de plusieurs propositions « anticapitalistes » ou « antibourgeoises ». Spinoza aurait proposé : primo, une vision de l’État qui lui dénie toute transcendance – démystification de l’idée d’autonomie du politique ; secundo, une conception du pouvoir comme fonction subordonnée à la puissance sociale de la « multitude » ; tertio, une théorie de l’organisation constitutionnelle qui la pose comme nécessairement mue par l’antagonisme des hommes. Peu importe en ce sens que le philosophe n’ait pu mener à son terme la critique des pouvoirs, reléguant au second plan la théorie des régimes politiques ; la question de savoir s’il défend la monarchie constitutionnelle, certaines formes d’aristocraties ou la démocratie elle-même sous sa forme radicale reste secondaire, ou plutôt il était nécessaire que Spinoza s’arrêtât en chemin dans sa défense de la démocratie comme forme de gouvernement42. Son projet, en effet, bute sur une limite ou sur une contradiction réelle : comme l’aurait dit Marx, la question de la démocratie ou du gouvernement des masses ne devient un problème réel que dans et par la Révolution. Plutôt que de rechercher le meilleur régime, il s’agit donc de découvrir les meilleures formes de libération43.
Les réactions : pertinence de l’interprétation
Sans doute l’idée d’un Spinoza en rupture avec le jusnaturalisme, voire le contractualisme classiques est-elle partagée par de nombreux commentateurs contemporains. Au-delà de la controverse sur le naturalisme ou l’artificialisme de l’État, comme sur la teneur du « naturalisme » politique spinoziste44, l’accord s’opère autour de la minoration du volontarisme. On en trouve le témoignage dans un ouvrage récent de Christian Lazzeri qui distingue Spinoza et Hobbes : « Le naturalisme intégral du mécanisme de constitution de la démocratie originaire conduit Spinoza […] à éliminer le concept central de la théorie hobbesienne de la souveraineté : celui de représentation45. » Mais la question de l’organisation de la multitude dans l’état civil demeure : Spinoza ne conserve-t-il pas l’idée que, quelles que soient les divergences de croyances, les assemblées politiques possèdent une volonté et un jugement susceptibles de s’exprimer dans un « décret commun », sans quoi les hommes se trouveraient dans une situation analogue à celle de l’état de nature ? En un mot, ne pense-t-il pas malgré tout la convergence des désirs en faisant en sorte que la multitude soit conduite « comme par un seul esprit », formule récurrente du Traité politique, que Negri passe sous silence ?
L’interprétation négriste de Spinoza se heurte ainsi à la question de la nature du pouvoir et de l’État – à l’existence souhaitable d’un appareil d’État. Question de l’institution, question des médiations, question de la possibilité même de la démocratie « absolue » (dépourvue de toute hiérarchie entre gouvernants et gouvernés). En un mot, si Spinoza est bien le penseur du pouvoir constituant de la multitude, est-il réellement le penseur de son auto-organisation sans médiation ni représentation ?
Sans examiner toutes les objections formulées contre l’Anomalie sauvage46, il convient à cet égard de revenir à la question des rapports entre multitudo et imperium, potentia et potestas. Peut-on croire, sinon au dépérissement de l’État, du moins au « crépuscule de la servitude » ? D’accord avec le principe d’une ontologie politique et d’une politique ontologique spinoziste (l’État à constituer n’est pas supérieur ni transcendant aux conatus qui le constituent47), A. Tosel n’en souligne pas moins l’ambivalence profonde de Spinoza : celui qui désespère des masses ne renonce pas pour autant à la tâche de leur culture. Le même chapitre affirme d’un côté que « qui même a éprouvé la complexion si diverse de la multitude, est près de désespérer d’elle : non la raison, mais les seules affections de l’âme la gouvernent » et ajoute, de l’autre, qu’« établir partout des institutions faisant que tous, quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages privés ; c’est là l’œuvre laborieuse à accomplir » (Traité théologico-politique, XVII). Le problème politique est celui de l’appropriation démocratique de l’État : il faut obtenir que la société soit origine du pouvoir, que la multitude rejoigne le pouvoir qui s’origine en elle ; dès lors, l’obéissance des hommes ne sera plus obtenue par la terreur ou la superstition mais par l’espoir et l’amour de la patrie (l’amour de leur propre puissance). La démocratie est la meilleure anticipation d’une communauté rationnelle dès lors que la multitude cesse d’être la masse dont on redoute les débordements passionnels et advient dans l’histoire comme causa sui grâce à des institutions adéquates48.
