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Le triomphe de la cité. Les atouts économiques de la ville selon Edward Glaeser

Coup de sonde

Le triomphe de la cité. Les atouts économiques de la ville, selon Edward Glaeser

Alors que l’urbanisation continue à partout progresser, en termes de consommation des espaces et, surtout, de mœurs et modes de vie, les villes sont l’objet de toutes les attentions. Quelles priorités dans leur gestion ? Quelles formes urbaines privilégier ? Qu’attendre de ces créations humaines longtemps décriées et maintenant célébrées, notamment pour leur créativité et leur dynamisme économique ? Telles sont les questions de l’économiste de Harvard, Edward Glaeser. Dans un ouvrage publié récemment, dont chacun des dix chapitres se lit comme un petit livre1, le lecteur trouve de l’analyse fouillée et percutante, des antidotes à l’urbaphobie2 et de la matière à bien des débats d’actualité.

Dans la suite d’un précédent ouvrage, visant alors explicitement les lecteurs aimant les mathématiques3, ce livre vise un grand public intéressé, dépassant largement le cercle des économistes4. Condensé d’une quinzaine d’années de travaux empiriques et théoriques, ces pages, rédigées sans aspérité, sont extrêmement favorables à la ville et à l’urbanisation.

L’auteur propose une analyse du fait urbain contemporain. Il nous relate ses expériences urbaines dans le New York de son enfance, dans un Paris qu’il traverse en touriste appréciant une sorte d’intemporalité majestueuse, dans l’effervescence de Bangalore. Mais bien plus que ses observations et ses appréciations personnelles, ce sont ses analyses et conclusions d’économiste qui comptent.

Tout part d’une question, au fond assez classique. Pourquoi nous agglomérons-nous alors que la ville est synonyme d’interactions difficiles et d’exaspération mutuelle ? Telle est la grande énigme de l’économie urbaine. 80 % des Américains vivent ainsi sur les 3% du territoire des États-Unis comptés comme urbains. Le métier d’économiste urbain est de comprendre cette concentration qui, bien plus que subie, est toujours davantage voulue, aux quatre coins de la planète. La ville, prodigieuse invention de l’espèce humaine, c’est de la densité et de la proximité souhaitées par les personnes, ce qui autorise circulation et amélioration des idées et des services.

Si l’urbanisation progresse, c’est parce que les hommes veulent de l’urbain. La ville rend libre et heureux répète à plusieurs reprises Glaeser. Le niveau de satisfaction et de bonheur rapporté par les habitants, à travers les nations, varie en effet positivement en fonction de la proportion de la population urbanisée. Même dans les pays les plus pauvres, c’est dans les villes que les habitants sont les plus satisfaits, relativement, de leurs conditions.

Le paradoxe de la pauvreté urbaine

La ville est un sas qui permet, potentiellement, de passer de la pauvreté à la prospérité. Contre certaines opinions convenues, Glaeser souligne que les villes ne rendent pas les gens pauvres. Elles les attirent. Contre le misérabilisme et le sentimentalisme, il soutient que la pauvreté urbaine doit être évaluée relativement à la pauvreté rurale et non pas en fonction de la richesse et de l’opulence urbaines. Mieux, il écrit que la pauvreté est un signe de succès des villes. Il rejoint ainsi de nouveaux travaux qui ne viennent pas seulement dénoncer les conditions de vie effroyables des « bindonvillois » à travers le monde mais qui s’intéressent aux raisons de leur présence et aux leçons générales à tirer de leur situation et leur organisation5. Des villes comme Rio ou Lagos sont des villes où les pauvres sont nombreux, car ce sont des territoires plus favorables aux pauvres que les autres espaces dont ils proviennent et où ils ne veulent pas retourner. Les villes procurent aux pauvres ce qu’ils ne trouvent pas ailleurs : un accès aux marchés. Ils peuvent trouver des emplois, des services, des biens. La grande ville est, pour les pauvres, d’abord un vivier d’employeurs potentiels.

Glaeser renverse la perspective compassionnelle habituelle pour rappeler plusieurs fois que la présence des pauvres − on devrait dire la coexistence de riches et de pauvres − n’est pas une faiblesse mais une force de la ville. C’est un signe de son dynamisme et de son attractivité6. Glaeser s’intéresse ensuite à ce qu’il baptise « le paradoxe de la pauvreté urbaine ». Celui-ci est lié à l’effet d’attraction de la ville sur les pauvres et tient dans un phénomène difficilement discutable : plus une ville investit pour lutter, directement (services sociaux) ou indirectement (politiques favorables à la croissance), contre la pauvreté, plus elle attirera des pauvres. Plus on améliorera localement la vie des pauvres plus on attirera de nouveaux pauvres. Établissant ce paradoxe, Glaeser va plus loin encore : une ville qui n’attire pas les pauvres est une ville dont la situation est, en réalité, préoccupante.

Dit de manière plus générale, les villes ont une fonction de portail pour l’accès aux services et aux réseaux. Les favelas de Rio, les bidonvilles de Mumbai et les ghettos de Chicago n’ont rien de reluisant. Ils sont cependant, de fait, séduisants pour ceux qui veulent y accéder comme pour tous ceux qui préfèrent y rester afin de progresser.

Développer verticalement les villes

Quand les demandes pour demeurer ou s’installer en ville augmentent, le prix des services et des logements augmente, à moins que l’on construise davantage. Une solution serait de développer la ville, non pas sur le plan horizontal, mais vers le haut. Glaeser est un inconditionnel du gratte-ciel. Il ne jette pas la pierre aux périurbains (dont il fait, nous dit-il désormais partie, après avoir longtemps vécu au cœur de New York puis de Boston). Il considère qu’il y a un coût environnemental important à l’étalement, lié à des modes de vie reposant sur la voiture, ceci étant encouragé par la fiscalité, en particulier en matière d’accession à la propriété. Signalant, à raison, que le xxe siècle américain n’aura pas véritablement été celui du gratte-ciel, mais celui de l’automobile, il assure qu’il faut, partout où cela est nécessaire, faire grandir les villes verticalement. Grâce à l’ascenseur sécurisé, il est possible de consommer peu d’espace au sol, d’aller haut et de faire baisser les coûts.

Notre économiste sait que, depuis Babel, les hautes tours sont synonymes de démesure et de dangers potentiels pour l’humanité. Il y a pourtant là une solution aux besoins et aux problèmes de prix de l’immobilier7. Les villes asiatiques sembleraient l’avoir compris. New York l’aurait oublié (5 de ses 10 plus grandes tours ont été terminées au début des années 1930). Certaines villes l’interdisent. Il en va ainsi à Mumbai, ce qui assure un niveau de prix élevé, des appartements trop petits, de la congestion, de l’étalement, des bidonvilles, de la corruption. Construire à Paris passe, selon l’économiste américain, par des « procédures byzantines » qui mettent d’abord en avant un souci de préservation. Or pour Glaeser, limiter le développement des constructions en hauteur ne garantit qu’une chose : l’augmentation des prix. Il se prononce donc en faveur d’un développement « ultra-dense » pour des raisons économiques et écologiques. En résumé, les urbains devraient vivre dans des villes compactes construites autour de l’ascenseur plutôt que dans des zones étalées construites autour de l’automobile8.

Sans procès injuste à l’encontre des périurbains, Glaeser soutient que ce sont Manhattan et les centres de Londres ou de Shanghai qui sont favorables à l’environnement et non pas leurs banlieues. Il estime également qu’États-Unis et Europe doivent réussir rapidement leur tournant vers une urbanisation plus « verte ». À défaut, il sera bien difficile de convaincre l’Inde et la Chine de le faire…

Une option résolument people

La distinction entre people (les habitants) et place (les territoires) est entrée dans le vocabulaire français des politiques urbaines avec les travaux de Jacques Donzelot, inspirés d’observations américaines, sur les politiques de lutte contre la ségrégation9. La politique de la ville à la française oscille entre les logiques people et place, entre un ciblage sur les habitants ou sur l’habitat. L’accent, de fait, est largement mis en France sur le zonage, la spécification des territoires, et une intervention privilégiant le bâti et les équipements (à démolir, construire ou réhabiliter).

Pour Glaeser il n’y a pas à hésiter. Les politiques publiques doivent aider les personnes pauvres et non les territoires pauvres. Qu’il s’agisse des quartiers dégradés, des villes en déclin ou dévastées (La Nouvelle-Orléans), ce sont les gens qu’il faut prendre en considération. Les villes ne sont pas des structures. Ce sont des gens10. La ville réelle est faite de chair avant d’être en béton. L’erreur fondamentale, pour les partisans de l’option « people », est de penser que les villes ce sont des infrastructures alors que ce sont des masses d’habitants connectés.

Très critique (et ce n’est rien de le dire) à l’égard des interventions que l’on dirait en français bureaucratique « territoriales », Glaeser considère qu’il ne sert à rien de zoner des territoires spécifiques (des empowerment zones, par exemple, comme il y a en France des zones franches urbaines) pour y subventionner des emplois à hauteur chacun de dizaines de milliers de dollars.

Les villes peuvent décliner, et les interventions de type « place » n’y peuvent rien. Detroit − l’exemple à la mode − a vu sa population diminuer des deux tiers en un demi-siècle. Le tiers de la population restante vit sous le seuil de pauvreté et un actif sur cinq est au chômage. La criminalité violente y est dix fois plus élevée qu’à New York, ville qui était pourtant − on aurait tendance à l’oublier − en quasi-faillite au milieu des années 1970.

Six des seize plus grandes villes américaines des années 1950 ont perdu, depuis, plus de la moitié de leur population. Outre Detroit, on trouve ainsi Buffalo, Cleveland, La Nouvelle-Orléans, Pittsburg et Saint Louis. En Europe, des villes comme Liverpool, Glasgow, Bilbao, Rotterdam ou Brême sont sur la même tendance démographique. La plupart de ces villes, souvent développées à partir d’une seule activité industrielle, n’ont pas su passer d’une économie de fabrique des biens à une économie de fabrique des idées. Le déclin de la ville manufacturière est lié, selon Glaeser, au fait que ces cités n’ont pas su investir dans ce qui fait l’essence même de la ville : l’intelligence et le niveau d’éducation des habitants. Elles ont préféré investir dans des projets de logement, des tours administratives grandioses ou des autoroutes modernes. Or, il ne servirait à rien de produire de nouveaux bâtiments et de nouveaux équipements quand ce qui importe c’est de former ou d’attirer de nouveaux entrepreneurs. New York a su opérer son virage vers les arts et la sécurité, mais aussi vers l’industrie financière. C’est ce qui a permis son sauvetage. C’est ce qui permet, actuellement, sa réussite.

Le capital humain et son entretien, bien plus que les infrastructures, expliquent le succès ou l’échec, le développement ou le déclin d’une ville. C’est vrai d’Athènes antique comme, aujourd’hui, de Bangalore ou de la Silicon Valley11. Bâtiments et équipements, tout comme les monuments devenus historiques, ne sont pas des vecteurs du succès, mais des conséquences.

