Redonner forme à la société. Leçons du mouvement anti-CPE. (Entretien)
Les mobilisations contre le Cpe ont-elles favorisé le syndicalisme de contestation ? Pourquoi la négociation n’a-t-elle pas été possible ? Comment restaurer le dialogue social ? Le secrétaire général de la Cfdt rappelle ses priorités pour les chantiers de l’action syndicale.
Esprit – La Cfdt s’est trouvée en pointe du mouvement anti-Cpe, alors qu’elle avait dû ou voulu faire cavalier seul sur la plupart des dossiers syndicaux depuis 1995 (sécurité sociale, retraites…). Ces mobilisations ne favorisent-elles pas, même implicitement, un discours syndical de protection statutaire avec lequel votre organisation se trouve souvent en porte à faux ?
François Chérèque – Contrairement à ce qu’ont pu dire certains analystes, la position de la Cfdt est marquée par une vraie continuité. Entre la réforme des retraites et la lutte contre le Cpe, la question centrale est à nos yeux, dans un cas comme dans l’autre, celle de la solidarité entre les générations. Solidarité dans la protection sociale, avec une répartition plus équilibrée entre ceux qui contribuent et ceux qui reçoivent, avec un coup d’arrêt au report irresponsable de la dette sur les générations futures : c’était tout l’enjeu de la réforme des retraites. Solidarité dans l’organisation du travail, en refusant une situation où la flexibilité est supportée essentiellement par les jeunes, ce que le Cpe venait encore aggraver. Notre analyse est la même dans les deux cas : nous refusons de voir se creuser le fossé entre une population bien protégée et une jeunesse qui ne le serait pas. Nous souhaitons bien sûr la meilleure protection possible pour tous : mais pas aux frais de la jeunesse. Nous n’acceptons pas qu’une génération fasse l’amortisseur ; et il me semble que les contradictions sur ce sujet sont plutôt chez les autres organisations.
L’action contre le Cpe marque une étape nouvelle dans la construction du débat : on n’est plus dans une problématique de statut, mais bien dans une prise en compte par l’ensemble des organisations syndicales du fait que la flexibilité existe, qu’on ne peut pas continuer à nier son existence, et qu’elle est actuellement supportée par une partie précise de la population. On ne peut plus raisonner, dès lors, en fonction d’une norme qu’il faudrait défendre contre vents et marées : c’est un retour en force de la réalité contre l’idéologie.
Le mouvement contre le Cpe me semble donc avoir permis l’émergence de nouveaux débats, en contribuant à dégager les organisations syndicales de la défense forcenée du statut. Syndicats enseignants mis à part, je remarque d’ailleurs que cette fois-ci, les fonctions publiques n’ont pas pris toute la place, comme cela avait pu être le cas en 1995 ou en 2003. On a vu au contraire une montée en puissance de la mobilisation dans le privé, notamment le 4 avril. Et ce n’est pas le privé traditionnel, les grands bastions industriels. Nos militants en région racontent qu’ils ont croisé dans les manifestations des sections syndicales de Pme, des gens qu’on voyait rarement d’habitude. À nouveau, j’y vois la preuve qu’on n’était pas dans une logique de protection d’un statut, mais dans le refus d’une dégradation ; ce qui n’est pas la même chose. C’est contre un « avenir obligatoire » pour leurs enfants que les gens se sont mobilisés.
Le Cpe a soudé de manière inattendue un front commun syndical. Cela représente-t-il un tournant pour les relations intersyndicales ? Le syndicalisme de contestation n’est-il pas renforcé par le succès du mouvement ?
Il est vrai que le mode de décision du Premier ministre, qu’on ne peut même pas qualifier d’unilatéral car il était tout simplement personnel, a totalement ignoré le dialogue social et le syndicalisme d’engagement que nous portons. À cet égard, nous souhaitons que le préambule de la loi Fillon du 4 mai 2004 soit transformé en loi organique, afin de donner enfin à la démocratie sociale la place qui doit être la sienne. Mais il reste que le Premier ministre, en refusant d’associer les partenaires sociaux à sa démarche, a largement contribué à rapprocher les organisations syndicales : il ne nous laissait pas d’autre possibilité que l’opposition. Bien sûr, quand il a vu que le mouvement prenait de l’ampleur, il a tenté de jouer la rupture du front syndical, en faisant pression sur la Cfdt. Mais cette pression n’était accompagnée d’aucune ouverture sur les points qui étaient à nos yeux fondamentaux. En réalité, il a fallu attendre la malheureuse intervention du président de la République pour voir s’ouvrir un espace de dialogue.