La difficulté, qui sera cruciale dans l’usage contemporain du spinozisme politique, est donc au cœur de l’interprétation de Spinoza : comment faire advenir la multitude comme sujet politique, comment la faire advenir comme sujet de l’histoire ? La lecture d’Étienne Balibar, à cet égard, est particulièrement précieuse49. L’originalité de Spinoza dans la philosophie politique moderne est d’abord décelée dans le fait que les masses, désormais, ne se réduisent plus à une menace pour la stabilité et la sécurité de l’État, mais qu’elles acquièrent le statut d’objet théorique et historique à part entière. L’aspect subversif de la pensée de Spinoza, en un mot son anomalie sauvage, consiste à avoir adopté ce « point de vue des masses » (et non des classes) sur la politique et sur l’État. Plus précisément : au regard du risque de développement des antagonismes intérieurs qui corrompent les institutions et déchaînent les passions de la multitude, l’histoire se déroule dans l’élément de la crainte des masses, au double sens du génitif, objectif et subjectif – celle qu’elles éprouvent, celle qu’elles inspirent50. L’ambivalence spinoziste est là : animé contradictoirement par sa crainte des masses et par l’espoir d’une démocratie entendue comme libération de masse, Spinoza a conféré au concept de démocratie une importance et une complexité sans égales. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est donc la fécondité de cette aporie, qui tourne autour du concept de multitude51. Comme le relève É. Balibar, le terme est utilisé dans la préface du Traité théologico-politique, au moment de l’analyse du mécanisme de la superstition populaire (« Nul moyen de gouverner la multitude n’est plus efficace que la superstition »), puis de façon éminemment dépréciative : « Aussi bien les gouvernants que ceux qui sont gouvernés sont tous des hommes en effet, c’est-à-dire des êtres enclins à abandonner le travail pour chercher le plaisir. Qui même a éprouvé la complexion si inconstante de la masse est près de désespérer d’elle. Non la raison, en effet, mais les seules affections de l’âme la gouvernent » (chap. XVII). C’est ce danger de l’inconstance et de l’égoïsme des masses que tout État doit affronter en combinant moyens passionnels (piété, patriotisme) et rationnels (visée de l’utilité, respect de la propriété privée), sachant que la manipulation des hommes peut toujours les transformer en « foule féroce » (chap. XVIII). Si Spinoza soutient par conséquent qu’il faut limiter la violence du pouvoir afin de ne pas faire surgir la violence des masses, il affirme simultanément que toute révolution est par nature nuisible et qu’il faut conserver la forme de l’État existant52. Cette « crainte des masses » se fait plus évidente encore dans le Traité politique, écrit après l’événement tragique de 1672 (la révolution orangiste et l’assassinat des frères de Witt), où la multitudo devient le concept fondamental de la politique spinoziste. Selon É. Balibar, Negri a donc raison de souligner l’importance cruciale désormais accordée à la multitude53 ; mais il a tort d’affirmer que la pensée spinoziste de la « constitution » (développement de la puissance de la multitude) ne fait aucune place à l’idée de médiation. L’existence de l’État est celle d’un individu d’individus qui ne peut exister sans se donner « comme une âme », c’est-à-dire comme une volonté54. Or cette unanimité n’est pas acquise mais doit être conquise – ce qui appelle une analyse des conditions qui rendent possible la représentation de la multitude, la rationalisation des processus de décision et la démocratisation de l’appareil d’État.
Peut-on dès lors faire de Spinoza le maître à penser d’une théorie contemporaine de la démocratie absolue ? Ne faut-il pas plutôt déceler dans sa doctrine, évolutive et inachevée, une contradiction qui risque d’affecter le concept même de démocratie ? Selon É. Balibar, l’absence de chapitre sur la démocratie dans le Traité politique ne relève pas tant d’une contingence historique (liée à la mort de l’auteur) que d’une nécessité conceptuelle. La crainte des masses, dans son ambivalence, est au cœur de l’aporie. L’aporie est inévitable dès lors qu’il faut, d’un côté, élargir l’accès aux institutions (la démocratie est l’exigence immanente à tout État), et, dans le même temps, savoir que la masse terrorise lorsqu’elle ne craint pas. Or cette interprétation subtile fait surgir la difficulté des usages contemporains du spinozisme politique : le problème est bien celui de la constitution (réelle, imaginaire) de la multitude dans l’horizon de la communication des affects, le risque persistant étant celui d’une manipulation des foules ou d’une identification produite par des idéologies aliénantes ou intégristes – constitution « négative » de la multitude, que Negri et Hardt semblent négliger et dont l’auteur du Traité théologicopolitique, redoutant les faux prophètes, a au contraire pris toute la mesure. Spinoza, en un mot, nous livre l’énoncé d’un problème qu’il laisse sans solution : comment penser, dans les conditions actuelles, la démocratisation réelle des institutions et de la culture ? Dans sa réponse à É. Balibar, A. Negri accorde au demeurant qu’il a trop peu mis en lumière, dans ses précédents travaux, le caractère de sujet juridique de la multitude, comme l’analyse du procès sans sujet du droit55. Mais la reconnaissance de la nature aporétique du concept de multitude laisse le lecteur sur sa faim : comment penser la convergence des désirs, sinon, comme le dit Negri dans une relecture plus « orthodoxe » de Spinoza, par la formation des mœurs ou de l’esprit civique ? Mais alors, c’est l’usage contemporain – postmoderne – du concept qui redevient problématique56.