La leçon globale est que le rôle du gouvernement des villes n’est pas de financer des bâtiments, des stades ou des lignes de tramway qui ne seraient pas rentables, mais de se soucier du bien-être et des conditions de réussite des individus. Le bien-être urbain n’est d’ailleurs pas uniquement la qualité de vie au quotidien (avec de jolis espaces publics) mais l’aptitude à s’insérer dans l’économie moderne. Aussi, un maire qui permet aux enfants de sa ville d’être mieux formés et de pouvoir partir travailler à l’autre bout du monde est un maire efficace, même si sa ville rétrécit.

Pour illustrer son point de vue, l’exemple qu’affectionne Glaeser (car on le retrouve dans plusieurs de ses publications) est celui de La Nouvelle-Orléans. Après l’ouragan Katrina qui a dévasté la ville en 2005, les autorités locales et fédérales ont annoncé qu’elles chercheraient à débloquer 200 milliards de dollars, une somme considérable, pour reconstruire la ville. Un tel montant représente 400 000 dollars pour tout individu (de tout âge) qui y vivait avant la catastrophe. Comme rien ne peut prédire de la réussite d’investissements dans les infrastructures d’une région économiquement dévastée, il serait préférable de verser ces dollars aux individus concernés et observer s’ils les affectent à un déménagement et à une nouvelle vie, ou bien s’ils les consacrent à rebâtir leur existence et leur environnement. Pour Glaeser, il n’y a pas de doute et il n’y aurait d’ailleurs pas d’injustice, les gens iraient voir ailleurs. Que ce soit à La Nouvelle-Orléans, à Detroit ou à Buffalo, les dépenses affectées aux bâtiments et équipements ne serviront pas à les retenir. D’où la primauté totale, en efficacité et en justice, du people sur le place.

Une règle de trois « C »

Que l’on soit en période pré-industrielle, industrielle ou postindustrielle, ce qui permet à la ville de fonctionner c’est la compétition, la connexion et le capital humain. Il y a ici une sorte de règle des trois « C » à mettre en correspondance avec les trois « T » de Richard Florida. Ce dernier, célèbre urbaniste, a théorisé l’attractivité des villes qui serait fonction de la technologie, des talents et de la tolérance de la population12.

Pour Glaeser, économiste libéral, la réussite passe par l’émulation, c’est-à-dire par la concurrence et la compétition. Elle passe aussi par les connexions, deuxième « C », qu’autorise la ville. La ville, parce qu’elle est densité et proximité, est l’espace de réalisation des projets humains. Marché matrimonial particulier (car elle autorise de multiples rencontres), elle est aussi lieu de toutes les affaires. Celles-ci appellent toujours davantage de contacts, même à l’ère numérique. La proximité n’a pas de prix quand les distances ne sont plus un coût. De surcroît, les interactions électroniques ne remplaceront jamais les discussions en face à face (ou, au moins, en réunion). En langage économique, l’une et l’autre sont complémentaires plus que substituables. La ville qui réussit est celle où les contacts peuvent être denses.

Le troisième « C » − si l’on poursuit cette métaphore − est celui du capital humain. Pour Glaeser, qui est assez défavorable à un grand gouvernement des villes, trois dépenses publiques sont légitimes car véritablement efficaces. La principale relève du capital humain : il faut des écoles et des universités. Mais pour que ce capital humain soit attiré et fidélisé, il lui faut de la sécurité. C’est le deuxième poste de dépense publique qui s’impose. Les lignes de Glaeser sur le sujet sont assez radicales. En termes de sécurité, répression et pratiques de tolérance zéro fonctionnent. Sans grandes pincettes, mais conscient du caractère sensible du propos, Glaeser écrit qu’avant de lutter contre la pauvreté, il faut lutter contre la criminalité. Celle-ci n’est pas cause de la pauvreté, mais conséquence. Policiers et prisons sont nécessaires si l’on veut lutter contre la désagrégation urbaine. La troisième dépense légitime relève des transports et des aménagements, ceci afin de maximiser quantité et qualité des contacts. Pour les villes en développement, Glaeser considère que d’autres investissements publics sont compréhensibles, comme ils l’ont été auparavant pour les villes du monde développé, en particulier pour les services de base rattachés à l’eau.

Dans ses analyses urbaines en général, Glaeser considère que c’est à l’échelon des villes, et à leur échelon seulement (sans intervention fédérale ni nationale donc) que peuvent être définis et traités les problèmes. Et s’il avait à choisir une unique famille d’intervention publique, pour laquelle des dépenses peuvent se légitimer à une échelle plus large que les seules villes, elle tiendrait dans l’éducation. Une ville, pour vivre et pour faire bien vivre ses habitants, a d’abord besoin d’écoles, publiques ou privées13, qui vont attirer et former des gens. Et le niveau fédéral peut investir dans tout enfant, qu’il réside à Detroit, à New York ou à Miami.

Les propos et recommandations de Glaeser sur les tours à construire, les investissements à tourner vers les gens, ou encore sur la lutte déterminée contre la criminalité ne manquent pas de faire débat outre Atlantique14. Ils pourront certainement faire sursauter dans l’Hexagone. Il importe de bien connaître ces travaux, les données et exemples qui les illustrent, avant de chercher à en discréditer un substrat idéologique, assurément libéral, qui peut étonner ou déranger, mais qui détonne certainement. Un livre, en tout cas, à lire. Et qui mériterait même, à cet effet, d’être traduit, ce qui se fait de plus en plus extraordinaire aujourd’hui15.

Julien Damon

Librairie

Georges-Arthur Goldschmidt, L’ESPRIT DE RETOUR. Paris, Le Seuil, 2011, 156 p., 17 €

Dans ce court roman incisif et douloureux, Georges-Arthur Goldschmidt revient sur la construction identitaire bousculée d’un être dont le parcours personnel, entre l’Allemagne et la France, se confond avec les soubresauts de l’histoire contemporaine : il fait dialoguer langue et culture tout en questionnant le poids de l’absence, le lien avec le passé, le sens de la mémoire. En phrases ramassées et denses, il dessine quelques temps forts dans la vie du jeune héros, Arthur Kellerlicht, depuis son départ en 1946 de l’internat de Haute-Savoie où il avait été caché jusqu’à un bref retour en 1949 dans sa maison natale près de Hambourg, sur fond d’une enfance dans une famille protestante d’origine juive.

Publié en même temps que la réédition d’un premier texte autobiographique − Un corps dérisoire16 −, et une traduction de Peter Handke − Kali17 −, l’Esprit de retour témoigne de la virtuosité plurielle d’un « resquilleur du destin18 », vibrant d’amour pour la littérature qui l’a accompagné dans ses errances et qui l’a sauvé.

Georges-Arthur Goldschmidt est né en 1928 à Reinbek, près de Hambourg. Son père, magistrat conseiller à la cour d’appel de Hambourg, est issu d’une des plus anciennes familles juives d’Allemagne. Convertie au protestantisme, suite aux lois d’émancipation de 1869 qui lui permet d’accéder à la citoyenneté de la ville de Hambourg, la famille demeure juive pour les nazis.

Georges-Arthur Goldschmidt est envoyé, ainsi que son frère, en Italie, puis en Suisse et enfin en France, où il est élève dans un pensionnat catholique de Haute-Savoie, puis caché par des paysans suite à une dénonciation. Il ne reverra plus ses parents − sa mère meurt de chagrin pour avoir été séparée de ses enfants ; son père décède en 1947 après avoir survécu au camp de Theresienstadt où, déporté en tant que juif, il officiait comme pasteur. Pris en charge par une lointaine cousine française, Georges-Arthur Goldschmidt peut poursuivre ses études en France. Il obtient la nationalité française en 1949 et, agrégé d’allemand, travaille comme enseignant jusqu’en 1992.

Parallèlement, il poursuit un travail d’écriture. Ses textes autobiographiques et ses romans comme la Traversée des fleuves19 ou le Recours20, ses essais sur la langue comme À l’insu de Babel21, ses lectures de Kafka (Celui qu’on cherche habite juste à côté, lecture de Kafka22) ou de Rousseau (Rousseau ou l’esprit de solitude23) ainsi que ses traductions de Goethe, Nietzsche ou Büchner se répondent. En filigrane à chacune de ces aventures littéraires, la même page d’histoire s’inscrit, le drame de l’exil, de l’abandon, du déracinement se rejoue, l’impossible allégeance à une seule langue se dessine.

L’Esprit de retour conjugue toutes les approches et propose une déclinaison inédite de ces thèmes familiers, insistant sur le corps comme instrument d’une culpabilité imposée, sur le lien à la langue comme inscription dans une culture qui s’échappe, et sur la littérature comme référence ultime dans un paysage intime défaillant.

Le récit s’organise autour de voix qui se juxtaposent : neutres lors de l’évocation des lieux et des situations, didactiques dans le rappel des événements ou déchirantes pour exprimer les sentiments du héros. Georges-Arthur Goldschmidt excelle à distiller la confusion pour mieux marteler en miroir la recherche désespérée d’authenticité du jeune homme. Il brouille les périodes qui toutes révèlent une solitude extrême. Il multiplie retours en arrière et va-et-vient entre l’Allemagne et la France. Il traque les détails qui pointent le décalage entre un vécu immédiat et la résonance qu’il suscite dans une mémoire béante. Il introduit des rêveries qui expriment l’extrême difficulté à se projeter dans l’avenir. Arthur Kellerlicht se voit brièvement peintre célèbre ou écrivain renommé mais, pour ne pas risquer la déception, se préfère enseignant anonyme dans une petite ville de province.

Le recours à ces registres narratifs pluriels enracine le questionnement qui traverse le récit : comment se construire quand on est la proie de contradictions insurmontables et l’objet de regards qui s’excluent, peut-on se définir lorsque la mémoire collective fait défaut et qu’une appropriation singulière se dérobe ? Arthur Kellerlicht est perçu comme juif en Allemagne alors qu’il ne l’est pas et comme Allemand en France alors qu’il est rejeté par son pays d’origine.

Le terme de « honte » revient inlassablement tout au long du roman et paraît d’autant plus arbitraire. Le sentiment de culpabilité est permanent. Pour Arthur Kellerlicht, la seule manière de le supporter moralement et physiquement semble être de le transformer en une forme de jouissance : il finit par attendre avec un certain plaisir les punitions corporelles brutales qui lui sont infligées quand il se livre à la masturbation ou à des attouchements, content de satisfaire cette image de mauvais garçon, la faisant même remonter jusqu’à son enfance en Allemagne tant son besoin de réconciliation identitaire est puissant.

