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La troisième vérité. Fiction, roman, histoire

Fiction, roman, histoire

Pourquoi un romancier choisit-il un sujet d’histoire politique contemporaine ? Et de quels moyens littéraires dispose-t-il pour faire le récit de ces événements ? Si l’historien recherche la vérité des faits et le roman une vérité d’ordre moral, l’ambition de Cercas est de construire une « troisième vérité », née de la confrontation des deux premières, qui les intègre dans une forme commune.

1.

Qu’est-ce qu’un roman ? Un roman est tout ce qui se lit comme tel ; c’est-à-dire que si un lecteur était capable de lire l’annuaire de Londres comme un roman, l’annuaire de Londres serait un roman ; c’est toujours le lecteur qui décide quel genre de livre il lit. En ce sens, il ne fait aucun doute que mon livre Anatomie d’un instant est un roman. Appartient-il aussi à un autre genre ? Je n’en sais rien. Je sais en revanche que ce livre a semblé étrange à certains lecteurs.

Il l’est peut-être. Anatomie explore un instant décisif de l’histoire récente de l’Espagne. Cela s’est passé l’après-midi du 23 février 1981, six ans après la mort du général Franco, quand un groupe de gardes civils est entré dans un Parlement espagnol bondé, et a ouvert le feu dans l’intention d’en finir avec la démocratie, instaurée à peine quatre ans auparavant. Seulement trois des parlementaires ont refusé d’obéir à leurs ordres et de s’allonger sous les sièges : un des trois était Adolfo Suárez, ancien secrétaire général du parti unique franquiste, premier président du gouvernement démocratique et principal architecte de la transition de la dictature à la démocratie ; le deuxième était Manuel Gutiérrez Mellado, vice-président du gouvernement et ancien général franquiste reconverti en leader de l’armée démocratique ; le dernier était Santiago Carrillo, secrétaire général du parti communiste, leader de l’anti-franquisme durant la dictature et, avec Adolfo Suárez, coarchitecte de la transition. J’ai toujours pensé que les questions les plus constructives sont celles que posent les enfants (« Pourquoi les pommes tombent-elles vers le bas et pas vers le haut ? » par exemple : assurément une question dont Newton s’est beaucoup inspiré), aussi mon livre pose une question élémentaire, presque infantile : pourquoi précisément ces trois-là ? Pourquoi ceux qui ont risqué leur vie pour la démocratie furent justement ces trois hommes qui l’avaient méprisée durant presque toute leur vie ? Quel est le sens de cet instant ? Quel est le sens de ce triple geste ? Et surtout : nous devinons presque immédiatement les raisons du geste de Gutiérrez Mellado, un vieux général qui avait fait la guerre avec Franco et avait la discipline dans le sang, et les raisons du geste de Santiago Carrillo, un vieux communiste qui avait fait la guerre contre Franco et avait l’antifranquisme dans le sang, mais pourquoi le geste de Suárez − quelqu’un pour qui, cela dit entre parenthèses, je n’avais pas la moindre sympathie avant d’écrire mon livre −, quel est le sens du geste de cet homme, que représente l’image qu’a enregistrée de lui la télévision, celle de Suárez assis sur son siège bleu de président, seul, statufié et spectral dans un désert de sièges vides tandis que les balles sifflent autour de lui dans l’hémicycle ?

Pour tenter de répondre à ces questions ou d’approfondir le sens de cet instant, on doit se plonger dans les biographies des trois protagonistes et enquêter sur les hasards invraisemblables qui les unissent et les séparent, on doit expliquer le coup d’État du 23 février, raconter l’histoire du triomphe de la démocratie en Espagne dans les années 1970 et 1980. Mon livre le fait dans une forme particulière. Anatomie s’apparente à un livre d’histoire, il s’apparente à un essai, il s’apparente aussi à une chronique ou à un reportage journalistique ; par moments, il semble être un tourbillon de biographies parallèles et opposées se croisant à un carrefour de l’histoire ; par moments, il ressemble même à un roman, peut-être à un roman historique. Il est absurde de nier qu’Anatomie est tout cela, ou qu’au moins il en participe. Or, un tel livre peut-il être fondamentalement un roman ? À nouveau, qu’est-ce qu’un roman ?