Ce cercle était-il inéluctable ? Devait-on chercher en Spinoza un ancêtre de Marx prémuni de ses possibles dérives pour revenir, in fine, à la conscience de ses insuffisances ou de ses contradictions ? À l’évidence, la lecture négriste fait apparaître « l’avantage » du spinozisme sur le marxisme, qui peut rendre raison de l’engouement qu’il suscite : si « la vraie politique de Spinoza, c’est la métaphysique57 », si ce sont les choses (et donc les hommes) par nature qui deviennent autoproductrices, alors il n’est plus besoin d’une avant-garde révolutionnaire pour mettre en ordre le peuple ou pour le mettre en marche dans le sens de l’histoire. Mais cet avantage pourrait se révéler factice, ou porteur d’illusion : car il ne reste plus, contre les mises en garde de Spinoza lui-même, que l’espoir qu’un autre monde, manifestement possible, devienne effectivement réel. C’est bien l’aporie qui est ici féconde et ce débat aura du moins eu le mérite de mettre en lumière la difficulté de la « greffe » du foucaldo-deleuzisme (hybride déjà instable58) sur le spinozo-marxisme (qui l’est tout autant59). Negri et Hardt revendiquent ces inspirations diverses, hétérogènes et multiples : si Foucault a permis de faire apparaître, à la place de la souveraineté et de l’obéissance, l’instance matérielle de l’assujettissement et les processus de subjectivation (illustre précédent dans le projet politique de s’opposer à l’entreprise de Hobbes dans le Léviathan60), Deleuze et Guattari ont en effet su saisir la productivité du social61 – bien qu’ils ne soient parvenus, selon eux, qu’à l’articuler superficiellement62.
Sur ce point, la lecture deleuzienne de Spinoza, telle qu’elle est restituée par Hardt dans son ouvrage sur Deleuze, est révélatrice : la question centrale du spinozisme, selon lui, serait celle des agencements immanents susceptibles d’organiser favorablement les rencontres entre désirs concurrents, sans imposer ni ordre transcendant ni dispositifs de pouvoir non démocratiques63. Consistance ou consolidation et non unification ou totalisation : la multitude est assemblée à travers sa pratique comme un ensemble de désirs et de conduites – « corps social sans organes » dont la constitution ne nie pas la multiplicité des forces sociales qui la composent mais, au contraire, conduit cette multiplicité à un niveau supérieur de puissance d’agir64. Cependant, Hardt ne dissimule pas la difficulté de cet « involontarisme65 » politique : l’art politique de l’assemblage doit encore être inventé. L’ouvrage s’achève par ce qui constitue le programme théorique des auteurs de Multitude et d’Empire : « Dans les pratiques sociales existantes, dans l’expression effective de la culture populaire, dans les réseaux de coopération du travail, nous devons chercher à discerner les mécanismes matériels d’agrégation sociale qui peuvent constituer des relations adéquates, affirmatives et joyeuses, et donc des assemblages puissants. Combler le passage de la multiplicité à la multitude demeure pour nous le projet central pour une pratique politique démocratique66. »
Or le métissage du spinozisme, du marxisme et du foucaldo-deleuzisme – composé instable de volontarisme et d’involontarisme – permet-il de conduire ce projet à terme ? Sans doute est-il délicat de penser la multitude contre le peuple, dès lors que l’on doute de la bonté ou de l’innocence naturelle de toutes les multitudes67, dès lors que l’on s’interroge sur l’efficacité d’une conception spontanéiste de l’organisation politique qui semble exclure le risque du conflit ou parier sur sa résolution immédiate (l’antagonisme entre les hommes et leurs désirs aurait-il soudain disparu ?). Selon Daniel Bensaïd, la notion de multitude, importée du machiavélisme et du spinozisme (de l’époque, donc, où la « plèbe » était préindustrielle et non organisée en classes), est à la fois théoriquement confuse, sociologiquement imprécise, philosophiquement obscure, et stratégiquement vide : soit qu’il souligne la fragilité conceptuelle de la définition dite « ontologique », au moment où, paradoxalement, les auteurs reviennent à Machiavel et Spinoza, en deçà de Hegel et Marx, pour mettre en scène le passage du moderne au postmoderne ; soit qu’il insiste sur l’impressionnisme du concept dont la fonction est de conjurer toute tentation d’hypostase unitaire du sujet de l’histoire (le Peuple, le Prolétariat) ; soit qu’il dénonce le fétichisme d’une multitude érigée à son tour en grand Sujet mythique, miraculeusement préservé de toute contradiction, de toute aliénation ou de tout fanatisme, et voué à un destin héroïque ; soit qu’il condamne enfin l’erreur consistant à congédier la politique comme art des médiations en récusant l’autonomie du politique désormais confondu avec la lutte sociale – ce qui conduit, in fine, à la transsubstantiation suspecte du communisme en amour68.