Le contexte était donc favorable à l’unité, et les cinq grandes confédérations se sont assez vite entendues sur une stratégie qui a été respectée jusqu’au bout : ne pas globaliser le débat, s’en tenir à une revendication et la porter ensemble jusqu’à obtenir satisfaction. L’unité d’action était possible sur cette base. À ce titre, il faut faire une distinction entre ces cinq organisations et les douze qui composaient l’intersyndicale. Si les cinq, suivies en cela par l’Unef et la Confédération étudiante, ont adopté une stratégie unitaire responsable et efficace, d’autres organisations ont joué un jeu différent. La Fsu, en particulier, a tenté de globaliser les luttes et d’étendre la revendication au Cne, puis à la loi sur l’égalité des chances, puis à la loi Fillon sur l’école… jusqu’à soutenir des appels à la grève générale. Pourquoi ? Je crois que cette organisation n’a pas assumé ses échecs sur les retraites, la décentralisation, la loi Fillon sur l’école.
Quant aux coordinations, il me semble que si, lors d’autres mouvements, on les avait beaucoup vues, dans la mobilisation contre le Cpe ce sont les organisations syndicales qui ont donné le la. La Fsu s’est certes fait le relais de la coordination étudiante, en tentant de la faire entrer dans l’intersyndicale ; mais les grandes confédérations se sont opposées à son appel à la grève générale et au blocage d’entreprises.
L’unité s’est donc jouée dans un mélange de fermeté et de retenue : le mouvement s’est montré d’autant plus solide qu’il était plus responsable. Les grandes confédérations ont compris que s’il s’était engagé dans une stratégie de contestation globalisée, le mouvement risquait de déraper. Il était nécessaire, si nous voulions lui conserver sa popularité et faire aboutir notre revendication, d’éviter les dérives : d’où la rencontre le 23 mars, à la veille de la réunion avec le Premier ministre, des cinq secrétaires généraux qui prennent leurs responsabilités et entrent dans une démarche de sortie de crise.
Si l’on revient sur le mouvement et sur cette unité syndicale qui a incontestablement été l’un des grands facteurs de son succès, on se rend compte qu’on n’est pas dans une logique de pure contestation : il n’y a pas eu de grève générale, pas eu de blocage du pays, pas de dommage pour l’économie. Par ailleurs, le syndicalisme réformiste a montré qu’il marchait sur ses deux pieds : il ne se réduit pas à sa fonction de négociation, d’aucuns diraient d’accompagnement ; il a aussi une fonction de contestation et de critique. Nous avons montré que nous pouvions tenir ces deux fonctions.
On peut aussi relever, à l’occasion de ce mouvement, l’émergence de formes de démocratie : on a vu apparaître, çà et là, dans les universités, des formes collectives intéressantes refusant le principe de l’AG seule décideur qui est, on le sait bien, un boulevard offert aux gauchistes et à la radicalisation.
Quant aux relations intersyndicales, s’il est trop tôt pour préjuger de leur évolution, il est évident que les lignes ont bougé. Tout d’abord, les rapports entre les secrétaires généraux se sont « déglacés » : ces contacts personnels permettent aux uns et aux autres de mieux coordonner leurs réactions, de mieux les anticiper aussi. Comment aller plus loin que cette unité d’action au coup par coup ? Les congrès de la Cgt et de la Cfdt devraient nous permettre de revivifier nos relations, ce qui n’exclut pas une part de confrontation : s’entendre sur ce qui nous sépare peut nous permettre de mieux identifier ce qui nous rapproche. Et pour avancer vraiment, il nous faudra être capables de poser des diagnostics communs.