2.

Le roman moderne est un genre unique car on peut dire que toutes ses possibilités sont contenues dans un seul livre : Cervantès fonde le genre dans le Quichotte et, en même temps, il l’épuise − même si c’est en le rendant inépuisable ; ou autrement dit : dans le Quichotte, Cervantès définit les règles du roman moderne en délimitant le territoire dans lequel tous les romanciers évoluent depuis lors et que nous n’avons pas encore fini de coloniser. Quel est ce genre unique ? Ou, du moins, que représente-t-il pour son créateur ? Pour Cervantès, le roman est un genre des genres, c’est aussi, ou plutôt, un genre dégénéré car c’est un genre bâtard, un genre sine nobilitate, un genre snob ; les genres nobles étaient, aux yeux de Cervantès comme aux yeux des hommes de la Renaissance, les genres classiques, aristotéliciens : la poésie lyrique, le théâtre, la poésie épique. C’est pour cela, parce qu’il appartient par défaut à un genre non noble, que le Quichotte fut à peine apprécié de ses contemporains ou qu’il fut simplement considéré comme un livre divertissant, comme un best-seller dépourvu de sérieux. C’est pourquoi il ne faut pas se leurrer : comme le dit José Maria Valverde, Cervantès n’aurait jamais gagné le prix Cervantès qui est le prix littéraire espagnol le plus prestigieux. Et c’est aussi pour cette raison que dans le Quichotte, Cervantès se soucie d’inscrire son livre dans le sillage d’un héritage et le définit comme « de la poésie épique en prose », essayant ainsi de le greffer sur la tradition d’un genre classique et de l’assimiler. Cela dit, le plus curieux, c’est que c’est précisément cette tare initiale qui finit par constituer le centre névralgique et la vertu principale du genre : son caractère entièrement libre, hybride, presque infiniment malléable, le fait qu’il s’agisse, comme je le disais, d’un genre où entrent tous les genres, et qui se nourrit de chacun d’entre eux. Il est évident que seul un genre dégénéré pouvait devenir un genre de cette sorte, seul un genre plébéien, un genre qui n’avait pas l’obligation de protéger sa pureté ou sa vertu aristocratiques, pouvait se croiser avec tous les autres genres, se les approprier et devenir ainsi un genre hybride. C’est exactement ce qu’est le Quichotte : un grand capharnaüm où, unis par le fil extrêmement ténu des aventures de don Quichotte et Sancho Panza, tous les genres littéraires de l’époque, de la poésie à la prose, du discours judiciaire au discours historique ou politique, du roman pastoral au roman sentimental, picaresque ou byzantin, se fondent en un amalgame inédit, comme dans une encyclopédie recensant les possibilités narratives et rhétoriques connues de son auteur. Tel est exactement le Quichotte et tel est aussi exactement le roman, et en particulier un courant fondamental du roman, celui qui va de Sterne à Joyce, de Fielding ou Diderot à Georges Perec ou Italo Calvino.