La question demeure donc en suspens. Faudra-t-il dire avec Deleuze, dans son dernier grand texte, l’Épuisé : « Il n’y a plus de possible : un spinozisme acharné69 » ? Ou l’acharnement sur le spinozisme deleuzianisé pour fonder un nouvel art politique est-il précisément voué à se heurter aux apories de la conjonction, sur un même plan d’immanence, d’une philosophie substantielle des corps et d’une théorie immatérielle des réseaux ? Peut-être faut-il s’y résoudre : les micropouvoirs foucaldiens ou la micropolitique deleuzienne ne permettent pas d’isoler chez Spinoza de quoi penser l’agencement des multiplicités70. Bien plus ambivalent que Negri à l’égard des institutions71, Deleuze, au demeurant, n’a jamais tenté de faire entrer le philosophe dans le moule de sa propre conceptualité politique : son Spinoza reste sur ce point un « classique » penseur de la loi et de l’Etat72. En dernière instance, on pourrait donc dire du Spinoza de Hardt et Negri quelque chose d’analogue à ce que dit É. Balibar du Hobbes de Carl Schmitt : les auteurs vont chercher chez lui des réponses aux questions que leur propre théorie n’a pas pu, ou su, résoudre73 – et c’est finalement Spinoza qui résiste à l’usage que l’on tente d’en faire, lorsque l’on tente de l’enrôler sous des bannières idéologiques dont sa théorie le prémunit.
- *.
Maître de conférences en philosophie à l’université de Bordeaux III, auteur notamment de Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, Puf, coll. « Fondements de la politique », 2004.
- 1.
Cité par Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, trad. N. Guilhot, Paris, La Découverte, 2004, p. 373.
- 2.
A. Negri, « Pour une définition ontologique de la multitude », Multitudes, n° 9, mai-juin 2002, p. 36-48, ici p. 41.
- 3.
F. Lordon, la Politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 14. Voir aussi l’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, à paraître. Nous remercions chaleureusement F. Lordon de nous avoir donné connaissance de ces travaux.
- 4.
Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « La multitude ou le peuple ? Réflexions sur une politique de la multiplicité », Critique, n° 654, novembre 2001, p. 880-897.
- 5.
C’est le cas dans les travaux du sociologue du travail Philippe Zarifian, qui propose un usage « éthique » du spinozisme destiné à combler les lacunes affectives de la théorie habermasienne (Éloge de la civilité. Critique du citoyen moderne, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 238).
- 6.
L’usage du concept de « multitude » se retrouve ainsi chez certains penseurs postmarxistes comme Jean Robelin (la Rationalité de la politique, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 248).
- 7.
Dans son excellente introduction au Traité politique, Laurent Bove prolonge l’analyse : « Spinoza, après Machiavel – auquel le Traité politique rend explicitement hommage –, est le premier philosophe, avant Marx, à ne pas écrire une nouvelle Weltanschauung politique “privée”, contre le mouvement réel des masses, mais à inscrire sa réflexion dans le mouvement même de l’affirmation absolue de l’existence de la multitudinis potentia » (introduction au Traité politique, Paris, Le Livre de poche, 2002, p. 9 ; voir du même auteur, la Stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996).
- 8.
Voir André Tosel, « Des usages “marxistes” de Spinoza. Leçons de méthode », dans Olivier Bloch (sous la dir. de), Spinoza au xxe siècle, Paris, Puf, 1993, p. 515-525.
- 9.
La référence à Spinoza est associée à la référence à Marx chez Toussaint Desanti, Pierre Ma cherey (coauteur de Lire le Capital et auteur de l’Introduction à l’Éthique de Spinoza, 5 volumes, Paris, Puf, 1994-1998), Étienne Balibar (également coauteur de Lire le Capital), A. Tosel, Jacques Bidet et Alexandre Matheron, qui déclare notamment : « Au début, j’avais commencé à étudier Spinoza parce que j’y voyais quelqu’un qui avait eu le grand mérite […] d’être un précurseur de Marx ; et maintenant, j’ai plutôt tendance à voir dans Marx quelqu’un qui a le grand mérite d’être l’un des successeurs de Spinoza dans certains domaines » (entretien avec L. Bove et Pierre-François Moreau, Multitudes, n° 3, novembre 2000).
- 10.
L’expression est utilisée par P. Macherey à propos d’Althusser (voir Franck Fischbach, la Production des hommes. Marx avec Spinoza, « Actuel Marx », Paris, Puf, 2005, p. 9).
- 11.
À l’évidence, il faudrait revenir en amont à la lecture de Spinoza par Marx lui-même, qui conduit l’auteur d’une passionnante confrontation de leurs philosophies à dire que « si Marx a bien recueilli quelque chose de Spinoza, ce nous semble être précisément sa conception de la substance en tant qu’elle engage une ontologie de la production et de l’activité comme activité infiniment, naturellement, nécessairement et matériellement productive » (F. Fischbach, la Production des hommes…, op. cit., p. 27).
- 12.