Une jeunesse fragmentée
La Cfdt se distingue des autres organisations syndicales par une analyse des nouvelles formes d’inégalités, qui, ajoutées aux inégalités sociales classiques (inégalités de revenus…), fragmentent les salariés en catégories d’oppositions inédites, opposant notamment quatre figures : les compétitifs, les protégés, les précaires, les exclus. Une telle analyse ne conduit-elle pas nécessairement à opposer un salariat contre un autre dans les luttes syndicales prônant le compromis, c’est-à-dire un certain partage des efforts ? Dans le cas du Cpe par exemple, le mouvement n’a-t-il pas durci la séparation entre étudiants et non-diplômés ?
Revenons sur la façon dont le mouvement s’est construit. L’annonce initiale du Premier ministre porte explicitement sur tous les jeunes, même si son projet a pour support législatif le projet de loi sur l’égalité des chances. Ce n’est qu’au bout d’un mois qu’il explique que le dispositif est destiné en priorité aux jeunes exclus. Or, il y a là une profonde erreur de diagnostic, qui consiste précisément à ignorer les disparités au sein de la jeunesse. Les chiffres retenus sont faux : par exemple, quand on nous dit que 23 % des jeunes sont au chômage, c’est 23 % de ceux qui sont réellement sur le marché du travail et 8 % de la classe d’âge, car en fait les jeunes sont encore majoritairement scolarisés. Il y a donc des situations très différentes, et lorsque le Premier ministre m’a appelé la veille du jour où il devait annoncer son projet, je lui ai expliqué que ceux qui descendraient dans la rue, ce ne seraient pas les exclus d’aujourd’hui, mais ceux qui ont le sentiment d’être les futurs « inclus » et se sentiraient précarisés.
Ils ont rapidement eu conscience du fait que le risque de précarité devenait possible pour tous. Mais cette conscience du risque suffit-elle à créer une solidarité ? J’en doute. Il est évident que les écoles d’ingénieur par exemple n’ont pas bougé : à quelques exceptions près, ceux qui de toute façon n’ont aucune crainte pour leur avenir n’ont pas trouvé de raison de manifester leur solidarité. À l’autre bout du spectre, on a vu une partie de la jeunesse se distinguer par des violences contre les autres jeunes, en marge des défilés. Nos services d’ordre ont dû protéger les jeunes qui défilaient contre d’autres jeunes. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu un effet d’intégration dans les cortèges : par exemple, dans les manifestations parisiennes on a vu défiler des lycées complets, rangs serrés, toutes origines confondues ; et on a vu les lycées de Vitry comme ceux de Paris. Là, on avait de la mixité et une prise de conscience commune. Le problème de fond n’est pas l’opposition entre les populations des lycées de banlieue et ceux de Paris, mais entre les lycéens ou étudiants et ceux qui ont quitté le système scolaire très tôt.
La solidarité qui s’est exprimée trouve donc ses limites vers le haut et vers le bas. Mais elle existe.
Le mouvement anti-Cpe, à côté d’une forte demande d’intégration par le travail et par la condition commune du salariat, a également fait surgir, à travers les violences contre les manifestants, la violence, subie et extériorisée, de ceux qui sont à la fois exclus de la formation et du travail. Que peut dire un syndicat de salariés devant une telle expérience radicale du non-travail ?
Une partie de la jeunesse relève en effet de problématiques différentes : il faut, je crois, avoir le courage d’évoquer le décrochage de certains jeunes du monde du travail. Certaines entreprises comme Renault font en ce moment un effort particulier pour intégrer des jeunes non qualifiés, en proposant des emplois correctement payés, avec une part de formation. Mais une partie d’entre eux se montre incapable de rentrer dans la discipline horaire, dans celle du travail d’équipe… et quant à la formation, ils ne la supportent pas, car ils ont l’impression de revenir à l’école qu’ils ont quittée sur un échec.