Plus encore : peut-être y aurait-il lieu de relater l’histoire du roman comme l’histoire de la manière selon laquelle le roman essaie de s’approprier d’autres genres, comme s’il n’était jamais satisfait de lui-même, de sa condition plébéienne et de ses propres limites, et qu’il aspirait toujours à être autre, grâce à sa versatilité essentielle, s’efforçant d’élargir constamment les frontières du genre. Ceci est déjà manifeste au xviiie siècle, les Anglais volent le genre aux Espagnols, le roman nous échappe alors littéralement des mains, car ils apprennent bien avant et bien mieux que nous la leçon de Cervantès. Mais cela devient évident surtout à partir du xixe siècle, qui est le siècle du roman, le siècle dans lequel le roman lutte à bras-le-corps pour ne plus être considéré uniquement comme un simple divertissement et conquérir une place parmi les genres nobles. Balzac aspirait à comparer le roman à l’histoire et c’est pourquoi il affirme dans les Petites Misères de la vie conjugale que « le roman est l’histoire privée des nations ». Des années plus tard, dans la seconde moitié du siècle, Flaubert, à la fois principal partisan et rival de Balzac, ne se contentait pas de cela et, comme le prouve à maintes reprises sa correspondance, il était obsédé par l’ambition d’élever la prose à la catégorie esthétique du vers, rêvant ainsi d’atteindre avec le roman la rigueur et la complexité formelle de la poésie. Un grand nombre des principaux rénovateurs du roman de la première moitié du xxe siècle adoptent Flaubert comme modèle et, chacun à sa façon − Joyce revenant à la multiplicité stylistique, narrative et discursive de Cervantès, Kafka revenant à la fable pour imaginer des cauchemars, Proust épuisant les ressorts du roman psychologique −, prolongent l’intention de Flaubert, mais certains, surtout quelques écrivains en Allemagne − je pense par exemple à Thomas Mann et Robert Musil −, s’efforcent de doter le roman de l’épaisseur de l’essai, transformant les idées philosophiques, politiques et historiques en des éléments aussi remarquables dans le roman que les personnages ou la trame. Le journalisme, un des grands genres narratifs de la modernité, n’a pas résisté lui non plus à l’appétit omnivore du roman. Le « nouveau journalisme » des années 1960 prétendait, comme l’affirmait Tom Wolfe, que le journal se lirait de la même façon qu’un roman, entre autres raisons parce que le style journalistique se servait des stratégies du roman, mais le résultat ne fut pas seulement que le journalisme cannibalisa le roman mais aussi, dans les meilleurs cas − je me réfère naturellement à De sang-froid, de Truman Capote −, que le roman cannibalisa le journalisme, usant de tous les recours de ce dernier et transformant la matière journalistique en matière romanesque.

La poésie épique, l’histoire, la poésie, l’essai, le journalisme sont quelques-uns des genres littéraires que le roman a phagocytés tout au long de son histoire ; ce sont aussi quelques-uns des genres auxquels prend part, à sa manière, Anatomie d’un instant, un livre pour lequel il n’y aura peut-être pas d’autre recours, de ce point de vue, que de le considérer comme un roman, ne serait-ce que parce que, depuis Cervantès, nous avons l’habitude de parler de roman pour ce genre de livres hybrides. Pour le reste, il convient de dire qu’Anatomie n’est certainement pas un livre isolé ou exceptionnel ; d’autres livres d’auteurs contemporains explorent des territoires contigus au sien. En effet, si elle est bien un trait essentiel du roman, l’hybridation des genres est aussi un trait essentiel du postmodernisme. Jorge Luis Borges, qui est peut-être le fondateur involontaire du postmodernisme (et entre parenthèses, un des auteurs qui a le plus influencé mon écriture), a mis presque quarante ans à se trouver lui-même en tant que narrateur et quand il l’a fait, ce fut avec un récit intitulé « L’approche de l’Almotasim », publié dans un recueil d’essais, Histoire de l’infamie-Histoire de l’éternité, et qui prenait la forme d’un essai, le compte rendu d’un livre fictif intitulé The Approach to Al-Mu’tasim. Ce mélange singulier de fiction et de réalité, de narration et d’essai, ouvre à Borges les portes de ses grands livres narratifs dans lesquels grand nombre de ses meilleurs récits − « Pierre Menard, auteur du Quichotte » ou « Tlön, Ukbar, Orbis Tertius », en particulier − prennent la forme d’un essai ; mais il lui ouvre aussi les portes de ses grands livres d’essais qui bénéficient de l’imagination, de l’érudition et de l’impétuosité narrative de ses récits. Ainsi, chez Borges, le récit et l’essai se mêlent et s’enrichissent. Il en va de même pour certains auteurs contemporains : l’Allemand W.G. Sebald, par exemple, ou l’Italien Claudio Magris, ou le Tchèque Milan Kundera, ou peut-être plus encore chez le Sud-Africain J.M.Coetzee qui, avec une audace presque unique, explore les confins du genre et tente ainsi d’étendre, ou simplement de coloniser complètement, le territoire cartographié par le Quichotte : ces séries d’essais bâties sur une légère trame narrative et intitulée Elizabeth Costello ou Journal d’une année noire sont-elles des romans ? Les fragments autobiographiques intitulés Scènes de la vie d’un jeune garçon, Vers l’âge d’homme ou l’Été de la vie sont-ils des romans ? En tout cas, Anatomie d’un instant désire se joindre modestement à ce travail d’expansion ou de colonisation du territoire de Cervantès, et ceci est une autre raison pour que le livre admette une lecture romanesque.