Georges-Arthur Goldschmidt ancre cette quête dans le lien à la langue et à la culture. L’Esprit de retour est truffé de mots et d’expressions en allemand − Heimatlos24, Ein deutscher Junge weint nicht « un petit Allemand ne pleure pas25 », Einsatz bis zum letzten « engagement jusqu’à l’extrême26 », der Fremde27 − qui, pour la plupart, évoquent le mal du pays ou reprennent des traits de caractère et des comportements souvent attribués aux Allemands. Arthur Kellerlicht erre entre le français et l’allemand, en situation d’étranger dans l’une comme dans l’autre langue car privé de racines culturelles reconnues. Cette absence de légitimité, cette difficulté à faire coïncider une pensée et des mots s’inscrivent dans la spécificité de chacune des langues, dans leur contextualisation : les personnages que Kellerlicht croise le confirment. La souffrance que le protagoniste en ressent est abyssale comme en témoignent ces formules qui semblent comme lui échapper des entrailles : « Arthur Kellerlicht se retrouvait punaisé sur un paysage fixe28 », « un sanglot constant qui ne l’avait pas quitté29 », « cette maladie, le Heimweh qui évide l’être30 ».

Seul le refuge dans la lecture lui permet de survivre à sa solitude et de ne pas sombrer définitivement, de ne pas succomber à l’exil, au déracinement. L’Esprit de retour est un hymne magnifique à la littérature : Arthur Kellerlicht se retrouve dans Jean-Jacques Rousseau, Lautréamont ou Roger Martin du Gard, vagabonde entre Voltaire, Chateaubriand, Pascal ou Bossuet, se construit un paysage géographique peuplé de châteaux, de grands seigneurs, arpente les rues de Paris dans les livres d’histoire, s’informe sur les camps de concentration grâce à David Rousset ou Eugen Kogon.

Cet apprivoisement de la langue française lui permet de se retrouver dans la langue allemande et lui ouvre les portes d’un possible retour : en osant enfin pénétrer dans la librairie allemande de Paris, il rejoint la bibliothèque de ses parents en Allemagne.

Sylvie Bressler

Maurice Vaïsse, COMMENT DE GAULLE FIT ÉCHOUER LE PUTSCH D’ALGER. Bruxelles, André Versaille, 2011, 351 p., 19, 90 €

Près de trente ans après avoir consacré un livre au putsch d’Alger d’avril 1961, c’est une complète relecture de l’événement que propose Maurice Vaïsse, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et figure marquante de l’école française d’histoire des relations internationales. Le grand intérêt de ce livre réside dans l’exploitation de nouvelles sources historiographiques et, au passage, l’auteur réitère son irritation face aux difficultés en France pour accéder aux archives relatives à l’histoire contemporaine. Maurice Vaïsse souligne magistralement le décalage entre le côté éphémère de l’événement (quatre jours, du 22 au 25 avril 1961) et sa portée dans l’histoire de la Ve République : la confirmation pour la France de la nécessité de se retirer d’Algérie, le retournement de la relation entre pouvoir civil et pouvoir militaire, et l’occasion pour de Gaulle d’accroître la présidentialisation du régime. Né de la guerre d’Algérie, le putsch est avant tout l’expression d’un conflit franco-français, un conflit entre les militaires et les politiques, ceux-ci ne parvenant plus à contenir l’armée hors de sa sphère. Maurice Vaïsse fait d’ailleurs remonter à l’année 1940 cette tendance lourde. Puis, les guerres coloniales aidant, les militaires prennent du galon dans le champ du politique, jusqu’à jouer un rôle primordial lors de la crise du 13 mai 1958. L’épisode du putsch est donc l’aboutissement d’une longue période de troubles vécue par l’armée française, et, en 1961 comme en 1940, les militaires sont confrontés à un choix douloureux entre l’honneur et la discipline.

Politisée, l’armée l’est d’autant plus que Paris lui a conféré des pouvoirs de police, à tel point qu’« elle est peu à peu devenue le pouvoir en Algérie », nous dit Maurice Vaïsse. Élément révélateur et marque de puissance, il y a en 1961 près de deux fois plus de soldats présents en Algérie (400 000, composée à 80 % d’hommes du contingent) qu’en métropole (239 000). Paradoxalement, le général de Gaulle fut le premier à tirer parti de ce pouvoir en revenant aux affaires à la faveur du « tourbillon » du 13 mai 1958. Mais, très vite, il chercha à imposer l’autorité politique aux militaires, leur déniant tout rôle d’arbitrage et les ramenant à leur fonction d’« instrument » du pouvoir, a fortiori au moment où la France s’apprêtait à accéder au rang des puissances atomiques. D’où sa réaction énergique lors de la Semaine des barricades en janvier 1960. Il n’en demeure pas moins que le nouveau chef de l’exécutif allait tenir, entre 1958 et 1962, des discours pour le moins ambigus, pour ne pas dire contradictoires, au sujet de l’Algérie. Maurice Vaïsse va jusqu’à dire que de Gaulle a réalisé « exactement le contraire de ce pourquoi il avait été rappelé au pouvoir », d’où, vis-à-vis des partisans de l’Algérie française, une incompréhension, puis un divorce, notamment avec son discours du 16 septembre 1959, où il évoque l’autodétermination. Sur le plan international, les critiques émanant de l’armée visent les propos du général selon lesquels la guerre d’Algérie constitue des « hypothèques militaires et diplomatiques » pour la France. Nombre de militaires dénoncent à rebours la politique de Paris vis-à-vis de l’Otan, en considérant que la solidarité atlantique est nécessaire à l’engagement militaire de la France en Algérie, d’autant plus qu’il s’agit selon eux de contrer là-bas la stratégie périphérique menée par le Bloc communiste. En ce qui concerne la rumeur qui a couru à l’époque d’aide des États-Unis aux putschistes, elle apparaît sans fondement, car en complète contradiction avec la politique menée par le président Kennedy.

Alors, le putsch aurait-il pu réussir ? Maurice Vaïsse démontre que plusieurs facteurs ont joué au début en faveur des putschistes, en particulier les défaillances de la métropole dans le domaine du renseignement, le principe que l’armée ne tire pas sur l’armée, et l’inefficacité des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre. Face à cela, le pouvoir gaulliste a su réagir à la hauteur de l’événement : discours télévisé fortement mobilisateur du chef de l’État le 23 avril (« Françaises, Français…aidez-moi ! »), appel aux soldats du contingent (même si leur insubordination face aux putschistes a connu un certain nombre d’exceptions), recours à l’article 16 de la Constitution, parfait loyalisme de l’administration préfectorale, et instrumentalisation de la radio pour diriger la « contre-insurrection ». Le pouvoir gaulliste reçoit le soutien de l’immense majorité de ses concitoyens (pour qui « le terrorisme ne passera pas ! »), qui s’exprime notamment dans la rue, ainsi que de « l’opinion internationale ». Mais c’est au sein même de l’armée professionnelle que le ver est dans le fruit : les putschistes ont été incapables d’entraîner derrière eux la plupart des cadres de l’armée, qui optent soit pour un loyalisme résistant soit pour l’attentisme. Plus encore, souligne Maurice Vaïsse, l’échec du coup de force tient à des désaccords persistants entre putschistes, à une mauvaise préparation de cette « opération de pieds nickelés », à l’absence de stratégie à long terme des conjurés (leur volonté de réitérer « le 13 mai » trouve très vite ses limites), à des conflits de générations au sein de la caste des officiers, au fait que le putsch était un acte en contradiction avec la tradition de l’armée française, ainsi qu’au refus d’intégrer des civils au mouvement.

Au final, l’échec du putsch (terme d’origine allemande) permet à de Gaulle de « fixer une fois pour toutes » le « devoir militaire » (discours du 23 novembre 1961) et d’orienter le régime vers une « monarchie nucléaire ». Quelques semaines après cette tentative de coup de force, Jacques Nobécourt faisait dans Esprit un parallèle saisissant entre cet événement et le putsch de Kapp (quatre jours également) en 1920 contre la République de Weimar31. On remarquera ainsi que, tant en 1961 qu’en 1940 (en France) ou qu’en 1920 (en Allemagne), ce sont des militaires devenus des politiques qui ont fait pencher la balance du mauvais… ou du bon côté.

Dominique Mongin

Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret, DE LA CONVIVIALITÉ. Dialogues sur la société conviviale à venir. Paris, La Découverte, 2011, 192 p., 14, 50 €

Ce volume rassemble les exposés que les auteurs ont prononcés lors d’un colloque organisé à Tokyo en juillet 2010, à l’initiative de Marc Humbert, pour « débattre de la conceptualisation et de la mise en œuvre d’une bonne société ». Les auteurs partagent la même admiration pour Ivan Illich, d’où l’idée du titre, même si Alain Caillé préfère parler de « convivialisme », qu’il entend comme « l’affirmation de la commune humanité et de la commune socialité de tous les êtres humains ». À partir de là, chacun précise sa propre pensée : Patrick Viveret examine le couple « démesure/mal de vivre » que stimule le capitalisme, mais provoque en même temps une crise par l’excès de la démesure, qui produit le mal-être qui lui-même…, et ainsi de suite ! Il dénonce les inégalités qui jamais n’ont été aussi indécentes : « la fortune personnelle de 225 personnes est égale au revenu cumulé de 2, 5 milliards d’êtres humains » ! De quelle démesure s’agit-il ? Des trois postes budgétaires les plus importants, à l’échelle de la planète : les drogues, les armes et la publicité. Il est possible, bien que difficile, de contrecarrer ces trois « puissances » et de mettre en place diverses alternatives, à condition toutefois que l’ensemble des terriens en aient conscience…Serge Latouche explique que si le mot « décroissance » appartient au vocabulaire militant, il doit être explicité afin de contribuer à « l’invention d’une société d’abondance frugale », dont il indique quelques caractéristiques en usant d’une formule simple, celle des 8R : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler. Marc Humbert s’arrête sur le sens du mot « convivialité », traduction du « pamphlet » d’Ivan Illich, Tools for conviviality. C’est en discutant avec Levinas et Certeau qu’Ivan Illich arrête ce titre, d’après un terme anglais que Brillat-Savarin introduit en français, dans une acception réductrice, que Larousse reprendra dans son dictionnaire, « goût des réunions joyeuses et des festins », d’où une ambiance conviviale… Illich suggérait de désoutiller la société, ou plus précisément de ne favoriser que des outils conviviaux, c’est-à-dire assurant la plus grande autonomie à son utilisateur. Denis Clerc trace le portrait d’Illich, Alain Caillé et Michel Renault donnent deux annexes programmatiques, pour démontrer que le convivialisme n’est pas qu’une idée, mais peut d’ores et déjà entrer en application.

Thierry Paquot

Jean-Claude Guillebaud, LA VIE VIVANTE. Contre les nouveaux pudibonds. Paris, Les Arènes, 2011, 280 p., 22 €

Dans une série d’ouvrages essentiels allant de la Trahison des Lumières (1995) au Commencement d’un monde (2008), Jean-Claude Guillebaud n’a cessé d’interroger l’énigmatique « principe d’humanité ». Dans l’ouvrage du même nom32, il évoque la mise à mal par les pratiques et les technologies contemporaines de cette notion d’humanité à la fois indéfinissable et fondatrice, au cœur de toutes les références morales de nos sociétés, à commencer par la question politique des droits de l’homme. Mais de ces derniers, G. Balandier pouvait dire récemment qu’ils étaient devenus un « objet anthropologique non identifié ». Nous sommes désormais dans un monde social régit par la performance, l’argent, l’apparence, le profit, l’urgence, la communication, la maîtrise… en rupture avec les anciennes valeurs de solidarité, d’amitié, de confiance, d’engagement. L’illusion de la maîtrise technique se manifeste tous les jours à Fukushima. Le culte du profit et même de la cupidité aboutit à l’incroyable vulnérabilité économique de pays entiers. Le sentiment de vulnérabilité et d’inquiétude est forte dans l’opinion en France. À la question : « Pensez-vous que vous puissiez devenir un jour Sdf », 43 % des Français répondaient en 2006 que cela leur paraissait possible (contre 4% très possible, 36% peu de chance, et seulement 16 % impossible33).