La question de l’accès à l’emploi ne dépend plus ici seulement de la qualification, c’est-à-dire de formation, mais bien d’éducation, voire d’éducation spécialisée. Il ne suffit pas d’offrir des possibilités d’entrer dans le monde du travail, il faut construire cette intégration. Cela demande de réfléchir à l’ensemble du système, en regardant sans tabou l’apprentissage par exemple. La clé de tout cela, c’est une individualisation des parcours d’accès et d’accompagnement dans l’emploi. J’observe d’ailleurs avec intérêt que le compromis final du mouvement du Cpe, en privilégiant les solutions de Jean-Louis Borloo par rapport à celles de Dominique de Villepin, va dans ce sens : on n’est plus dans un discours global sur « la jeunesse », mais sur une individualisation des parcours. C’est une évolution majeure, tant du diagnostic que des formes d’action ; et il est intéressant de noter que des organisations comme la Cgt et FO, habituellement très critiques envers cette façon de procéder, s’y sont ralliées. On est bien loin ici d’une logique de statut de la jeunesse, quel que soit ce statut par ailleurs : on est sur des actions ciblées, individuelles, assez proches en somme de ce qui est en train de se mettre en place à l’Unedic dans l’accompagnement des chômeurs. C’est toute l’action menée depuis plusieurs années par la Cfdt qui est ici validée.
Un chantier de négociation est-il susceptible de s’ouvrir dans les mois qui viennent sur la sécurisation des parcours professionnels ? Qu’entend la Cfdt dans cette formule ? Y a-t-il une chance de compréhension sur ce thème avec les autres organisations syndicales ?
Les politiques, je crois, ont commencé à comprendre qu’ils ne pourraient pas décider sans les partenaires sociaux. À nous, donc, de faire la démonstration que nous pouvons avancer. Le Medef a pour sa part révélé des divisions sur le Cpe. Une partie du patronat s’est un peu forcée pour soutenir le dispositif, une autre partie était contre. Laurence Parisot a émis des réserves sur certains aspects du dispositif. Elle a notamment, dans la lignée de ce qu’elle avait déjà dit au moment du Cne et des seuils sociaux, critiqué les mesures d’âge. Au lendemain de l’enterrement du texte, elle a envoyé aux organisations syndicales un courrier proposant de faire le bilan, d’ouvrir de nouveaux chantiers, et surtout de reprendre celui de l’assurance chômage que les partenaires sociaux ont décidé cet automne de remettre à plat. Nous avons là une opportunité d’avancer.
La question du dialogue avec les autres organisations syndicales se pose alors avec une acuité particulière, et il est essentiel de préciser les propositions, afin de saisir les points de convergence et d’éviter les malentendus. Dans l’analyse de la précarité et de la flexibilité, nous avons progressé dans ce sens, et le mouvement contre le Cpe a mis ces thèmes au centre du débat. Cette reconnaissance du problème, je le répète, est un progrès : car cela oblige l’ensemble des organisations syndicales à entrer dans une logique non pas de résistance – c’est-à-dire de protection des plus protégés – mais de reconstruction. Si nous voulons ouvrir sérieusement le chantier de la sécurisation, il reste à confronter la sécurité sociale professionnelle prônée par la Cgt et la sécurisation des parcours qui a notre préférence. Si la sécurité sociale professionnelle est une forme d’emploi à vie, s’il s’agit de faire croire aux gens qu’ils seront toujours dans l’emploi, avec des revenus garantis, on court le risque de graves désillusions, qui pourraient être politiquement explosives. En revanche, s’il s’agit de reconnaître l’existence de ruptures dans les parcours professionnels, de les accompagner le mieux possible, de les anticiper, d’en faire des moments de réorientation et de rebonds, alors nous pouvons travailler ensemble à construire ces nouvelles sécurités.
Nous avons d’ailleurs déjà engagé ce chantier et commencé à construire des réponses à la fois dans et hors de l’entreprise : des droits liés au contrat, d’autres liés à la personne. Le Pare, qui est un programme d’accompagnement du chômeur dans son retour à l’emploi, le droit individuel à la formation (Dif), la convention de reclassement personnalisée, et des dispositifs comme le Locapass, qui sert de caution à des locataires ne présentant pas toutes les garanties requises, sont des éléments de cette sécurisation. Il est évident à mes yeux, et je crois que les analyses commencent à converger sur ce point, qu’on devra concilier les deux visions, celle qui promeut la flexibilité et celle qui défend la sécurité. Sans quoi la flexibilité continuera de progresser sans garde-fous et pèsera sur les plus vulnérables.
