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“12 jours”, de Raymond Depardon
“12 jours”, de Raymond Depardon
Dans le même numéro

La beauté et les humiliés

janv./févr. 2018

#Divers

Pourquoi revenir avec un sujet sur la psychiatrie, 12 jours1, trente ans après San Clemente (1982) et Urgences (1987) ?

Raymond Depardon – Nous avions envie de refaire un film sur la psychiatrie, mais nous ne savions pas par quel bout le prendre. Les dispositifs architecturaux ont changé : un reparto (service) en Italie regroupait plusieurs centaines de personnes, un pavillon sans doute un peu moins, désormais les « unités » regroupent vingt ou vingt-cinq personnes. Les hospitalisés se mélangent moins. Alors arriver une caméra à la main ? On m’ouvre la porte ? Qu’est-ce que je fais ? Les gens qui déambulent, ceux qui restent près du radiateur, ceux qui souffrent, ceux qui ne veulent pas se faire photographier, ceux qui adorent se faire photographier… Ce n’est pas possible. Peut-être sous forme d’entretiens ? Suivre quelques cas…

Claudine Nougaret – J’avais aussi envie de retourner vers la justice. Nous sommes allés assez loin en suivant la correctionnelle (10e chambre. Instants d’audience, 2004) et nous avons d’abord cherché sans trouver. Et puis, une psychiatre et une magistrate nous ont informés de cette nouvelle loi de 2013, appliquée en avance à l’hôpital Le Vinatier (à Bron, dans la banlieue lyonnaise). La justice, avec ses audiences, nous ouvrait les portes de la psychiatrie. Les circonstances fortes, dans les conversations, permettent que les gens oublient la caméra. Nous faisons un cinéma sans commentaire, sans voix off, en faisant confiance à la première parole des gens. Orientés vers la salle d’audience, une vieille salle de réunion en sous-sol de l’hôpital que nous avons trouvée difficile à filmer, nous avons mis en place un dispositif qui permette aux personnes auditionnées de nous oublier.

R. Depardon – Faits divers (1983), Délits flagrants (1994) et 10e chambre ont rassuré le monde judiciaire. Après le tournage de Faits divers, je suis revenu à la Conciergerie, où l’on déposait les prévenus, et j’ai vu le procureur qui m’a dit : « Vous êtes ma mauvaise conscience. » Pour Délits flagrants, comme le greffier n’était plus là, j’ai pris sa place, restant de profil, avec l’accord du procureur qui considérait que le profil était anonyme. Les juges ne connaissaient pas mon cinéma, mais ils pensaient qu’on n’allait pas déranger les audiences.

C. Nougaret – Nous travaillons souvent avec une équipe composée principalement de femmes techniciennes. La parité est importante : elle permet de mieux appréhender la société. Et le couple que nous formons rassure.

R. Depardon – Un couple qui se dispute sur des problèmes techniques rassure le monde paysan, qui fait de même.

Henri Cartier-Bresson faisait ses réglages d’avance avec de petites allumettes (une première allumette pour 3-5 mètres et une seconde pour 5 mètres-infini), en fonction de son corps : cela lui permettait d’aller vite, de devancer l’acte photographique. Dans les années 1930, les peintres reprochaient aux photographes de copier la réalité, de ne rien inventer… Et puis un Allemand invente un appareil, prend la pellicule (1 m 50), la met dans un boîtier : la pellicule d’Edison. Cet appareil n’avait pas de reflex, mais utilisait un télémètre, donc on ne voyait pas la photo en la faisant. Le son, la perche, c’est aussi l’instant décisif : Claudine ne touche pas son modulomètre pendant la prise de son.