Louis Althusser, « Sur Spinoza », dans Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974, p. 73.
- 13.
Ibid., p. 65-83. Peu importe à cet égard la distorsion subie par les catégories spinozistes, instrumentalisées ou reconceptualisées afin d’analyser l’histoire (voir Jean-Pierre Cotten, « Althusser et Spinoza », dans Spinoza au xxe siècle, op. cit., p. 501-514).
- 14.
A. Negri, le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, Puf, 1997, p. 36.
- 15.
Pour Manfred Walther (« Carl Schmitt et Baruch Spinoza ou les aventures du concept du politique », dans Spinoza au xxe siècle, op. cit., p. 361-374), Schmitt propose un double usage de Spinoza. D’un côté, Spinoza aurait esquissé la première ébauche conceptuelle d’une théorie du pouvoir constituant comme instance organisatrice inorganisable (la Dictature, trad. M. Köller et D. Séglard, Paris, Le Seuil, 2000, p. 147). De l’autre, il serait le premier libéral en politique à avoir proclamé l’autonomie de l’espace intérieur de la subjectivité, laquelle trouve son épanouissement dans la liberté d’opinion, introduisant ainsi la crise de l’État en tant que représentant terrestre de l’absolu (le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, trad. D. Trierweiler, Paris, Le Seuil, 2002, p. 117-118).
- 16.
Voir F. Fischbach, qui insiste sur trois thèses communes : 1. la thèse de la secondarité de la conscience de soi ; 2. la thèse de l’identité de la nature et de l’histoire ; 3. la position d’une ontologie de l’activité productive. La philosophie du conatus, en un sens, s’apparente à celle du mode de production et de la force productive puisque le conatus cherche à accroître l’existence, ce qui ne peut se faire sans que des conditions nouvelles soient engendrées. Surtout, ni Spinoza ni Marx ne partent du sujet : le premier part de la substance comme activité infinie de production, c’est-à-dire comme unité du produire (la nature naturante) et du produit (la nature naturée) ; le second part des rapports de production (la Production des hommes…, op. cit., p. 137).
- 17.
M. Hardt et A. Negri, Empire, trad. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000, p. 97-98.
- 18.
« Puisqu’il ne saurait y avoir de médiation extérieure, le singulier est présenté comme la multitude » (ibid., p. 106).
- 19.
Ibid., p. 110-111.
- 20.
M. Hardt et A. Negri, Empire, op. cit., p. 233.
- 21.
Même s’il faut reconnaître les limites de cette émancipation, qui demeure abstraite, parfois trop loin du réel au regard de l’association, en un sens mystique, du naturel et du divin, que l’Éthique met en œuvre (ibid., p. 234-235).
- 22.
Ibid., p. 416.
- 23.
M. Hardt et A. Negri, Multitude…, op. cit., p. 375. On conçoit dès lors que pour les collaborateurs de la revue Multitudes qui s’inscrivent dans la continuité de ces analyses, l’ontologie non dialectique de la multiplicité, de la différence et de l’hétérogénéité qui permet d’appréhender les multitudes soit antisouverainiste et en cela « résolument spinoziste » (Yoshihiko Ichida, Maurizio Lazzarato, François Matheron et Yann Moulier-Boutang, « La politique des multitudes », Multitudes, n° 9, mai-juin 2002, p. 13-24, ici p. 21).
- 24.
M. Hardt et A. Negri, Multitude…, op. cit., p. 226. « Le corps humain, écrit-il, est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature différente), chacun d’eux étant lui-même extrêmement composé » – et pourtant cette multitude de multitudes est capable d’agir en commun comme un seul corps (Spinoza, Éthique, livre II, prop. 13, postulat 1).
- 25.
Ibid., p. 230-231.
- 26.
Sur l’apologie du « carnaval », ibid., p. 246-249.
- 27.
M. Hardt et A. Negri, Multitude…, op. cit., p. 328-329.
- 28.
Ibid., p. 358.
- 29.
Ibid., p. 423-424.
- 30.
Il n’est pas outré de souligner la proximité paradoxale, dans l’usage du concept de pouvoir constituant, entre Negri et Schmitt (voir M. Walther, « Carl Schmitt et Baruch Spinoza… », art. cité). Or, présent lors de cette conférence, Negri s’en défend en déclarant « ne pas saisir jusqu’à quel point l’interprétation de Spinoza par Schmitt peut rejoindre une interprétation de la pensée politique de Spinoza comme pouvoir constituant, comme pouvoir de la liberté » (p. 373).
- 31.
A. Negri, le Pouvoir constituant, op. cit., p. 43.
- 32.
Comme chez Machiavel et Marx, chez Spinoza, « l’absence de constitutions préalables et de finalité se combine avec la puissance subjective de la multitude, faisant ainsi du social la matérialité aléatoire d’un rapport universel, la possibilité même de la liberté » (ibid., p. 20).
- 33.
A. Negri, le Pouvoir constituant, op. cit., p. 49.
- 34.