Le système d’assurance chômage des intermittents, précisément, peut-il constituer un modèle, si l’on cherche à concilier sécurité et flexibilité ?
Jusqu’à un certain point. Qu’on ait un système d’assurance chômage capable de donner des garanties à ceux qui sont dans une précarité structurelle, oui, cela me semble utile – même s’il ne s’agit pas d’ériger cette précarité en norme ! Mais si l’on regarde de près la question des intermittents, on s’aperçoit vite que cet univers professionnel fait coexister des situations totalement opposées : une absolue sécurité pour les uns, une précarité totale pour les autres. On comprend aussi que le déséquilibre financier du système est aussi une façon d’en reporter les coûts sur les autres salariés du privé – et c’est bien en tant que représentants légitimes de ces salariés que nous avons souhaité le faire évoluer. En ce sens, les critiques sur notre représentativité sont non seulement infondées, mais franchement cyniques. Et au-delà de cette répartition des risques et des charges entre différentes catégories de salariés, se pose la question de la répartition entre ce qui relève de la solidarité interprofessionnelle et ce qui relève de la solidarité nationale. L’assurance chômage est, comme son nom l’indique, un système visant à la couverture des risques, elle n’a ni la vocation, ni les moyens de financer l’emploi culturel.
Construire l’intégration
Dans votre livre, Réformiste et impatient1, vous préconisez une plus grande attention à l’évolution des formes du travail, analyse trop éclipsée par la focalisation sur l’emploi. Le mouvement anti-Cpe ne prend-il pas cette tendance à revers, en remettant au premier plan ceux qui n’ont pas encore accès au travail ?
Le gouvernement a en effet essayé de vendre l’idée qu’il vaut mieux un travail pénible ou précaire que pas d’emploi du tout, ce qui n’est pas faux sur le fond ; mais il faut comprendre que la flexibilité est avant tout un effet des nouvelles organisations du travail, et qu’en la traitant comme un pur problème d’emploi, on ne la traite qu’à la marge. Les 10 % de chômage sont en soi une forme de flexibilité particulière au marché du travail français. Le Cpe proposait en quelque sorte de « légaliser » cette situation, de la figer juridiquement, alors que notre ambition est au contraire de la transformer.
Parler du travail, de l’organisation du travail c’est inévitablement parler de l’emploi, et c’est même probablement la façon la plus efficace d’en parler. L’organisation du travail ne se réduit pas à un problème interne aux entreprises (conditions de travail, horaires, etc.), c’est aussi et surtout une question qui se joue sur une chaîne du travail traversant les entreprises, avec le jeu de la sous-traitance et les profondes inégalités qui séparent ceux qui travaillent au cœur du système, dans les entreprises donneuses d’ordre, et ceux qui sont en bout de chaîne, aux marges du marché du travail chez les sous-traitants de troisième ou de quatrième rang, ou en recherche d’emploi. On commence à comprendre que la protection, statutaire ou non, dont bénéficient ceux qui sont au centre du système est en partie payée par ceux qui sont à la périphérie, et n’en bénéficient pas.
La question de l’emploi, alors, doit se lire dans une question générale du partage des richesses et du partage des risques entre les différents lieux contribuant à la production de ces richesses. C’est pourquoi la sécurisation des parcours est indissociable d’un développement de la responsabilité des entreprises. Responsabilité vis-à-vis de leurs salariés, mais aussi de leurs sous-traitants et des salariés de ces sous-traitants, et évidemment de leur environnement ; mais l’essentiel reste la responsabilité sociale des entreprises. Les grandes entreprises redistribuent bien leurs profits… mais elles ne les redistribuent qu’à leurs actionnaires puis à leurs propres salariés. Il est donc essentiel de reposer cette question de la redistribution en donnant voix au chapitre à ceux qui sont en bout de chaîne, subissent la flexibilité et éventuellement les délocalisations, voient leurs parcours hérissés de ruptures, assument une plus grande part de risque, et ce faisant contribuent à construire le profit.
Nous sommes ici dans une démarche syndicale nouvelle et ambitieuse, qui est riche de promesses mais n’a rien d’évident : car en tentant de relier les différents lieux des nouvelles organisations de travail, on touche à des secteurs et quelquefois à des pays différents.