Jean-Claude Guillebaud, pour sa part, a fait de l’inquiétude un principe de méthode et d’analyse et non une posture morale. Il s’agit d’un exercice de lucidité qui aborde aujourd’hui dans la Vie vivante, la question du statut du corps dans le contexte des technologies et des valeurs contemporaines. Il ne s’agit en aucun cas d’un refus de la science et de la technique, mais de dévoiler les arcanes d’une haine du corps qui est au fond une haine de soi (et d’ailleurs surtout une haine du corps de la femme). L’ambivalence marque la relation contemporaine au corps : il est à la fois l’instrument nécessaire de la présence au monde et simultanément une objection à la toute-puissance, une incarnation qui enracine au réel pour le meilleur ou pour le pire. Si, aujourd’hui, le corps est sans cesse objet de soins, d’attentions, de rectifications, il ne s’agit nullement d’une réconciliation heureuse de l’individu et de son corps mais de son imprégnation par le marché. Le corps mis en valeur est un corps transformé, travaillé, repris en main. Nouvelle déclinaison d’une éthique puritaine du travail aujourd’hui bien laïcisée et qui se répand à travers le monde sous de multiples formes.

Dans sa version la plus radicale, la haine du corps se traduit par une volonté de le transformer en profondeur, voire de l’effacer. Le rejet de la condition humaine dans l’autodénigrement de ceux qui le formulent se fait à travers le procès de la chair : l’homme est une créature physiquement trop imparfaite pour les impératifs de circulation de vitesse, d’information qui régissent une part de nos sociétés contemporaines. Il ne s’agit jamais d’améliorer le goût de vivre des hommes, mais toujours de la pauvreté de l’enracinement corporel de l’homme dans un monde de compétition, de vitesse, de communication.

Le fantasme d’un corps libéré de ses anciennes pesanteurs naturelles aboutit notamment au mythe de l’enfant parfait, fabriqué médicalement et estampillé de bonne qualité morphologique et génétique. L’assistance médicale à la procréation induit une conception puritaine de l’enfant hors corps, hors sexualité, hors rapport à autrui. Certains biologistes rêvent même d’éliminer la femme d’un bout à l’autre de la gestation grâce à la couveuse artificielle. L’existence anténatale ne serait plus qu’un parcours médical où la femme n’est plus nécessaire. La fabrication médicale de l’enfant se prolonge aujourd’hui avec une série d’examens vérifiant sa qualité génétique ou son apparence physique. Examen d’entrée dans la vie qui perpétue le soupçon à l’encontre d’un corps dont la seule perfection résulte d’une vérification de qualité ou d’une correction technique. Les embryons au corps non conforme ne sont plus autorisés à naître. « Terrorisme du normal » disait autrefois Jean Baudrillard.

Le corps est clairement surnuméraire pour certains courants de la cyberculture appelant de leurs vœux l’émergence prochaine d’une « posthumanité » enfin parvenue à se défaire de toutes ses entraves dont la plus cuisante serait le fardeau d’un corps désormais anachronique, fossile. Beaucoup rêvent tout haut de s’en débarrasser pour accéder enfin à une humanité glorieuse, un monde postbiologique, voué à ce que Pierre Levy appelle un « hypercorps », c’est-à-dire une chair fantôme. Ces nouveaux gnostiques dissocient l’individu d’une chair insupportablement périssable et veulent l’immatérialiser au bénéfice de l’esprit, seule composante digne d’intérêt à leurs yeux. Jean-Claude Guillebaud cite à ce propos H. Moravec, K. Kurzweil, M. More et d’autres posthumanistes qui considèrent la vieille humanité comme obsolète. Il parle également de « pudibonderie » car s’y expose en effet une haine du corps qui est avant tout une haine du désir, c’est-à-dire de ce qui échappe en l’humain à toute maitrise, et il s’agit bien en effet d’y substituer l’arraisonnement de l’information. Comme le disait Heidegger, la cybernétique est devenue l’horizon métaphysique de nos sociétés. Regroupés dans une communauté virtuelle aux États-Unis, « les extropiens » veulent prolonger à l’infini leur existence grâce au perfectionnement des techniques. S’ils meurent malgré leurs efforts, leurs dépouilles sont placées en hibernation en attendant qu’on découvre une manière de soigner leurs maux et de les ramener à la vie. Ils travaillent à la possibilité de transférer leurs esprits dans le réseau afin de s’affranchir définitivement du corps et de mener une vie virtuelle et éternelle. Il « suffirait », selon eux, de construire dans un programme d’ordinateur chaque neurone et chaque synapse d’un cerveau particulier pour que le transfert s’effectue entre l’esprit, avec toute sa mémoire, et l’ordinateur, laissant le corps à l’abandon. L’homme ne valant que pour les informations contenues dans son cerveau, la dissolution du corps ne change rien à son identité, mais elle délivrerait l’extropien de son poids possible de maladies, d’accidents ou de mort. Le corps devient une donnée facultative. La cybersexualité réalise pleinement cet imaginaire de la disparition du corps, et même de l’autre. L’érotisme atteint le stade suprême de l’hygiène avec le corps virtuel. Plus de crainte de sida ou de maladies sexuellement transmissibles, ni de harcèlement, dans cette sexualité angélique où il est même possible, du fait de l’anonymat du réseau, de revêtir sexe et état civil de son choix.

Penser le corps est une autre manière de penser le monde. Si le corps n’est plus la personne, s’il est tenu à l’écart d’un individu au statut de plus en plus indécidable, si le dualisme ne s’inscrit plus dans la métaphysique, mais décide du concret de l’existence, c’est toute l’anthropologie occidentale, et tout l’humanisme implicite et explicite, qu’elle soutenait qui s’effondre alors.

L’ouvrage de Jean-Claude Guillebaud marque un esprit de résistance contre le puritanisme, la dématérialisation de l’individu et de son rapport au monde, la perte graduelle de la chair du monde et du goût de vivre.

David Le Breton

Chantal Delsol, L’ÂGE DU RENONCEMENT. Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2011, 299 p., 22 €

C’est de nous, de notre âge qu’il est question, non pas du renoncement des moines au ive siècle après Jésus-Christ, ou du défaitisme politique dénoncé par l’opposition à l’Assemblée. L’ambivalence du titre, selon les valeurs dont on pare le mot « renoncement », saute aux yeux. Mais dès les premières lignes, le lecteur sait à quoi s’en tenir : « Quand un monde culturel se dérobe, toujours ses fils et ses adeptes ont le sentiment qu’il ne pourra être remplacé que par le chaos. C’est bien l’impression étrange et douloureuse qui nous saisit quand nous voyons s’enfoncer derrière nous, non seulement les croyances religieuses, mais surtout, et c’est ce qui compte pour la plupart de nos contemporains, les fruits immanents de ces croyances (le progrès, la royauté de l’homme, la démocratie, etc.), qui ont constitué l’architecture, le cosmos culturel du Vieux Continent. » Ce n’est pas seulement que « nos interprétations » du monde sont ignorées, elles sont « profanées et salies », rejetées, piétinées…Le ton est ainsi donné, et il n’est pas encourageant. Nous sommes découragés non seulement par les signes du crépuscule, mais aussi par les annonces concrètes du nihilisme, de la déchéance, du chaos qui viennent, qui sont là. Un ton nietzschéen, pour un contenu qui ne l’est pas. Ce que C. Delsol croit voir s’effondrer, ce sont 2 500 ans où l’idée de vérité avait remplacé le mythe ; où la personne et la dignité personnelle, le royaume de l’homme dans le règne du vivant s’étaient constitués ; où la flèche du Salut, de l’origine vers une fin promise, avait remplacé le temps circulaire. S’effondrent donc non seulement le judaïsme et le christianisme, mais la Grèce et Rome qu’ils ont entraînées dans leur sillage. Ils étaient déjà mal en point avec les débâcles intellectuelles et morales, les catastrophes du xxe siècle ; mais maintenant ils sont vaincus par le renoncement, celui des « sagesses » qui se substituent à la foi, vivent d’autres fondements et cultivent d’autres fins. Les sagesses qui savent relativiser. Telles sont les thèses centrales de ce livre, déployées en six longs chapitres aux titres sans équivoques : « Foi et sagesse », « Désillusions du vrai et retour de l’utile », « Renaissance des mythes », « La fin du temps fléché et le retour du mythe du combat », « Consensus, l’autre de la démocratie », « De la décomposition à la thébaïde ».

Il n’est pas indifférent que la « foi » soit placée au début : Pistis, quête du vrai aux accents dynamiques, avait triomphé à l’aube du christianisme de Sophia, sagesse pratique pour trouver le bonheur. C’est le point par où la Chine et l’Asie, l’Antiquité et le stoïcisme (et l’épicurisme) se rejoignent et où ils convergent tous deux pour participer au nihilisme occidental. « Ne pas souffrir », « se suffire » durant cette vie brève est leur maxime, et leur programme commun. De nombreuses raisons expliquent l’appel d’air que représentent les sagesses. Quand les certitudes tombent, quand les dogmatismes de toutes sortes s’évaporent comme autant de délivrances, quand les déceptions devant « ce à quoi on avait cru » s’accumulent, les sagesses s’imposent, elles semblent lumière pour la vie pratique menacée. Non pas que la foi réprouve toute sagesse : la part sapientiale de la Bible ne saurait être gommée. Mais avec Montaigne et Spinoza s’annonce malgré tout une tendance, déjà, en rupture avec la foi. Et cette tendance triompherait aujourd’hui, C. Delsol s’attachant à en rassembler et en interpréter le faisceau des signes qui le manifestent : les tendances gnostiques par exemple, les expériences de sentiment océanique, le goût d’un certain sacré, le panthéisme ou la « confession » d’un divin impersonnel signalent le tournant en cours. La pesée naturelle, omniprésente – elle ne date pas d’aujourd’hui, certes – de l’utile qui évacue le vrai a été occultée un moment par le triomphe de la Raison, revanche sur les fanatismes de la religion, mais c’était un faux triomphe, une « profanation » en réalité, engloutie dans les catastrophes du xxe siècle. Curieusement, et c’est certainement une des analyses fortes du livre, le vrai est parasité par le bien, ou le goût du bien. L’immoralité de la société existe, mais elle se vautre dans l’exaltation du bien, du bon, de la dignité. La vérité a été « transformée » – au sens des industries de transformation – en mythes du bon, en archétypes du bien, dans des sociétés modernes marquées par ailleurs par la compulsion (de répétition) à se raconter des histoires édifiantes. On ne sera pas étonné que l’auteure croie pouvoir lire dans les (faux) consensus démocratiques, dans la célébration non de la division mais de la pacification et des compromis, le retour de la « palabre » et de formes d’assemblées prédémocratiques, c’est-à-dire de formes de holisme inavoué (qu’elle voit aussi à l’œuvre dans les démocraties scandinaves, par exemple). Elle tente de rendre compte ainsi d’une sorte de menace suspendue sur ces dérives et que tous pressentent : la tentation de l’autoritaire, ou même le désir de le trouver et de le retrouver. Ce chapitre sur la crise du politique et l’épuisement de la démocratie est peut-être le plus suggestif, le plus discutable (au sens de : à discuter). La critique du pragmatique, du procédural, présente aussi dans le reste du livre, est rattachée elle aussi au « règne » de la sagesse, à l’exaltation paradoxale de la morale, à la perte du terrain métaphysique.