Id., « L’antimodernité de Spinoza », art. cité, p. 217.
- 35.
Id., l’Anomalie sauvage, trad. F. Matheron, Paris, Puf, 1982, p. 30.
- 36.
A. Negri, l’Anomalie sauvage, op. cit., p. 332.
- 37.
Id., « L’antimodernité de Spinoza », dans Spinoza au xxe siècle…, op. cit., p. 217.
- 38.
Id., Spinoza subversif. Variations inactuelles, trad. M. Raiola et F. Matheron, Paris, Kimé, 1994, p. 19.
- 39.
Ibid., p. 227.
- 40.
La critique du droit naturel tisse le lien qui unit Spinoza à Marx : selon Negri, « son naturalisme est si oblique, et ses connotations matérialistes sont si fortes, qu’il serait tout simplement grotesque de le définir [Spinoza] comme un penseur jusnaturaliste » (A. Negri, le Pouvoir constituant, op. cit., p. 406). Au contraire, il incarnerait le dynamisme contre la statique du droit naturel, la création contre le contrat, la vitalité et l’innovation contre l’ordre et la hiérarchie.
- 41.
A. Negri, Spinoza subversif, op. cit., p. 298.
- 42.
Negri le reconnaît plus clairement encore dans son Spinoza subversif que dans l’Anomalie sauvage (op. cit., p. 33).
- 43.
A. Matheron, préface à l’Anomalie sauvage, op. cit., p. 22.
- 44.
Faute de place, nous ne pouvons entrer dans l’exposition de ce débat complexe. Nous renverrons simplement à l’article d’É. Balibar, qui propose un état de la question et discute les thèses d’A. Matheron, Lee C. Rice, A. Negri et P.-F. Moreau que nous aborderons plus loin (« Potentia multitudinis, quae una veluti mente ducitur », dans Ethik, Recht und Politik bei Spinoza, Zürich, Schulthess, 2001, p. 105-137). Nous remercions chaleureusement É. Balibar de toutes ses précieuses suggestions.
- 45.
Christian Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de Hobbes, Paris, Puf, 1998, p. 281. C. Lazzeri orchestre ainsi le contraste entre les deux pensées : « Pour Hobbes, la multitude n’est qu’un ensemble (si l’on peut employer ce terme) naturel d’individus dépourvu de tout principe d’unité qui se forme seulement dans l’acte de représentation d’une personne artificielle et destinée à disparaître – comme multitude – dans un peuple, si elle se donne par convention un représentant. Pour Spinoza, dont l’emploi constant du terme s’explique en grande partie par sa critique de Hobbes, la multitude est un ensemble naturel d’individus dont seul l’état varie selon le degré plus ou moins élevé d’intégration naturelle de ses membres à l’égard de l’ensemble plus ou moins structuré qu’ils forment » (ibid., p. 282). Sur cette opposition, voir les articles réunis dans Daniela Bostrenghi (sous la dir. de), Hobbes e Spinoza. Scienza e Politica, Naples, Bibliopolis, 1992.
- 46.
P. Macherey revient ainsi sur l’« interprétation sauvage » de Spinoza par Negri, qui serait plus hégélien ou dialecticien qu’il ne l’avoue (« Negri : de la médiation à la constitution (description d’un parcours spéculatif) », dans Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, Puf, 1992, p. 247 ; voir aussi la préface à l’Anomalie sauvage : « Spinoza présent »). A. Matheron insiste pour sa part sur l’importance des institutions chez Spinoza, y compris l’Église, l’Armée et la Propriété, dont la fonction est « d’encadrer la population dans son ensemble » (Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1988, p. 340). Voir aussi Myriam Revault d’Allonnes, « Hannah Arendt et Spinoza : le politique sans la domination », dans Spinoza au xxe siècle…, op. cit., ici p. 384.
- 47.
A. Tosel, Spinoza et le crépuscule de la solitude, Paris, Aubier, 1984, p. 275.
- 48.
A. Tosel, Spinoza et le crépuscule de la solitude, op. cit.
- 49.
Voir É. Balibar, « Spinoza, l’anti-Orwell », dans la Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, p. 57-99 ; « Potentia multitudinis, quae una veluti menti ducitur », art. cité, p. 105-137. Il faudrait également se référer à l’ensemble des travaux récents d’É. Balibar sur la « transindividualité » chez Spinoza.
- 50.
Voir É. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, Puf, 1985, p. 51.
- 51.