Mais ce n’est pas la dernière, ni de loin la plus fondamentale. La plus fondamentale, c’est que je suis avant tout un romancier, et bien que j’aie aussi pratiqué l’essai et la chronique, je n’ai pas opéré dans ce livre comme un chroniqueur ou un essayiste mais comme un romancier : la structure du livre − divisé en un prologue, un épilogue et cinq parties, chacune venant avec la description presque clinique de l’enregistrement télévisé du coup d’État − est romanesque ; beaucoup des procédés techniques − depuis l’usage du discours indirect libre à l’agencement du texte au travers de répétitions et de variations de phrases ou d’idées précises, comme dans une composition musicale −sont romanesques ; des éléments essentiels de la narration comme l’ironie ou la polyphonie sont inhérents au genre, tout comme la vision ambiguë et kaléidoscopique du réel qui s’offre au travers des ces éléments ; enfin, durant l’écriture de mon livre, ma préoccupation capitale fut la forme. Un écrivain en général − et un romancier en particulier −est avant tout quelqu’un concerné par la forme, quelqu’un qui pense qu’en littérature la forme est le fond et qui pense pour cela qu’au travers de la forme seulement − à travers la réécriture et la réélaboration interminables des phrases et de la structure d’un livre −, il est possible d’accéder à une vérité qui serait inaccessible d’une autre façon.

Mais il y a plus. Sans aucun doute, les genres littéraires se distinguent par leurs traits formels, mais peut-être aussi par le genre de questions qu’ils posent et le genre de réponses qu’ils donnent. Ainsi, les questions centrales que formuleraient un livre d’histoire ou un essai face au coup d’État du 23 février pourraient être celles-ci, par exemple : « Que s’est-il passé le 23 février en Espagne ? » ou « Qui fut Adolfo Suárez en réalité ? ». En revanche, il est très peu probable qu’un livre d’histoire ou un essai formule la question centrale que formule Anatomie d’un instant : « Pourquoi Adolfo Suárez est-il resté assis sur son siège le 23 février alors que les balles des putschistes sifflaient autour de lui dans l’hémicycle du Congrès ? » Pour tenter de répondre à cette dernière question, les instruments de l’historien, du journaliste, de l’essayiste, du biographe, du psychologue, sont bien sûr indispensables mais cette question est une question morale : une question assez semblable à celle que pose, par exemple, les Soldats de Salamine, mon roman le plus connu : pourquoi durant la guerre civile espagnole un soldat républicain sauva-t-il la vie de Rafael Sánchez Mazas − poète et idéologue fasciste, futur ministre de Franco − quand toutes les circonstances conspiraient pour qu’il le tuât ?

Étant donné qu’il s’agit là de questions morales, les questions centrales des Soldats et d’Anatomie, des questions essentiellement romanesques, manqueraient de pertinences et seraient dénuées de sens dans un livre d’histoire ou un essai. De plus, comme je l’ai dit, un genre littéraire ne se distingue pas seulement par les questions qu’il formule mais aussi par les réponses qu’il donne à ces questions. Ainsi donc, à la fin des Soldats de Salamine, après la longue recherche qui fait l’objet du livre, nous ne savons pas pourquoi le soldat républicain a sauvé la vie de l’idéologue fasciste, et nous ne sommes même pas sûrs de qui était ce soldat : la réponse à la question c’est qu’il n’y a pas de réponse ; ou plutôt la réponse à la question est la recherche elle-même, le livre en soi. C’est exactement la même chose dans Anatomie d’un instant : après une longue recherche qui fait l’objet du livre, nous ne savons pas pourquoi Adolfo Suárez s’est tenu immobile sur son siège alors que les balles sifflaient tout autour de lui dans l’hémicycle ; au long de cette recherche, le livre répond bien entendu à des questions qu’auraient posées l’historien ou l’essayiste − par exemple : le 23 février marqua le début de la démocratie en Espagne et la fin du franquisme et de la guerre civile ; par exemple : Adolfo Suárez fut un collaborateur du franquisme et un arriviste social et politique devenu finalement un héros de la démocratie ; mais la question romanesque, la question centrale, reste sans réponse ou, à nouveau, la réponse est la recherche elle-même, le livre en soi.