Mais un autre aspect de ce livre singulier attire l’attention. Chantal Delsol est connue comme catholique, et on s’attendrait à ce que le christianisme soit, peu ou prou, présenté comme la « solution de la crise ». Or il n’en est rien. Si tel avait été le cas, elle eût été peu crédible. La naissance, la montée en puissance, l’apogée du christianisme furent « peut-être une parenthèse » de 2 500 ans, entre des époques dominées par la « sagesse », terreau le plus naturel de la vie humaine qui se veut « bonne » et cherche ce qui est « utile ». Contre cette « naturalité », Delsol ne fait pas l’apologie ni l’éloge du christianisme comme affirmation d’une folle transcendance ; même : elle ne cache pas les faiblesses d’une histoire contrastée. Mais elle déplore, en effet, et presque en tant que telle, sans chercher de longues justifications, la parenthèse historique que fut la recherche d’une « vérité transcendante », la « folie de Dieu » qui fut un jour proclamée plus haute que la sagesse humaine. Elle dit, autrement que d’autres, que l’« euphorie perpétuelle » et la « vie réussie » sous l’égide de la sagesse, qui sont (re)devenues notre horizon de sens, ne sont qu’une mort annoncée de l’esprit, de la culture, le règne de la quantité qui donne la main à la résignation.

Jean-Louis Schlegel

Pierre Bouretz, D’UN TON GUERRIER EN PHILOSOPHIE. Habermas, Derrida & Co. Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2011, 572 p., 25 €

Cet ouvrage est consacré à « l’amitié avec obstacles », pour reprendre les mots de Derrida, qu’ont entretenue pendant plus de vingt ans Jürgen Habermas et le philosophe français. Ce n’est que parvenu au terme d’une vie écourtée par la maladie, une fois la réconciliation scellée, que Derrida a pu jeter ce regard rétrospectif et évoquer les affinités qui au bout du compte rapprochent les deux penseurs et priment sur leurs différences. Leur relation ne débutait certes pas sous les meilleurs auspices, chacun semblant occupé à bâtir un projet philosophique difficilement compatible avec celui de l’autre : « déconstruction » pour Derrida, « reconstruction » pour Habermas…Le scepticisme, voire l’indifférence réciproques que semblaient se manifester les deux philosophes dans les années 1970 avaient été rompus en 1985 avec la parution de l’ouvrage de Habermas le Discours philosophique de la modernité. Habermas s’y lançait dans une reconstruction de l’histoire de la critique de la raison et mettait un peu hâtivement dans le même sac Nietzsche, Heidegger, Bataille, Foucault, Derrida…, tous coupables de pousser la critique de la raison jusqu’à des inconséquences funestes, de jouer les penseurs oraculaires et de liquider la philosophie et l’héritage de la modernité ; tous coupables, également, et ce point est décisif pour Habermas, de ne pas – apparemment – faire de la philosophie un usage social et politique : en clair, de ne pas se soucier de démocratie. Quant à Derrida, il se voyait plus précisément reprocher de confondre littérature et philosophie et de dissoudre la logique et l’argumentation dans une mystique à tendance ontologisante. Pierre Bouretz se souvient que ceux qui, comme lui, ont été formés à la philosophie dans les années 1970-1980 ont dû d’une manière ou d’une autre prendre position, se placer d’un côté ou de l’autre de la ligne de front tracée par Habermas, puis creusée par les disciples. La polémique provoqua une rupture durable avec une partie des philosophes français et contribua, jusqu’à aujourd’hui, à entretenir une méfiance réciproque entre certaines chapelles des deux côtés du Rhin. P. Bouretz s’attache dans son livre à reconstruire avec une grande minutie les différentes étapes qui ont mené de cette déclaration de guerre à l’armistice finalement passé entre l’« intransigeant » Habermas et l’« ombrageux » Derrida. Cet armistice a eu lieu selon lui le 31 mai 2003 lorsque les deux hommes ont cosigné un article paru simultanément dans Libération et la Frankfurter Allgemeine Zeitung à l’occasion de la guerre en Irak et qui était une exhortation à bâtir une Europe démocratique et cosmopolitique.

Une des caractéristiques de l’ouvrage, qui rend sa lecture tout à fait agréable – outre le plaisir, communicatif, que l’auteur prend à l’évidence à détailler tous les moments de cette relation complexe –, tient dans la manière dont P. Bouretz alterne récits et analyses, petite histoire de la philosophie et commentaires serrés des textes et des concepts essentiels à la compréhension des débats. Il raconte les différentes rencontres entre les deux hommes, la promesse d’une discussion à venir faite en 1999 aux États-Unis, le séminaire d’Axel Honneth à Francfort en 2000 où la discussion a effectivement lieu, discussion « honnête » selon Derrida ; il présente les projets communs, le livre sur le Concept du 11 septembre, paru en 2004, le témoignage d’amitié de Derrida lorsque celui-ci rédige pour les soixante-quinze ans du philosophe allemand un article dont le titre est un condensé de leur histoire d’amitié philosophique contrariée : “Unsere Redlichkeit – Each in his country, but both in Europe: the history of a friendship with obstacles.” P. Bouretz analyse par ailleurs en détail des passages du Discours philosophique de la modernité, différents articles de Derrida, ainsi que de bien des commentateurs et intermédiaires, qui jouèrent un rôle non négligeable dans la compréhension, bonne ou mauvaise, que Derrida et Habermas purent avoir de leur œuvre respective. Bref, il examine toutes les pièces versées au dossier. Filant la métaphore guerrière et se référant au Kant du Projet de paix perpétuelle qui recommandait qu’une guerre soit menée de façon à rendre possible une paix future, P. Bouretz identifie ce qui, dans les méandres de leur philosophie, dans leurs déclarations, leurs commentaires, leurs engagements, annonçait les conditions d’une réconciliation ; il montre sur quelles bases, philosophiques, politiques et humaines, cette paix a pu se faire et comment, paradoxalement, elle était rendue possible dès le Discours philosophique de la modernité : par les quelques ouvertures ménagées, les rapprochements faits avec Adorno, la réserve qu’Habermas semblait malgré tout déceler chez Derrida vis-à-vis de Heidegger.

P. Bouretz a conçu son travail de recherches comme l’exploration de différentes topographies : l’axe Paris-Francfort est au cœur de son ouvrage ; mais il ne constitue pas le seul front, le seul théâtre des opérations : la querelle Habermas-Derrida est en réalité précédée par une autre, encore plus violente, entre Derrida et Searle, philosophe du langage américain, disciple d’Austin, lui-même théoricien anglais des actes de langage (Speech acts) et auteur du célèbre ouvrage Quand dire c’est faire. On ne comprend bien tous les enjeux de la guerre que se livrent Paris et Francfort que si l’on a une idée de ce qui s’est joué auparavant entre Paris et Oxford, et entre la France et la Californie – et si l’on est au fait du soutien apporté par Francfort à la Californie. C’est là un des grands intérêts du livre de P. Bouretz : élargir un débat en apparence franco-allemand à un espace géographique et culturel plus vaste et montrer comment philosophies française et allemande, chacune pour elle-même et dans leurs rapports réciproques, ont dû, dans le dernier tiers du xxe siècle, se positionner par rapport à la philosophie analytique. P. Bouretz ouvre ainsi son étude sur les années 1970, la réception d’Austin par Derrida dans Marge de la philosophie (1972) et la sévère critique que Searle fait de cette réception, accusant le philosophe français d’avoir, entre autres, un « penchant affligeant à dire des choses qui sont manifestement fausses ». Le prélude américain sera déterminant pour le débat Habermas-Derrida dans la mesure où le premier s’est semble-t-il initié à la philosophie du second par l’intermédiaire de commentaires américains, sans véritablement aller au cœur des textes mêmes de Derrida. D’où des conclusions hâtives qu’il s’est probablement cru autorisé à tirer, conforté par sa confiance dans les promesses philosophiques de la pragmatique du langage (sur lesquelles repose sa théorie de l’agir communicationnel) et l’apparente univocité du message politique délivré par le pragmatisme américain : Habermas écrit en effet quelque part qu’il a enfin trouvé, avec le pragmatisme, une tradition philosophique qui prend la démocratie au sérieux. C’est bien ce fil d’interprétation politique qui permettra la réconciliation finale avec Derrida, quand Habermas aura compris, au gré des rapprochements successifs, que tous deux défendent au fond un même projet de démocratie cosmopolite et que Derrida considère la déconstruction comme un « hommage respectueux à une nouvelle, très nouvelle Aufklärung ».

Alexandre Dupeyrix

James Ellroy, LA MALÉDICTION HILLIKER. Paris, Rivages, 2011, 278 p., 20 €

1958. Dans un taudis proche de Los Angeles, une femme d’une quarantaine d’années shootée au bourbon, Jean Hilliker, frappe son fils qui, du haut de ses dix ans, vient de lui asséner qu’il préférerait vivre avec son père. Il tombe du canapé, s’ouvre le cuir chevelu sur la table basse en verre. La mère continue de frapper puis s’arrête, pétrifiée, et recule. Reprenant une expression favorite de son père, le gamin – James Ellroy – la traite « d’alcoolique et de traînée » et profère alors la « Malédiction ». Il fait « mystiquement » appel à un assassin, « décrète » sa mort. Trois mois plus tard, le 22 juin, on la retrouve violée et étranglée. Le meurtrier ne sera jamais démasqué. Depuis plus d’un demi-siècle, cette Malédiction « définit » l’existence du fils, l’oblige à dialoguer continuellement avec sa mère et à écrire des histoires pour « consoler le fantôme qu’elle est devenue » (p. 11).