J’ai eu la chance d’avoir un rédacteur en chef, à 19-20 ans, qui m’a indiqué l’élaboration par des Américains de Time Life d’un prolongement du photojournalisme avec des caméras et avec le son. Il m’a envoyé à une fête foraine en me demandant de tourner sans couper. La continuité vient avant tout avec le son. Quand j’ai fait Une partie de campagne (1974), sur Giscard, avec un grand ingénieur du son, Bernard Ortion, qui a formé Claudine Nougaret, j’ai pu enregistrer un homme politique en dehors des discours. Giscard était très étonné de découvrir comment il parlait dans la vie, avec des fautes de syntaxe. Le cinéma direct est né en 1960 par la séparation entre la caméra et le magnétophone, avec la découverte d’un système à quartz qui permettait de se passer du câble. Le son et la caméra sont alors devenus autonomes.

C. Nougaret – Pour enregistrer le son, je travaille à l’oreille dans un cadre prédéfini. C’est une danse, en symbiose avec la personne qui parle. C’est une écoute singulière, un travail de l’oreille qui se bonifie avec le temps. J’ai appris à écouter, dans un laboratoire de recherche en musicologie d’Aix-en-Provence, les sons de la vie. Je conçois ainsi la bande-son d’un film. Je ne fais pas qu’enregistrer.

R. Depardon – Ce dispositif a pris son sens dans les institutions. J’ai besoin de la voix de l’institution, de l’ordre (le psychiatre, le juge…), d’une confrontation, quelque chose de plus hermétique, un face-à-face pour que tout le monde oublie la caméra.

La vie ordinaire est-elle un enjeu ?

C. Nougaret – Nous ne filmons pas des patients violents, nous filmons des patients plus proches de nous, avec lesquels nous pouvons nous identifier.

R. Depardon – Dans 12 jours, nous ne filmons pas les soins psychiatriques. Je voudrais faire un film sur l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris, mais je n’arrive pas à obtenir les autorisations sous prétexte de secret professionnel. À Paris, la situation est exceptionnelle : la police n’amène pas les gens aux urgences psychiatriques.

Le film montre les auditions par un juge des libertés de personnes qui font l’objet d’une hospitalisation sous contrainte, entrecoupées d’images montrant l’intérieur (couloirs vides, pavillons lugubres, portes que l’on ferme à clef), puis l’extérieur de l’hôpital. Quel est le sens de ces intermèdes ? S’agit-il de montrer l’enfermement ?

R. Depardon – Les intermèdes sont importants, en particulier en l’absence de scènes de soin. J’ai bénéficié de mon expérience. Le premier jour, profitant de cette tension en moi, je ne voulais pas faire de plan fixe, j’ai vu le lino neuf, j’ai mis la caméra sur un chariot, je n’ai rien demandé à personne, à la manière du cinéma direct : un monsieur est passé, un second m’a doublé (il n’y a que les premiers assistants de Hitchcock qui peuvent lancer un figurant dans le cadre de cette manière…), une infirmière… Tout cela fait un beau travelling. Une grande solitude se dégage de ce plan.

C. Nougaret – Ce premier plan est formidable, comme la première impression dans un hôpital psychiatrique. L’utilisation de la musique, chez nous, n’est jamais redondante avec ce qui se dit, mais dispose d’une place à part. Alexandre Desplat apprécie de travailler avec nous parce qu’il n’a pas à faire des nappages sur des dialogues : il fait une création musicale sur l’idée de l’enfermement.

R. Depardon – Il y avait des plans pour la musique, d’autres non. Il y a des paranoïaques déambulateurs… C’est spontané. Nous en revenons à des règles très cinématographiques, avec trois caméras : champ, contrechamp et un petit master shot, comme dans les films de Vincente Minnelli (les gens en pied ou en buste). Les intermèdes permettaient de montrer l’hôpital et l’enfermement. Agnès Sire l’a retrouvé dans mes photographies2. Il y a quinze ans, j’ai travaillé sur les personnes qui vieillissent en centrales, pour le magazine Notre temps (pour les retraités, non publié). Nous sommes allés à Muret, près de Toulouse, et à Clairvaux (un ancien monastère cistercien). Le directeur de cette centrale m’a autorisé à visiter le mitard, petite prison dans la prison : il me présente un cadre supérieur qui a tué deux personnes et qui demande à être au mitard pour éviter la cour commune – il a une cellule à lui et sa petite cour privée pour la promenade. Le sillon creusé dans la cour, symbole de l’enfermement, devenait une sorte de land art.