En résumé : s’il est possible de définir le roman comme un genre qui continue à préserver les questions des réponses, c’est-à-dire comme un genre qui refuse les réponses claires et univoques et qui n’admet que la formulation de questions auxquelles on ne peut répondre ou de questions qui exigent des réponses ambiguës, complexes, plurielles et en tout cas essentiellement ironiques, alors, s’il est possible de définir ainsi le roman, il n’y a pas de doute : Anatomie d’un instant est un roman.

3.

Admettons alors que, peut-être, Anatomie d’un instant est un roman. Il n’y a pas de doute néanmoins que ce n’est pas une fiction. Cela signifie-t-il en fin de compte que mon livre n’est pas un roman ? Tous les romans ont-ils l’obligation d’être des fictions ? Pourquoi Anatomie d’un instant n’est-il pas une fiction ? En mars 2008, cela faisait plus de trois ans que je travaillais à un roman dans lequel je mêlais fiction et réalité pour raconter le coup d’État du 23 février 1981 et le triomphe de la démocratie en Espagne à partir de ce même instant décisif autour duquel est axé Anatomie d’un instant. En fait, à cette période, je venais de terminer un deuxième brouillon du roman mais je n’en étais pas satisfait : il manquait quelque chose d’essentiel mais je ne savais pas ce que c’était.

Désespéré, je partis en vacances avec ma famille pour oublier pendant quelques jours mon roman en panne et la sensation d’échec qui m’accablait. Ce fut alors que le Royaume-Uni vint à ma rescousse. Car ce fut alors que je lus dans un article d’Umberto Eco que, selon une enquête publiée dans ce pays, un quart des Anglais pensait que Winston Churchill était un personnage de fiction. À ce moment, il me sembla que tout s’éclairait. Le coup d’État du 23 février était une fiction en Espagne, une grande fiction collective construite durant les trente dernières années à base de spéculations fantaisistes, de souvenirs inventés, de légendes, de semi-vérités et simples mensonges. L’explication de ce délire est complexe : il entretient un rapport avec des faits en apparence anecdotiques, comme le fait que le coup d’État a été enregistré par la télévision, et avec d’autres qui le sont beaucoup moins, comme le fait que le 23 février est le point exact où convergent tous les démons de notre passé récent ; il entretient un rapport avec un fait simple : le coup d’État du 23 février fut un coup d’État sans documents ou sans ce qu’une grande partie de l’historiographie a coutume d’appeler des documents, de sorte que les historiens ont confié à des journalistes pressés et fabulateurs ou, encore mieux, à l’imagination populaire, le soin de raconter le coup d’État.

Il en résulte que les versions les plus extravagantes ont impunément circulé en Espagne durant des décennies et que, tout comme un Nord-Américain se vante d’avoir une théorie sur l’assassinat de Kennedy, tout Espagnol se targue d’avoir une théorie sur le coup d’État du 23 février. Si l’assassinat de Kennedy symbolise pour les États-Unis une grande fiction collective − une fiction qui, opportunément, a elle aussi été enregistrée par une caméra, celle d’Abraham Zapruder, une fiction où convergent également, opportunément, tous les démons du passé récent de ce pays −, voilà ce que symbolise pour les Espagnols le 23 février : notre assassinat de Kennedy. Ou ce fut du moins ce que je crus comprendre au cours de ces vacances. Ceci et aussi, immédiatement, qu’écrire une fiction sur une autre fiction était une opération redondante, sans pertinence littéraire ; ce qui pouvait en revanche en avoir une, c’était de réaliser l’opération contraire : écrire un récit tissé sur la réalité, dépourvu de fiction, dépouillé de toutes les fantaisies, les légendes et les absurdités qui, au long de trois décennies, ont été associées au coup d’État. Et c’est ce que tente de faire le livre en définitive (et de là le fait que sa première phrase soit la phrase d’Eco).