Dans les années 1990, le fils reprend l’enquête, en vain. Ce sera Ma part d’ombre (1996). Entre-temps, il aura notamment publié le Quatuor de Los Angeles dont le premier acte, le Dalhia noir (1987), part d’un fait réel survenu en 1947 : la découverte dans un terrain vague du cadavre atrocement mutilé d’une pauvre starlette de 22 ans nommée Betty Short. L’exploration des bas-fonds de Los Angeles se poursuivra avec le Grand nulle part (1988), L.A. Confidential (1990) et White Jazz (1992). Avec la Malédiction Hilliker, paru l’an dernier aux États-Unis, Ellroy nous livre, à 60 ans passés, un récit autobiographique qui expose, sous une lumière de scialytique, les origines d’une des œuvres les plus prodigieuses de la littérature américaine. Voyage au cœur des névroses, donc, plongée profonde en eaux tourmentées.

J’ai voulu écrire ce nouveau livre, explique-t-il, parce que, par bien des aspects, il contredit le précédent [Ma part d’ombre]. J’ai fini par comprendre que le lien entre ma mère et moi n’était pas une histoire de meurtre, mais une histoire d’amour. Je me suis peu à peu rendu compte que la ligne de force de mon existence n’était pas la mort de ma mère, mais mon obsession des femmes34.

Une obsession qui commence de bonne heure et se développe durant une adolescence où l’alcool et les drogues sont les « régulateurs » d’une « vie fantasmée » (p. 55). Puis vient le temps où le jeune homme s’introduit dans les maisons des femmes qui lui plaisent pour connaître leur univers, toucher leurs vêtements, s’allonger sur leur lit, prendre quelques cheveux sur leurs peignes… Et repartir sans, surtout, laisser la moindre trace…afin de pouvoir recommencer. Moment inaugural d’une activité de voyeur qui va s’étendre sur presque quatre décennies (p. 110).

À l’en croire, il possède le pouvoir de « faire apparaître » les femmes vues en rêve :

Je sais que des femmes que j’ai fait apparaître dans des images mentales trouveront leur chemin jusqu’à moi.

(p. 100)

Il y en aura quatre. Helen, tout d’abord, épousée en 1991. Elle a 33 ans, lui 43. Il a alors, précise-t-il, vécu plus longtemps que Jean Hilliker…

Les mains d’Helen sur mon visage changèrent la perspective sous laquelle je voyais ma vie.

(p. 128)

Elle le conduit à écrire un nouveau genre de livres qui disséqueront l’envers du rêve américain. Ce sera la trilogie : American Tabloid, American Death Trip et Underworld Usa35. En 2004, c’est la rencontre de Joan, jeune doctorante juive new-yorkaise et, faut-il le préciser, très à gauche. Elle est, lui dit-elle, « punk-rock » par détestation de Reagan. Il lui rétorque ne pas aimer le rock et admirer Reagan. Elle lui apparaît comme une « incarnation de l’Histoire » et va faire, sur le plan privé, « disparaître toutes les autres femmes » (p. 202). Puis ce sera une passion pour Karen, une « vraie déconneuse qui a décroché un doctorat à Yale », qui lui téléphone pour avoir du bourbon et du Valium. Dans Underworld Usa, Joan sera la Déesse rouge et Karen deviendra Karen Sifakis, la quaker-gauchiste-pacifiste. Ellroy déduira de ces deux rencontres que la révolution ne peut venir que des femmes. Deuxième moitié de la décennie 2000, il fait la connaissance de la romancière Erika Schickel (à qui le livre est dédié). Ils vivent désormais ensemble. Dans ce cas, le démiurge n’a pas été celui qu’on pourrait penser. En effet, affirme Ellroy, c’est elle qui l’a fait apparaître, et non le contraire comme il en avait l’habitude. Dans une prose qu’on ne lui connaissait guère, il explique qu’ils tentent depuis de

se fondre dans un tout symbiotique et non codépendant. […] Ce qui éclipse toute conjonction sexuelle et [leur] impartit une mission de dimension cosmique.

(p. 270)

Point qui a son importance, elle ressemble de façon frappante à Jean Hilliker (p. 276).

Le livre nous montre également un Ellroy hypocondriaque se levant plusieurs fois la nuit pour vérifier si des cellules cancéreuses ne poussent pas sur ses bras ou dans sa bouche ; un auteur qui, depuis des décennies, s’allonge des heures durant dans le noir pour imaginer ses romans. Un romantique fasciné par Beethoven. Un homme qui a ardemment souhaité être le père d’une petite fille et dans la vie de qui Dieu tient une grande place. Sauvé de la Malédiction par Erika en qui il voit le plus grand don que Dieu lui a jamais fait, la femme avec qui il partage sa vie lui « ordonne », dit-il, de sortir de l’ombre et de s’avancer en pleine lumière.

La Malédiction Hilliker n’a cependant rien d’un testament. Un nouveau « Quatuor de Los Angeles », dont l’action est située en 1941 au moment de l’attaque de Pearl Harbor, est en préparation. Les fans peuvent donc se rassurer, d’autant plus qu’Ellroy déclarait début 2011 dans une interview que son ambition était à présent d’écrire « des romans meilleurs que les précédents, plus longs, plus importants. Et plus profonds36 ».

Jean-Paul Maréchal

Brèves

Jean-Joseph Goux, L’ART ET L’ARGENT. La rupture moderniste. 1860-1920. Blusson, 2011, 128 p., 16 €

Poursuivant un travail au long cours faisant le lien entre l’évolution de la valeur économique et celle de la valeur picturale, J.-J. Goux met en parallèle la machine boursière et l’évolution de la cote des peintres quand celle-ci ne repose plus sur une « valeur de la valeur », sur un référentiel, sur un étalon (l’or ou l’Académie). Dans cette optique, il relit l’Œuvre d’Émile Zola, précise la rupture moderniste incarnée par Manet et se penche sur la formule de Jean Cocteau dans le Coq et l’Arlequin relative à la versatilité de l’avant-garde : « En art, toute valeur qui se prouve est vulgaire. Il faut être un homme vivant et un artiste posthume. » À l’époque de Cocteau, l’avant-garde demande encore à être reconnue (selon Picasso : « Pour que des tableaux se vendent cher, il faut qu’ils aient été vendus bon marché au début »). Tout en affirmant à propos de l’avant-garde que « le régime économique enfiévré de la spéculation et celui, plus classique et plus stable, de la convenance esthétique (ainsi La grande sœur de Bouguereau, tableau le plus apprécié du public, est l’image phare du musée de Houston) n’ont pas cessé de coexister », J.-J. Goux montre une évolution des avant-gardes : la véritable avant-garde (composée d’artistes longtemps méconnus puis reconnus) constitue un scénario inaugural, une scène primitive de la spéculation. Mais ce principe ne s’applique plus à des peintres plasticiens contemporains comme Warhol, Schnabel ou Koons qui ont été lancés « dans des conditions très organisées, sans avoir jamais été méconnus ». Dans ces conditions, la provocation, la posture avant-gardiste autoproclamée, est devenue académique. On est revenu avant Manet.

O. M.

Susan Strange, LE RETRAIT DE L’ÉTAT. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale. Paris, Temps présent, 2011, 352 p., 35 €

L’hypothèse du livre ? « Les frontières territoriales des États ne coïncident plus avec l’étendue ou les limites de l’autorité politique sur l’économie et la société » ?souligne la disjonction contemporaine du pouvoir et de l’autorité. Ce qui renvoie dos à dos, la préface de Bertrand Badie le montre clairement, les tenants réalistes qui rappellent à l’ordre des États, et les partisans d’une gouvernance mondiale, puisque les États conservent certaines prérogatives tout en ayant perdu nombre de leurs fonctions et missions traditionnelles. Ils sont en effet à l’origine du processus de globalisation qui s’est retourné contre eux alors même qu’ils exercent toujours le pouvoir sur le plan de la sécurité. Pour saisir ce que l’État fait ou non, l’auteur met en scène les quatre catégories d’acteurs, qui déstabilisent l’État, et sur lesquels repose son hypothèse : « Ceux qui, disposant d’un pouvoir sur l’ensemble des valeurs du système, exercent ou menacent la sécurité “dans” et “hors” des frontières, ceux qui peuvent accorder ou refuser le crédit, ceux qui contrôlent l’accès à la connaissance et à l’information, et sont à même de définir la nature du savoir, mais aussi la structure de production en fonction de laquelle se décide ce qui va être produit, où et par qui, et à quelles conditions. » Susan Strange est décédée il y a quelque temps, Christian Chavagneux, qui dirige la revue L’Économie politique et fut son élève, reviendra dans Esprit sur cette œuvre qui devrait jouer un rôle majeur dans les débats relatifs à l’économie et à la géopolitique.

O. M.

Michel Winock, L’EFFET DE GÉNÉRATION. Une brève histoire des intellectuels français. Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2011, 135 p., 14 €

En réunissant ces différents articles de revues, l’historien offre une série d’approches complémentaires sur le phénomène des générations dans la vie intellectuelle. Ces éclairages multiples permettent en effet d’enrichir l’histoire chronologique des idées en explorant cette rencontre toujours énigmatique entre une classe d’âge et un moment historique qui se cristallise sous la forme d’une génération. Depuis la date inaugurale de l’affaire Dreyfus, l’historien distingue la génération d’Agadir, celles de la Grande Guerre, de la crise (1929), de la Résistance et de Vichy, de la guerre froide, de la décolonisation, de 1968. Comme il est bien difficile de trouver d’autres labels depuis (on ne sait pas bien s’il faut croire à une « génération Mitterrand ») et que cette clé n’a peut-être plus lieu d’être, d’autres approches prennent le relais, comme la typologie des modes d’intervention qui permettent de distinguer intellectuel critique, organique, spécifique, professionnel, partisan ou encore anonyme. Si la démarche conduit à reconnaître un certain épuisement de la figure de l’intellectuel à la française, l’auteur souligne toujours que cela ne signifie en rien un moindre intérêt de la production intellectuelle, telle qu’elle s’observe à travers les livres ou le travail des revues…

M.-O. P.

Serge Audier, LA PENSÉE SOLIDARISTE. Aux sources du modèle social républicain. Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2010, 340 p., 27 €

Puisque la période est à la critique de la dérégulation économique, nous avons beaucoup à apprendre des réflexions qui, dans les premiers temps de la République, tiraient déjà les leçons de la crise du libéralisme. D’où l’idée de cette anthologie, introduite par une substantielle préface (d’une centaine de pages…), des principaux auteurs « solidaristes », Léon Bourgeois, Célestin Bouglé, Ferdinand Buisson, Alfred Fouillée… dont l’auteur s’attache à souligner l’actualité depuis plusieurs années (voir son Léon Bourgeois dans la collection « Le bien commun » chez Michalon). Il ne s’agit pas ici de revenir seulement « aux sources » d’une pensée sociale mais bien de montrer comment ces auteurs ont surmonté les contradictions de leur temps, qui sont encore les nôtres, en particulier sur trois questions : une conception de l’individu qui ne s’enferme pas dans le calcul rationnel et l’idée contractualiste du lien social, le débat entre culture républicaine et idéaux socialistes et surtout l’articulation du national au mondial, dimension largement occultée dans la reviviscence récente du « républicanisme ».

M.-O. P.