Maintenant, à l’hôpital psychiatrique, on entre comme dans un hôpital normal – il y a une petite guérite sur la droite, mais on entre comme on veut ; il y a 850 personnes, mais on ne les voit pas ; on est dans un immense parc, avec des biches, mais on ne voit rien. J’ai fait une seule photo, qui figure sur l’affiche du film. Je me suis aperçu au bout d’un mois qu’il y avait une recette des finances dans l’hôpital, qui ouvrait à dix heures le lundi matin, et les gens venaient chercher de l’argent depuis tous les services, dans le brouillard. Les traitements psychiatriques font que les gens ne marchent pas comme les autres. Un jour, à Los Angeles, avec les Cahiers du cinéma, je me dirige à pied vers les studios Universal. Sous un pont, je remarque un gars qui marche de manière singulière : j’ai trouvé un hôpital psychiatrique sous les autoroutes. Il y a la parole, mais il y a aussi la gestuelle…

C. Nougaret – Nous sommes dans une recherche d’honnêteté, sans recours aux artifices émotionnels du cinéma. L’émotion vient des gens qui racontent leur histoire, des situations. Le plus difficile, c’est de ne pas surinterpréter et de restituer au mieux la parole des patients avec la meilleure qualité possible pour que le spectateur n’ait pas de doute sur ce qu’il voit et entend. Nous sommes responsables de la confiance que les personnes filmées nous ont accordée. Cette citation d’Albert Camus évoque notre démarche : « Il y a la beauté, il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je ne voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux autres3. »

R. Depardon – Il y a peu de temps, un jeune étudiant de la Femis me dit : « Quelle place donnez-vous à l’esthétique dans votre cinéma ? » Je réponds : « 50 %. » Il me dit : « Ah bon, ce n’est pas ce que l’on nous apprend à la Femis. » Cette volonté de privilégier le fond sur l’esthétique est un vestige de Mai 68. Au début, je ne faisais que des photos ou des plans-séquences. Les monteurs m’ont appris à découper le réel tout en conservant la force des images. Pour 12 jours, je n’ai pas de seconde équipe pour faire les plans « secondaires » ; je prends un grand plaisir à les faire moi-même.

Cherchez-vous à dénoncer une forme de violence institutionnelle ? Est-ce qu’elle vient du juge, qui garantit la conformité de la procédure, ou du médecin, qui écrit le certificat ?

C. Nougaret – La loi oblige l’hôpital à présenter les hospitalisés devant un juge des libertés. En France, il y a des hôpitaux qui ne le font pas : les juges doivent juger sur dossier. Cette loi permet un regard judiciaire sur l’hôpital. Dans 12 jours, ce sont les patients qui racontent l’hospitalisation en psychiatrie et non les psychiatres. En filmant et en montant, nous ne favorisons pas plus le juge que le patient.

R. Depardon – Moi, je suis du côté du patient. J’ai envie de l’écouter. Ils ne sortent pas à cause de leur maladie. Le grand manitou, dans cette affaire, c’est le psychiatre. Cette parole, ces gens, c’est la première fois que je vois cela. Et c’est en effet un problème que cela débouche sur pas grand-chose.

Le film montre en majorité des patients agités, agressifs, en souffrance, dans des situations de violence contenue. Est-ce que l’hôpital provoque toujours l’angoisse, comme les anciens asiles du type San Clemente ?

R. Depardon – Je suis aussi du côté du juge. Les juges sont émus.

C. Nougaret – Personne n’avait vu un juge ou un patient d’aussi près. Le cinéma fait un zoom incroyable sur ces personnes. Même si elles ne parlent pas, nous ressentons des sentiments, par les regards, les gestes, les attitudes… De telles audiences scrutent la situation, la grossissent.