Partant du principal et quasi unique document du coup d’État − l’enregistrement télévisé de l’entrée des putschistes dans le Parlement, un document si évident que personne ne l’a envisagé comme tel et qui, selon moi, est néanmoins le meilleur guide pour comprendre les faits −, Anatomie tente de raconter le coup d’État du 23 février et le triomphe de la démocratie en Espagne de façon véridique et exacte, comme le raconteraient un historien ou un chroniqueur, bien que, et j’insiste, sans pour cela renoncer à des vertus et des outils précis du roman, ni bien sûr à ce que le résultat soit lu comme un roman.

4.

Cela signifie-t-il, d’après mon opinion, que le roman peut raconter l’histoire mieux que l’histoire ? Cela signifie-t-il que le roman peut se substituer à l’histoire ? D’emblée, ma réponse est non. L’histoire et la littérature poursuivent en principe des objectifs différents ; chacune cherche la vérité mais leurs vérités s’opposent : d’après ce que nous savons depuis Aristote, la vérité de l’histoire est une vérité factuelle, concrète, particulière, une vérité qui cherche à fixer ce qui est arrivé à certaines personnes, à un moment donné et dans un lieu particulier ; au contraire, la vérité de la littérature (ou de la poésie, ainsi qu’Aristote appelait la littérature) est une vérité morale, abstraite, universelle, une vérité qui cherche à fixer ce qui arrive à tous les hommes quels que soient le moment et l’endroit.

Il est certain qu’Anatomie recherche en même temps ces deux vérités contradictoires car il cherche une vérité factuelle qui concerne surtout certains hommes de l’Espagne des années 1970 et 1980, mais il cherche aussi une vérité morale, une vérité qui concerne surtout ceux que ce livre, usant d’un oxymore, appelle les héros de la trahison, ces individus qui, comme les trois protagonistes du livre − Suárez, Gutiérrez Mellado et Carrillo : deux anciens franquistes et un ancien staliniste −, possèdent le courage de trahir un passé totalitaire pour être loyaux envers un présent de liberté pour lequel, le cas échéant, à l’instant décisif, ils acceptent de risquer leur vie. Et de même, il est certain que, vu ainsi, comme un livre qui a pour ambition de réconcilier les vérités irréconciliables de l’histoire et de la littérature, Anatomie peut avoir l’air, en plus d’un livre étrange, d’un livre impossible, autre oxymore. Peut-être est-il aussi ceci : un livre où, idéalement, la vérité historique éclaire la vérité littéraire et où la vérité littéraire éclaire la vérité historique, et où le résultat n’est ni la première vérité, ni la deuxième, mais une troisième vérité qui participe des deux et qui, d’une certaine manière, les englobe.

Un livre impossible, direz-vous. Je ne conteste pas. Mais je me demande si les livres impossibles ne seraient pas les seuls à mériter la peine qu’on essaie de les écrire, et si un écrivain peut aspirer à recueillir quelque chose de mieux qu’un échec décent ; je me demande aussi si j’aurais moi-même recherché la vérité historique du 23 février si les historiens n’avaient pas oublié de le faire ou s’ils ne l’avaient pas considérée comme sans pertinence ou inaccessible, m’offrant ainsi la possibilité d’écrire ce livre étrange. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : je ne suis que romancier, pas historien, et c’est pourquoi il est possible, y compris dans Anatomie où j’ai cherché avec la même constance deux vérités opposées, que la vérité historique soit au service de la vérité littéraire et que chacune nourrisse cette troisième vérité conjecturale. Je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, c’est qu’en ce cas, telle serait peut-être la raison définitive pour considérer Anatomie comme un roman. Mais c’est aussi au lecteur d’en décider.

  • *.

    Écrivain, auteur notamment d’Anatomie d’un instant, Arles, Actes Sud, 2010 et des Soldats de Salamine, Arles, Actes Sud, 2002.