Absent de l’Éthique qui fait référence au vulgus (le vulgaire ou la foule ignorante qui vit dans l’illusion anthropomorphique et téléologique), le terme de multitudo fait son apparition dans le Traité théologico-politique, mais sans l’apologie qui permettrait d’accréditer la lecture négriste. É. Balibar le souligne : plebs, vulgus, multitudo sont réservés à l’aspect négatif, antagoniste et violent, destructeur de la vie sociale, par opposition à l’aspect positif du droit naturel que désigne le populus, l’ensemble des cives. Dans le chapitre XVI en particulier, Spinoza ne parle jamais ni de multitudo, ni de plebs, ni de vulgus, notamment pas à propos de la démocratie, qu’il présente comme l’état « le plus naturel », c’est-à-dire à la fois comme une forme d’État parmi d’autres (l’imperium populaire) et comme la vérité originaire des différentes constitutions. Mais alors que vulgus (foule ignorante, pleine de préjugés) et plebs (masse du peuple par opposition aux gouvernants) sont présents d’un bout à l’autre du Traité théologico-politique, multitudo, qui représente l’unité des deux aspects, n’intervient qu’en trois points stratégiques.
- 52.
À cet égard, une lecture récente va jusqu’à invoquer le conservatisme politique spinoziste : « Il ne s’agit pas de conserver ce qui existe, mais de faire exister ce qui se conserve » (François Zourabichvili, le Conservatisme paradoxal de Spinoza, Paris, Puf, 2002, p. 262).
- 53.
Charles Ramond l’interprète comme politique more arithmetico, la démocratie étant avant tout caractérisée par la « loi du nombre » (introduction à Spinoza, Traité politique, Paris, Puf, 2005). Nous le remercions ici pour ses suggestions.
- 54.
Spinoza, Traité politique, III, 5. Dans son ouvrage de référence, P.-F. Moreau définit précisément le problème de l’État de la façon suivante : comment faire pour que tous les hommes soient, malgré l’autonomie de leur mens, conduits comme par une seule âme ? Afin de créer l’union des esprits et des cœurs, il convient de mettre en place des mécanismes qui assurent que le corps politique pourra se donner cette identité que le corps biologique possède spontanément, grâce à son haut degré de composition et à son intégration fondée sur la différenciation. Pour subsister, assurer la sécurité et la liberté, les hommes doivent donc coopérer, se répartir les tâches, créer une multitude de fonctions et d’institutions qui sont comme les organes de l’État (Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, Puf, 1994, p. 454). Pour une interprétation à la fois « individualiste » (anti-holiste) et « physicaliste », voir L. J. Rice, “Individual and Community in Spinoza’s Social Psychology”, dans Edwin Curley et P.-F. Moreau (eds), Spinoza: Issues and Directions. Proceedings of the Chicago Spinoza Conference, Leiden, E. J. Brill, 1990, p. 271-285).
- 55.
A. Negri, Spinoza subversif, op. cit., p. 55, 59 et 77.
- 56.
Dans la lignée d’Althusser, la perspective de la praxis doit l’emporter ici sur une pensée formaliste des droits de l’homme, hantée par l’opposition entre démocratie et totalitarisme, incapable de se déprendre d’un humanisme caduc : « En montrant qu’individualité et multitude sont indissociables, Spinoza montre aussi par avance l’absurdité des théories du totalitarisme, qui ne voient dans les mouvements de masses que la figure d’un mal historique radical, et ne savent lui opposer que la foi dans l’éternel recommencement de la conscience humaine et dans la capacité d’instituer le règne des droits de l’homme. Bien loin lui-même d’être un démocrate au sens que nous pourrions donner à ce terme, Spinoza se trouve peut-être fournir par là à notre actualité des indications et des moyens de pensée contre la sujétion qui sont plus durables que s’il avait réussi à décrire les institutions de la démocratie. Sa crainte des masses n’est pas de celles, totalement irrationnelles, qui paralysent l’intelligence et ne peuvent servir qu’à stupéfier les individus. L’effort de comprendre qui l’habite est suffisant pour qu’elle puisse servir à résister, à lutter, et à transformer la politique » (« Spinoza, l’anti-Orwell », art. cité, p. 99).
- 57.
A. Negri, l’Anomalie sauvage, op. cit., p. 328.
- 58.
La lecture deleuzienne de Foucault comme philosophe de la multiplicité, notamment celle des rapports de force dans la Volonté de savoir, permet de mesurer les convergences et les divergences : selon Foucault lu par Deleuze, le pouvoir est diagrammatique, il procède à l’émission et à la distribution de singularités. À la fois locaux, instables et diffus, les rapports de pouvoir n’émanent pas d’un point central ou d’un foyer unique de souveraineté mais relèvent d’une stratégie anonyme. En un mot, les rapports de pouvoir sont des rapports différentiels qui déterminent des singularités (affects). L’actualisation qui les stabilise, qui les stratifie, est une intégration, c’est-à-dire une opération qui consiste à tracer « une ligne de force générale », à relier les singularités, à les aligner, à les homogénéiser, à les mettre en série, à les faire converger. À cet égard, il n’est pas d’intégration globale, mais seulement des intégrations partielles, chacune en affinité avec tels rapports ou tels points singuliers. Les facteurs intégrants, agents de stratification, constituent des institutions : État, famille, marché… qui ne sont que des pratiques, « des mécanismes opératoires qui n’expliquent pas le pouvoir, puisqu’elles en supposent les rapports et se contentent de les “fixer”, sous une fonction reproductrice et non productrice. Il n’y a pas d’État, mais seulement une étatisation » (Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 82).