R. Depardon – J’ai envie d’entendre. La privation de liberté est pour moi fondamentale. En 2015, 92 000 personnes refusent de soigner leur maladie mentale ; la société les y oblige. Les 2 % de mainlevées au Vinatier (9 % au niveau national) sont dues à des vices de formes. Le délai de douze jours, fruit d’un compromis entre le ministère et les psychiatres, ne correspond pas au délai de soin, mais permet de vérifier qu’une personne ne reste pas enfermée arbitrairement. Nous avons rencontré une personne qui sortait, mais quand nous l’avons filmée en train de faire sa valise, cela paraissait trop mis en scène. Nous avons filmé quatre-vingts audiences, nous en avons retenu soixante-douze au montage, et dix finalement.

C. Nougaret – Dans 12 jours, les personnes qui sont hospitalisées sous contrainte ne sont pas déchues de leurs droits civiques et ont toujours le droit de refuser d’être filmées. Mais c’était plus compliqué : pour des personnes sous tutelle ou curatelle, il est nécessaire d’obtenir les autorisations du tuteur, de l’avocat, de la personne, du juge des tutelles…

R. Depardon – Au moment du montage, j’ai beaucoup projeté parce que je me méfie de l’ordinateur qui pousse à privilégier les scènes violentes. On s’ennuie devant un ordinateur, on a envie que cela aille plus vite. La projection permet de voir les choses différemment. Nous avons monté pendant quatre mois (le double du temps de tournage), nous avons fait quatre projections intermédiaires. Des choses imperceptibles, des hésitations apparaissent. En réalisant ce film en marge de notre société, on produit une photographie assez précise des 60 millions de Français. Depuis la marge, on voit bien la société française d’aujourd’hui. En effet, si on récapitule : on a le nom d’un grand opérateur de téléphonie, le mot « kalachnikov », les gardes d’enfant, le suicide, Besancenot… Beaucoup de choses qui font une photographie d’aujourd’hui, comme dans les Habitants (2016).

Tout compte fait, avez-vous réalisé un film sur la justice ou la psychiatrie ?

R. Depardon – Il y a quelque chose qui me touche dans la psychiatrie ; on pourrait refaire un film. En justice, l’un dit : « Je suis innocent », l’autre : « Je veux sortir ». Je suis plus proche du gars qui veut sortir. La liberté, même si elle est irrationnelle, même si elle repose sur quelque chose… je ne suis pas un malade mental… cela me touche plus. Dans l’hôpital psychiatrique, tous les patients ont une histoire incroyable, presque littéraire. Nous avons très longtemps gardé des plans d’une jeune femme qui venait de l’unité des malades difficiles. Nous n’arrivions pas à les monter, donc nous nous disions, nous allons en faire le deuil. Mais tout de même, par acquit de conscience, elle avait vingt-deux ans et voulait retourner à Tarar, près de Villefranche où j’ai passé mon enfance. Elle était douce et gentille. On m’a dit qu’elle mettait le feu partout, qu’elle était pyromane. C’est magnifique ! Si je devais faire de la fiction, je ferais un film sur les raisons qui la poussent à mettre le feu partout.

Note

  • 1.

    France, 2017. Réalisateur : Raymond Depardon. Productrice déléguée : Claudine Nougaret. Ingénieures du son : C. Nougaret, Yolande Decarson, Sophie Chiabaut. Monteur : Simon Jacquet. Étalonneur : Karim El Katari. Directeur de la photographie : R. Depardon. Attachée de presse : Matilde Incerti. Auteur de la musique : Alexandre Desplat. Mixeur : Emmanuel Croset. Production : Palmeraie et Désert. Distribution : Wild Bunch.

  • 2.

    « Raymond Depardon – Traverser », l’exposition conçue par Agnès Sire à la Fondation Cartier-Bresson, se poursuit à la galerie Lympia à Nice du 1er mars au 30 juin 2018. Le catalogue de l’exposition est publié aux éditions Xavier Barral.

  • 3.

    Albert Camus, « Retour à Tipaza », dans l’Été [1954], Paris, Gallimard, 2006, passage cité dans une lettre à René Char : voir A. Camus et R. Char, Correspondance (1949-1956), édition de Franck Planeille, Paris, Gallimard, 2007.