Ferdinand Von Schirach, CRIMES. Paris, Gallimard, 2011, 224 p., 17, 50 €

Cet ouvrage, composé de onze nouvelles relatant des affaires criminelles qui ont eu lieu récemment en Allemagne, est écrit par un avocat qui exerce au barreau de Berlin depuis 1994. Ces affaires, souvent monstrueuses (beaucoup de corps découpés !), ne sont pas un voyage obscène et voyeuriste dans l’horreur : l’écriture ? un travail d’huissier ? d’autant plus froide qu’elle est précise dans la relation des faits met en scène des paradoxes. Ceux qui tiennent à l’exercice de l’enquête policière et de la justice (un tribunal peut donner raison à un assassin qui n’avait pas l’intention de tuer, un criminel peut se jouer de la légitime défense, un détail peut tout changer comme dans « Changement d’heure »). Mais surtout ceux qui tiennent aux sentiments humains, à l’image de cet homme qui a promis à sa femme le respect, qui ne peut pas la quitter alors qu’elle est devenue infernale, et finit par la découper en morceaux (« Les pommes »). Les affaires liées au trop grand amour ou à son absence sont les plus nombreuses (voir « Le violoncelle » sur un père incapable d’accorder la moindre affection à ses enfants). Ce sont ces retournements (de sentiments ou de procédures) que cette écriture glacée fait ressortir, laissant affleurer le tragique humain. Mais une autre qualité de l’ouvrage réside dans sa contemporanéité berlinoise : cette galerie de portraits fait coexister aussi bien des hommes d’affaires, le monde des grandes familles et des jeunes issus de l’immigration turque qu’un mafieux japonais (« Karim », « La tasse de thé de Tanata »). Est-ce un hasard, si le livre se termine par l’histoire d’un homme issu de l’immigration qui réinvente sa vie en Éthiopie après avoir été accusé ? Dans l’arène du crime, l’intervention d’un tiers (le juge mais aussi l’avocat) garde tout son sens. Cela serait-il quelque peu surréaliste ? Le livre se clôt sur ces mots à la Magritte, « Ceci n’est pas une pomme », or il se trouve que les pommes reviennent dans plusieurs des séquences criminelles de ce livre.

O. M.

Armel Guerne, L’ÂME INSURGÉE. Écrits sur le romantisme. Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2011, 222 p., 8 €

Cet ouvrage, qui rassemble des textes d’Armel Guerne, permet de faire connaissance avec un auteur méconnu dont la vigueur fut saluée aussi bien par André Breton, Maurice Blanchot, Georges Bernanos que par Yves Bonnefoy et son ami Cioran. Résistant, membre du réseau Prosper-Physician du service secret britannique, traducteur du prix nobel Kawabata, A. Guerne a toujours accordé, méfiant qu’il était envers « l’embourgeoisement » de la littérature romantique française, un privilège au romantisme allemand. Dans cet esprit, les textes regroupés sont consacrés à Hölderlin, Novalis, Heinrich Von Kleist, Grimm mais aussi à Herman Melville, Stevenson ou Nerval. Pour Guerne, nous dit le préfacier Stéphane Barsacq : « Les Romantiques sont les poètes en marche d’une vérité toujours neuve ; mais une vérité d’abord de combat : à la fois un défi lancé aux formes et aux personnes mortes et mortifères, et une vérité qui, tel le Paraclet, invente au-dessus de la mêlée les raisons d’aller plus avant, pour sauver ce qui le mérite, pour apporter le signe d’une victoire malgré tout. » Malgré tout… Le grand refus du romantisme est simultanément un grand Oui, une affirmation. Après des années où le formalisme s’est substitué à la critique la plus classique, la redécouverte d’auteurs comme Guerne rappelle que les grandes plumes critiques doivent être réévaluées. Des Italiens comme Pietro Cittati le rappellent depuis des décennies.

O. M.

André Scala, SILENCES DE FEDERER. Paris, La Différence, 2011, 96 p., 13 €

Le champion de tennis Roger Federer déroge à toutes les règles de la starisation. Il se fait discret, il ne fait pas parler de lui. Impossible cependant de faire de la psychologie en ce qui le concerne, d’invoquer on ne sait quelle timidité naturelle ! Non, selon le lecteur de Spinoza qu’est l’auteur de cet essai ciselé et original, qui n’est pas sans rappeler les textes de Serge Daney ou Jean Hatzfeld sur le tennis dans Libération, cela renvoie essentiellement à son jeu de tennis. Federer est un joueur d’exception qui ne laisse pas d’autre possibilité à ses admirateurs que de le célébrer et donc de le décrire…Parmi des séquences multiples, on peut retenir celles qui portent sur la beauté du geste (rapport à la raquette) et sur le rapport à la balle. Dans les années 1920, l’idéal de beauté au tennis, l’élégance, qui tenait dans la coordination des bras et des jambes, relevait de l’ornement. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui puisqu’« un geste élégant n’est plus expressif de sa force, de sa violence, de son intention mais est un pur mouvement ». Cet art du pur mouvement montre que l’opposition entre joueurs de main et joueurs de raquette est devenue secondaire à côté de celle qui distingue deux rapports différents entre la balle et la raquette : avec Federer la raquette n’est pas une main (à l’image du joueur de pelote ? belota veut dire balle), mais une surface de percussion : « La balle est acceptée comme telle, dans sa solitude circulaire. Ainsi la main retourne à son rythme, reste extérieure à la manière de la balle, elle touche mais ne prend pas, elle renonce à l’appropriation. » Quand Federer frappe une balle, « il consent à la balle, à sa “solitude circulaire”, il va à la rencontre de la balle ». C’est ce qui fait l’élégance d’un « mouvement » qui se veut également efficace, un mouvement qui est un regard, juste un regard. Et nous de regarder avec admiration cette relation entre la balle et le regard de Federer. Un mouvement pur où les regards s’échangent autour d’une balle.

O. M.

En écho

MONDE ARABE ET EFFET YOYO ?Sous la direction de Pierre Copman, Pierre Vanrie et Pascal Fenaux, La Revue nouvelle (avril 2011, no 4, www.revvuenouvelle.be) publie un dossier substantiel sur les révoltes arabes. Mais celui-ci est particulièrement prudent et interrogatif. Un entretien avec Baudoin Dupret met en avant la diversité des situations et voit essentiellement l’unité du mouvement dans sa transversalité médiatique. En regardant celui-ci depuis le Machrek et les pays du Golfe, les articles de la revue mettent bien en avant l’exception tunisienne, la permanence confessionnelle et communautaire dans les pays qui se trouvent à l’est de l’Égypte et le durcissement du clivage entre chiites et sunnites. Voilà un dossier fort utile car, tout en partageant l’optimisme démocratique, il ne cède pas au moindre déterminisme historique.

RÉVOLUTION EN LIGNE – La Revue des Deux Mondes consacre son dossier de mai 2011 aux révoltes arabes en s’interrogeant sur l’impact des technologies, depuis les révélations de WeakiLeaks jusqu’à l’usage des réseaux sociaux pendant les événements. Dans un entretien, le spécialiste des relations internationales Bertrand Badie distingue les trois principes qui se dégagent de ces mobilisations populaires qui ont rompu avec les « autocraties modernisatrices » : la dignité, la participation, la banalisation (il n’y a plus d’exception arabe, ce sont des révolutions « comme les autres »). Un entretien avec la journaliste Flore Vasseur présente par ailleurs une anthologie de la subversion par l’internet : Underground qui recueille les témoignages de très jeunes hackers (pirates) mobilisés par une idée mi-anarchique mi-révolutionnaire de la liberté sur l’internet.

DE LA DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE ? On parle souvent de démocratie délibérative sans trop savoir à quels fondements conceptuels elle renvoie. La revue Archives de philosophe qu’animent Paul Valadier et Guy Petitdemange (avril-juin 2011, archivesdephilo@wanadoo.fr) s’interroge sur les vertus et limites de la démocratie délibérative. Comme l’écrit Bernard Reber dans son introduction : « Le rôle important dévolu à la délibération politique s’est imposé ces dernières années en philosophie politique contemporaine. » En affirmant que « les citoyens partagent un engagement à résoudre les problèmes de choix collectif par le raisonnement public », cette conception normative de la démocratie « s’oppose aux conceptions de la démocratie qui mettent en avant le marchandage, l’agrégation des préférences ou une participation plus inclusive (la démocratie participative). On accorde à cette théorie plusieurs vertus : elle serait mieux à même de faire face aux défis du pluralisme, aux conflits d’intérêts […] On accorde donc aux citoyens la capacité de chercher et de formuler ensemble le bien commun grâce à des délibérations publiques, qui lieront ainsi bien commun, justification et légitimité ». C’est ce cadre conceptuel qui fait ici l’objet des articles regroupés.

EXCEPTION – La revue de sciences humaines Tracés consacre un ensemble aux « Politiques de l’exception » (no 20, 15 €, http://traces.revues.org). Le thème est actuel tant par l’usage de l’exception en droit (entretien avec Mireille Delmas-Marty), par le retour des réflexions constitutionnelles sur l’état d’urgence (Mathieu Carpentier) que par le statut de mesures dérogatoires, comme la discrimination positive (Daniel Sabbagh) qui relèvent de l’exception tout en ne pouvant se justifier à terme que par l’élargissement progressif des bénéficiaires et la visée de l’égalité.

ÉTUDES ? Plusieurs articles retiennent l’attention dans le dernier numéro de la revue Études (mai 2011) : celui qui porte sur les évangéliques en politique en Amérique latine (Jesus Garcia-Ruiz et Patrick Michel), celui de Michael Walzer sur les rapports de la justice globale et de la justice locale, un texte sur le vieillissement (Nathalie Sarthou-Lajus), en lien avec une analyse du risque dépendance (Bernadette Moreau) et un article d’Aderrazak Sayadi sur l’islam face à la liberté de conscience. Les figures libres sont consacrées aux chrétiens d’Orient (voir également le numéro d’Esprit de mai 2011 sur ce thème).

DÉPENDANCE – Alors que le gouvernement doit annoncer bientôt son projet pour la dépendance, la Revue politique et parlementaire recense une série de propositions en cours, venant des courants politiques (Ump, PS, Terra Nova), d’institutions concernées (Stéphane Le Bouler rappelle les propositions du Conseil d’analyse stratégique, Luc Broussy présente la situation des conseils généraux…). Mais le débat se focalise trop sur les questions de financement, alors que l’enjeu est une mutation de notre système de protection sociale, souligne Claudine Attias-Donfut, parce que la dépendance change les rapports et les frontières entre « travail et non-travail, entre actions formelles et informelles, entre les implications de l’État, des hommes, des femmes, du secteur social, associatif… » (janvier-février-mars 2001, 24 €, www.revuepolitique.fr).