À côté de cette responsabilisation des entreprises donneuses d’ordre, une solution comme le contrat unique peut-elle contribuer à redonner plus d’homogénéité au monde du travail fragmenté et inégalitaire que vous décrivez ?
Si l’horizon de la sécurisation des parcours et de la responsabilité sociale des entreprises est bien une forme d’universalité des droits, il faut se méfier des solutions miracles. Certes, une réflexion sur le contrat de travail nous semble aujourd’hui nécessaire mais nous refusons une certaine façon de poser le débat qui, en construisant une sécurisation progressive, contribuerait à opposer les jeunes qui auraient moins par nature aux plus anciens qui auraient tout. Il y a trente ans, l’écart de salaire entre trentenaires et quinquagénaires d’un même niveau de formation était de 20 % ; il est à présent de 40 %. Cela montre que le système valorise davantage l’ancienneté que la qualification ou le poste occupé. Si la logique du contrat unique, c’est de renforcer ce phénomène, alors est-ce vraiment la bonne solution ? Ce qui est certain, c’est que ce ne sera pas la seule solution. Il vaut mieux travailler, au sein des organisations, à réduire les inégalités que de construire une égalité de façade.
La représentation syndicale ne reste-t-elle pas déséquilibrée pour les salariés qui sont les plus exposés aux changements du capitalisme et des formes du travail ? Les manifestations de jeunes peuvent être vues comme l’irruption des « oubliés du syndicalisme » au-devant de la question sociale. Que peuvent dire les syndicats de salariés en direction de ceux qui ne sont pas encore dans le salariat et qui connaissent fort peu l’action syndicale classique ? La Cfdt a développé le nombre de ses adhérents. Mais a-t-elle touché ceux qui commencent dans l’emploi ? Quels sont les secteurs où l’adhésion se développe ?
Il est évident que nous avons du mal à toucher les plus précaires. Et il est difficile de dire quel impact aura le mouvement anti-Cpe, même si aujourd’hui nous enregistrons des demandes d’adhésions. Pour autant, si l’on regarde les évolutions sur quinze ans, y compris depuis 2003, que constate-t-on ? Les fédérations qui connaissent le plus fort développement couvrent des secteurs du privé, des métiers précaires, soumis à la flexibilité. Ce sont les services et le commerce, d’abord, avec les salariés des grands magasins, de la sécurité, du nettoyage. C’est la fédération Construction-Bois, ensuite, et celle des transports, où les routiers sont désormais les plus nombreux.
Les jeunes actifs constituent-ils, du point de vue syndical, une population qui justifie un traitement spécifique ? Comment donner un poids aux questions qu’ils portent alors qu’ils sont numériquement peu nombreux à se syndiquer ?
Le rajeunissement des effectifs est une nécessité, à la fois pour renouveler les ressources militantes et pour mieux représenter cette partie de la population. Mais ce rajeunissement se fait attendre. La période d’adhésion reste entre 30 et 45 ans, à un moment où les salariés connaissent une relative stabilité professionnelle. Plusieurs raisons expliquent par ailleurs cette entrée tardive en syndicalisme : les jeunes rentrent tard dans le monde du travail, et nos équipes ont tendance à les surprotéger, en leur disant quelquefois de ne pas se syndiquer tout de suite pour ne pas se mettre en danger. Enfin, il ne faut pas se voiler la face : le syndicalisme français reste un syndicalisme d’inclus, et quel que soit l’intérêt qu’il porte aux exclus, il a bien du mal à les toucher ou même à les défendre. Par ailleurs, les précaires les plus visibles ne sont pas forcément les plus fragiles : par exemple, l’un des constats que nous avons voulu faire émerger lors des discussions sur les intermittents, c’est que le statut plutôt généreux dont ils bénéficient est en partie financé par de jeunes chômeurs d’autres secteurs, qui ont travaillé moins de six mois sur une période d’un an, ont cotisé donc, mais ne peuvent percevoir de droits. L’un des enjeux du syndicalisme, c’est aussi de porter la parole et de défendre les intérêts de ceux qui ne peuvent s’exprimer.