- 59.
F. Fischbach est récemment parvenu à en livrer une impressionnante synthèse : « Le problème pour Marx est de déterminer à quelles conditions l’activité productive des hommes pourrait permettre ce qu’aucune forme de société n’a permis jusqu’ici, à savoir l’autoactivation de leur être, l’affirmation individuelle et collective de leur puissance d’agir, une affirmation que Spinoza dirait “joyeuse” et que Marx qualifie plus volontiers de “jouissance” » (F. Fischbach, la Production des hommes…, op. cit., p. 145). La question est la suivante, et on peut la rapprocher, dans un tout autre registre, de celle de Negri et Hardt : comment en finir avec des conditions sociales qui ont pour effet de retourner contre les hommes leur propre activité productive, et ainsi de transformer en impuissance, négation, passivité, appauvrissement et peine ce qui est au contraire l’élément même de l’augmentation de leur puissance, de leur affirmation, de leur activité, de leur enrichissement et de leur jouissance ?
- 60.
Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard, 1997, p. 26 (voir p. 30).
- 61.
« En fin de compte, ce que Foucault ne réussit pas à appréhender, c’est bien la dynamique réelle de la production dans la société biopolitique. Au contraire, Deleuze et Guattari nous offrent une compréhension proprement poststructuraliste du biopouvoir, qui renouvelle la pensée matérialiste et s’ancre solidement dans la question de la production de l’être social » (Empire, op. cit., p. 54).
- 62.
D’où la nécessité de s’en référer au néo-marxisme italien. Voir notamment P. Virno, Grammatica delle moltitudine. Per une analisi delle forme di vita contemporanee, Rome, Derive Approdi, 2002, qui oppose encore Spinoza et Hobbes.
- 63.
M. Hardt, Gilles Deleuze. An Apprenticeship in Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993, p. 110.
- 64.
G. Deleuze, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.
- 65.
Voir F. Zourabichvili, « Deleuze et le possible (de l’involontarisme en politique) », dans Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Luisant, Synthelabo, 1998, p. 335-357.
- 66.
M. Hardt, Gilles Deleuze. An Apprenticeship in Philosophy, op. cit., p. 122 (notre traduction).
- 67.
Voir Jacques Rancière, « Peuple ou multitudes ? », Multitudes, n° 9, mai-juin 2002, p. 95-100.
- 68.
Daniel Bensaïd, Un monde à changer, Paris, Textuel, 2003, p. 69-89. Voir « Antonio Negri et le pouvoir constituant », Résistances, Paris, Fayard, 2001, p. 193-212. Sur cette transsubstantiation du communisme en amour, on se reportera notamment aux toutes dernières pages de Multitude.
- 69.
Gilles Deleuze, l’Épuisé, Paris, Minuit, 1992, p. 57.
- 70.
Voir Philippe Mengue, Gilles Deleuze ou le système du multiple, Paris, Kimé, 1994.
- 71.
Voir F. Zourabichvili, « Les deux pensées de Deleuze et Negri : une richesse et une chance », Multitudes, n° 9, mai-juin 2002, p. 137-141.
- 72.
G. Deleuze, « Société », dans Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 145-147 : « État (civil) dans lequel un ensemble d’hommes composent leur puissance respective de manière à former un tout de puissance supérieure. Cet état conjure la faiblesse et l’impuissance de l’état de nature, où chacun risque toujours de rencontrer une force supérieure à la sienne capable de le détruire. L’état civil ou de société ressemble à l’état de raison, et pourtant il ne fait que lui ressembler, le préparer ou en tenir lieu (Éthique, IV, 35 sc., 54, sc. 73 ; Traité théologico-politique, XVI). Car dans l’état de raison, la composition des hommes se fait suivant une combinaison de rapports intrinsèques, déterminée par les notions communes et les sentiments actifs qui en découlent (notamment liberté, fermeté, générosité, pietas et religio du second genre). Dans l’état civil, la composition des hommes ou la formation du tout se fait suivant un ordre extrinsèque, déterminé par des sentiments passifs d’espoir et de crainte. Dans l’état de raison, la loi est une vérité éternelle, c’est-à-dire une règle naturelle pour le plein développement de la puissance de chacun. Dans l’état civil, la loi borne ou limite la puissance de chacun, commande et interdit, d’autant plus que la puissance du tout dépasse celle de l’individu (Traité politique) : c’est une loi “morale” qui fixe le bien et le mal, le juste et l’injuste, les récompenses et les châtiments (Éthique, IV, 37, sc. 2). » On comprend que dans sa préface à l’Anomalie sauvage, Deleuze souligne le caractère « antijuridique » de la lecture de Negri – lecture qui n’est pas la sienne, bien qu’il dénonce sans cesse les illusions de l’État de droit.
- 73.
É. Balibar, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », préface de l’ouvrage de C. Schmitt, le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, op. cit., p. 48.