ÉCONOMIE – La crise de 2008 est aussi une crise de l’économie comme discipline. La revue L’Économie politique fait ressortir dans sa livraison d’avril 2011 (no 50) le « Malaise chez les économistes français ». Le diagnostic retient quatre grands maux : mort du pluralisme (Nicolas Postel), faible pertinence (Laurent Cordonnier), manque d’ouverture (Pascal Combemale) et uniformité de l’enseignement (Gilles Raveaud). Avec les travaux de la nouvelle « association française d’économie politique », ces textes constituent une nouvelle contribution à un débat central (voir aussi nos dossiers de juin 2009 et de janvier 2010), qui touche aux projets intellectuels de la discipline mais aussi aux modes de recrutements et de promotion des économistes à l’université.

ATALA ET LA CULTURE GÉNÉRALE ? La revue Atala (publiée par le lycée Chateaubriand de Rennes, www.lycee.chateu briand.fr/cru-atala/index.php, télécopie : 02 99 28 19 01) consacre sa quatorzième livraison à la culture générale, sujet qui retient particulièrement notre attention puisque nous avons la prétention d’être une revue généraliste au sens où on parle d’intérêt général et de culture générale. Deux hypothèses constituent la charpente de l’ensemble : « La première, d’une évidence assez banale, une culture générale ne consiste pas seulement à quérir et à compiler des connaissances de tous ordres, elle invite à déceler en elles la présence d’un sens existant ou possible. La seconde se déduit logiquement de la précédente : affirmer que telle espèce de savoir ou de compétence n’aurait a priori aucun titre à relever d’une culture générale est pour le moins aventureux […] » « Tu peux comprendre ainsi que toute morte/en nous sera la connaissance dès le moment/ où du futur les portes seront closes », écrit Dante au Chant X de l’Enfer. Dans cette optique, ce numéro (dirigé par Maxime Abolgassemi et Alain-J. Trouvé) de la revue publie des textes qui s’interrogent sur la généalogie de cette thématique, sur les dérives contemporaines de la culture générale et sur les possibilités de la réactiver (voir entre autres les articles de Denis Kambouchner, Michèle Rosellini, et de nombreux entretiens ainsi que des paroles d’étudiants).

Avis

« Esprit public » : dans le cadre des rencontres publiques à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec la mairie du 3e, Terra Nova et Alternatives économiques, le mardi 7 juin, nous nous demanderons, avec les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, si la politique devient un jeu réservé aux riches, à propos des conflits d’intérêts, de la politique fiscale, etc. (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, renseignements 01 53 01 75 45).

Au cours de l’été, nous reviendrons tout d’abord en juillet sur les transformations de la vie culturelle mais aussi économique (stratégies d’innovation…) induites par le développement du numérique, nous évoquerons le rôle croissant des réseaux sociaux et nous nous interrogerons sur la place de l’État devant des dynamiques qui lui échappent largement (avec, notamment, Françoise Benhamou, Pierre-Jean Benghozi, Dominique Piotet, Magali Bessone…). Août-septembre reviendra ensuite sur la figure de Claude Lévi-Strauss, dont la réception connaît une nouvelle jeunesse, aussi bien à travers le monde que par de nouvelles thématiques. À la rentrée, nous nous interrogerons sur notre rapport au travail et la montée en force du thème des risques psychosociaux. Pourquoi ceux-ci se sont-ils imposés aussi vite comme instrument de lecture des relations au travail ? Peut-on proposer une autre analyse du monde du travail, moins victimaire et moins démobilisatrice ?

  • 1.

    Edward Glaeser, Triumph of the City. How our Greatest Invention Make Us Richer, Smarter, Greener, Healthier, and Happier, New York, Penguin Press, 2011, 338 p.

  • 2.

    L’urbaphobie est la critique, voire la condamnation, de la ville, en particulier lorsqu’elle est grande. Voir Joëlle Salomon Cavin, Bernard Marchand (sous la dir. de), Antiurbain. Origines et conséquences de l’urbaphobie, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010. En l’espèce, Glaeser cite Rousseau, Thomas Jefferson (qui trouvait que la grande ville était « pestilentielle » pour la morale, la santé et les libertés) mais aussi Gandhi qui estimait que « l’Inde véritable ne se trouvait pas dans ses quelques rares villes, mais dans ses 700 000 villages ». Le Mahatma aurait des difficultés à reconnaître aujourd’hui son Inde…

  • 3.

    E. Glaeser, Cities, Agglomeration, and Spatial Equilibrium, New York, Oxford University Press, 2008. Pour une introduction rigoureuse mais très accessible à l’économie urbaine, voir Brendan O’Flaherty, City Economics, Cambridge, Harvard University Press, 2005. Au-delà des présentations didactiques, l’idée fondamentale de ce professeur à Columbia est que la ville est proximité, et que cette proximité est positive. O’Flaherty est un urbain optimiste. Il pense que la ville, malgré certaines de ses démesures, est bonne. Il souligne que la vie urbaine moderne présente d’abord des avantages. Pollution, crime, embouteillage et ségrégation sont largement compensés par les externalités positives de la vie en ville.

  • 4.

    Le site internet du livre www.triumphoftheci ty.com propose des liens vers les recensions de l’ouvrage. Voir notamment celles de The Economist, du Washington Post, de Prospect, de The Independant, du New York Times. La blogosphère et Twitter sont également de la partie.

  • 5.

    Voir Stewart Brand, “How Slums Can Save the Planet”, Prospect, février 2010. Pour la traduction : « Les vertus cachées des bidonvilles », Books, mai 2010, no 13. L’auteur y soutient, avec des arguments solides, qu’il y a de nombreuses sources d’inspiration dans les bidonvilles, pour réduire les circuits de production, en finir avec les réseaux coûteux, aménager une vie plus frugale et plus favorable à l’environnement.

  • 6.

    Pour relativiser l’optimisme de Glaeser, on consultera les différents travaux de Un-Habitat, l’agence onusienne en charge du développement urbain (www.unhabitat.org). Les enquêtes et données sur les « villes harmonieuses » signalent d’emblée que partout richesse et pauvreté coexistent, mais avec de considérables variations. Ce n’est pas le niveau de pauvreté qui est le plus déterminant pour l’harmonie urbaine, mais celui des inégalités. Le rapport note, avec un doux euphémisme, que ces inégalités peuvent être « préjudiciables »…notamment quand elles dégénèrent en émeutes meurtrières ! Un-Habitat, State of the World’s Cities 2008/2009. Harmonious Cities, Londres, Earthscan/Un-Habitat, 2008.

  • 7.

    Cette célébration des grandes tours ne constitue pas vraiment le développement le plus convainquant de l’auteur. Tous les contre-arguments ne sont pas véritablement pesés, en particulier pour ce qui concerne les coûts de construction et d’entretien. Pour un contrepoint, on lira donc Thierry Paquot, la Folie des hauteurs. Pourquoi s’obstiner à construire des tours ?, Paris, Bourin, 2008.

  • 8.

    Pour une analyse opposée, on pourra lire le rapport rendu début 2011 par le Lincoln Institute of Land Policy (www.lincolninst.edu), Making Room for a Planet of Cities qui plaide en faveur de la périurbanisation ceci afin d’accompagner l’expansion urbaine encore à venir.

  • 9.

    Voir Jacques Donzelot, Catherine Mével et Anne Wyvekens, Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Paris, Le Seuil, 2003.

  • 10.

    Et E. Glaeser de citer Shakespeare : « Qu’est-ce qu’une ville sinon les gens ? »

  • 11.

    Sur ce dernier cas, voir Bernard Belloc, Pierre-François Mourier, l’Académie au pays du capital, Paris, Puf, 2010.

  • 12.

    Voir, par exemple, Richard Florida, Who’s Your City? How the Creative Economy is Making Where to Live the Most Important Decision of Your Life, New York, Basic Books, 2008. Pour une lecture et une expertise critiques des thèses, renommées planétairement, de Florida, voir, notamment, Rémy Tremblay, Diane-Gabrielle Tremblay (sous la dir. de), la Classe créative selon Richard Florida. Un paradigme urbain plausible ?, Québec, Presses de l’université du Québec, 2010 et le dossier « Villes créatives », Urbanisme, 2010, no 373. Signalons juste que Glaeser le critique assez ironiquement dans le texte, mais ne le cite pas dans ses notes bibliographiques…

  • 13.

    Assez logiquement, par rapport à l’ensemble de son analyse, Glaeser s’oppose au monopole éducatif public.

  • 14.

    En complément, pour une présentation équilibrée des principaux sujets d’urbanisme (qui vont de la gentrification à la financiarisation en passant par la gestion des villes affectées par des catastrophes), on pourra lire la collection d’essais et de points de vue réunis par les éditeurs du site de référence www.planetizen.com, Abhijeet Chavan, Christian Peralta, Christopher Steins (eds), Planetizen Contemporary Debates in Urban Planning, Washington, Island Press, 2007.

  • 15.

    Signalons que l’un des ouvrages de Glaeser, signé en 2004 avec son collègue de Harvard Alberto Alesina, a été publié en français en 2006 : Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion, 2006. Pour une présentation de cet ouvrage et des débats qu’il amène, voir www.strategie.gouv.fr/revue/article.php3?id_article=121

  • 16.

    Georges-Arthur Goldschmidt, Un corps dérisoire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2011.

  • 17.

    Peter Handke, Kali, trad. de G.-A. Goldschmidt, Paris, Gallimard, 2011.

  • 18.

    G.-A. Goldschmidt, l’Esprit de retour, Paris, Le Seuil, 2011, p. 142.

  • 19.

    G.-A. Goldschmidt, la Traversée des fleuves, Paris, Le Seuil, 1999.

  • 20.

    Id., le Recours, Paris, Verdier, 2005.

  • 21.

    Id., À l’insu de Babel, Paris, Cnrs éditions, 2009.

  • 22.

    Id., Celui qu’on cherche habite juste à côté, lecture de Kafka, Paris, Verdier, 2007.

  • 23.

    Id., Rousseau ou l’esprit de solitude, Paris, Phébus, 1978.

  • 24.

    G.-A. Goldschmidt, l’Esprit de retour, op. cit., p. 67.

  • 25.

    Ibid., p. 100.

  • 26.

    Ibid., p. 111.

  • 27.

    Ibid., p. 121.

  • 28.

    Ibid., p. 41.

  • 29.

    G.-A. Goldschmidt, l’Esprit de retour, op. cit., p. 67.

  • 30.

    Ibid., p. 143.

  • 31.

    Jacques Nobécourt, « Un précédent : le putsch de Kapp », Esprit, juillet-août 1961.

  • 32.

    Jean-Claude Guillebaud, Principe d’humanité, Paris, Le Seuil, 2001.

  • 33.

    Institut Bva pour l’association Emmaüs-La Vie-L’Humanité en 2006.

  • 34.

    Entretien avec Michel Abescat paru dans Télérama, 2 février 2001, no 3186, p. 16-19.

  • 35.

    En fait, Underworld Usa est le titre « français » de Blood’s a Rover qui est le troisième volet, après American Tabloid et The Cold Six Thousand (traduit en français sous le titre American Death Trip) d’un triptyque habituellement appelé Underworld Usa. D’où, en français, une confusion possible entre la trilogie elle-même et son troisième volume.

  • 36.

    M. Abescat, Télérama, op. cit.