Développer l’action syndicale
À vous écouter, on comprend qu’une des questions centrales pour l’avenir du syndicalisme et plus largement de la démocratie sociale réside dans les espaces de représentation. En considérant notamment la question de la responsabilité sociale des entreprises, dont vous montrez bien à quel point elle traverse les secteurs et les branches, l’une des évolutions possibles ne serait-elle pas un rééquilibrage en faveur de l’interprofessionnel ?
C’est un débat qu’il faudra avoir en effet, et la Cfdt n’a pas de problème culturel ici, puisqu’elle a toujours donné une place équivalente, en termes de poids politique, aux fédérations de métiers et aux unions interprofessionnelles dont la logique est celle du territoire (le plus souvent à l’échelle de la région, à présent). De manière continue, la Cfdt a su adapter ses champs fédéraux aux évolutions des secteurs professionnels. C’est le cas avec la création récente de la Fédération de la communication, du conseil et de la culture, qui réunit des métiers autrefois séparés par la logique de branches. La même opération est en cours entre la Fédération des services et la Fédération habillement, cuir, textile.
Mais ces réorganisations internes au sein du syndicalisme n’épuisent pas le sujet. La structuration du dialogue social dans notre pays n’a pas suivi l’évolution de la société, alors même que certaines questions jadis traitées à l’échelon national le sont désormais à l’échelon régional. La refonte des règles du dialogue social est à l’évidence l’un des grands chantiers des années à venir. Il est intéressant en tout cas de constater que le Medef, lui aussi, se pose la question de la représentation des territoires, ne serait-ce qu’en accueillant désormais dans sa commission exécutive des représentants des régions.
Qu’en est-il de l’échelle européenne ? Sur une question comme le Cpe, on a eu l’impression que le mouvement était bien éloigné de l’Europe et des solutions européennes, et certains commentateurs ont cru pouvoir mettre cette « résistance » en perspective avec le « non » au référendum.
Il est vrai que les deux événements ont en commun une forte défiance vis-à-vis des politiques et la peur de la précarité dont on fait porter toute la responsabilité à la mondialisation. Mais ce serait un raccourci abusif de considérer que le « non » à l’Europe et le « non » au Cpe sont de même nature. Il me semble que sur une question essentielle comme la mondialisation, le Cpe est la preuve que le « non » à l’Europe n’a amené aucune réponse satisfaisante. La « grande fédération du non » que certains voyaient poindre ne s’est d’ailleurs pas retrouvée dans le mouvement contre le Cpe, qui était d’abord syndical et non politique. C’est l’une des forces de ce mouvement que de s’être rassemblé sur du réel et non de l’idéologique, sur la création d’un vrai débat et non l’exaltation d’un faux débat.
Face au problème de l’organisation du travail, pris au sens large, nous avons à l’évidence besoin d’Europe, et en particulier besoin de comparaisons internationales pour comprendre l’intérêt des différents modèles étrangers qui marchent. L’enfermement dans les solutions hexagonales, et en particulier les solutions très franco-françaises du tout politique, est un gage d’échec.
L’Europe, ce n’est pas seulement Bruxelles, c’est aussi un ensemble de méthodes sociales qui sont riches de leur diversité et nous permettent de sortir de nos impasses nationales.
C’est aussi le syndicalisme européen, et le congrès de la Confédération européenne des syndicats qui aura lieu en 2007 sera l’occasion de poser des questions de fond : à quoi sert le syndicalisme européen, quelle est sa place dans la gouvernance, comment les différents syndicalismes nationaux peuvent-ils trouver leur place dans le jeu des réformes en cours ? La question s’est posée au Royaume-Uni, elle se pose aujourd’hui en Allemagne et chez nous. Au-delà, la création d’une internationale syndicale unique sera l’occasion de dégager des orientations : allons-nous vers des options altermondialistes, ou tentons-nous au contraire de peser dans la gouvernance européenne et mondiale ? C’est aussi dans le cadre de ces débats mondiaux que le syndicalisme français trouvera sa voie.
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Secrétaire général de la Cfdt.
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François Chérèque, Réformiste et impatient, Paris, Le Seuil, 2005.