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En finir avec la gauche pour enfin devenir socialiste

septembre 2016

#Divers

Le socialisme originaire de Proudhon invite à renouer avec le peuple, réparer le travail, socialiser la propriété et la finance, repenser le droit et le fédéralisme et retrouver l’espoir dans l’avenir.

En 1937, Orwell constate, dans le Quai de Wigan, que le socialisme est en crise :

Ce qui me frappe, c’est que le socialisme perd du terrain là précisément où il devrait en gagner. Avec tous les atouts dont elle dispose – car tout ventre vide est un argument en sa faveur – l’idée du socialisme est moins largement acceptée qu’il y a une dizaine d’années. […] Cela signifie que le socialisme, tel qu’on nous le présente aujourd’hui, comporte en lui quelque chose qui détourne de lui ceux qui devraient s’unir pour assurer son avènement1.

Sa participation à la guerre d’Espagne lui apprend que le contenu originaire du socialisme n’est pas en cause, mais bien la gauche, qui va à l’encontre de ses principes2.

Le terme moderne de « socialisme » apparaît pour la première fois sous la plume de Pierre Leroux en 1831, avec l’avènement de l’ère industrielle marquée par le déracinement des paysans et le développement du capitalisme. Les premiers socialistes élaborent une critique de la nouvelle économie politique, mais aussi du système de valeurs qu’elle porte. L’ambition du socialisme originaire est de « subordonner démocratiquement l’économie aux besoins et valeurs de la société, en réduisant le champ d’application de la rationalité et de la concurrence économiques et en développant les formes de coopération volontaires et auto-organisées3 ». Elle critique ensuite l’anthropologie libérale – l’individu isolé, rationnel et calculateur, que Marcuse appellera « l’homme unidimensionnel » – au nom d’une conception socialisée de l’homme.

Ce socialisme originaire, qui trouve ses racines en France, va être pris en étau par deux idéologies. D’une part, l’idéologie anglaise, dominée par le libéralisme, va imprégner toute une partie de la gauche dès le xixe siècle. Son expression la plus violente a sans doute été la répression de la Commune de Paris sous la direction d’Adolphe Thiers4, sans compter le colonialisme, dont le plus ardent défenseur est Jules Ferry, qui ne trouve comme adversaires à la fin du xixe siècle que les anarchistes, fidèles à ce socialisme originaire, et les monarchistes. D’autre part, l’idéologie allemande, dominée par un socialisme autoritaire, avec comme chef de file Karl Marx5. Dès la fin du xixe siècle, le socialisme originaire est donc mis à mal par ces deux idéologies qui, malgré leurs divergences, se retrouvent sur un matérialisme et un progressisme amoraux, reposant en dernière instance sur les intérêts et les rapports de force.

Si le socialisme autoritaire a marqué l’ensemble du xxe siècle, entachant le terme même de socialisme du soupçon de totalitarisme, la chute du Mur de Berlin lui a donné un coup fatal, laissant un boulevard au libéralisme que la gauche s’est empressée de réinvestir, au point de concevoir l’abandon de l’encombrant adjectif « socialiste6 ». Pourtant, le socialisme originaire, qui trouve selon nous les développements les plus aboutis dans la pensée de Proudhon, loin d’avoir épuisé ses potentialités, est au contraire susceptible de fournir des instruments d’analyse pour mieux analyser le contemporain et des moyens d’action pour mieux envisager un autre futur.

Quel rapport au réel ?

L’appréhension du réel par la gauche contemporaine souffre d’une double aporie. D’une part, l’incantation d’un supposé « réalisme » réduit le champ des possibles à un management dominé par la logique du marché capitaliste. Cette obstruction de l’horizon, fondée sur le postulat de l’individu isolé et de la main invisible du marché, fait abstraction d’un rapport à l’altérité et à la vérité qui sont autant de composantes du réel.

Renaud Garcia, dans son ouvrage le Désert de la critique7, revient sur ce passage de 1984 de Georges Orwell où O’Brien torture Winston afin de lui faire dire et accepter que 2 + 2 = 5. Le régime totalitaire veut faire oublier à Winston la vérité objective. Tout le propos d’Orwell consiste à avancer que la liberté humaine sera préservée tant que le sera aussi la capacité d’affirmer que 2 + 2 est bien égal à 4. Or le philosophe postmoderne Richard Rorty, dans son ouvrage Contingence, ironie et solidarité8, développe une interprétation tout autre de cet épisode, révélatrice de la perspective déconstructionniste : ce qui est en jeu pour lui n’est pas tant la vérité objective que la cruauté. Il lui semble inadmissible, et significatif du totalitarisme, non que la vérité objective soit falsifiée, mais que la liberté de croire soit attaquée de façon cruelle.

Le socialisme originaire échappe au double écueil du « réalisme » et du déconstructionnisme à la fois par une analyse critique des rapports concrets qui caractérisent le système et des acteurs9 qui les entretiennent et par l’affirmation de vérités objectives et des limites de notre connaissance. Ainsi,

apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la division : ce n’est pas créer l’ordre en vertu d’une prédisposition ou préformation de l’entendement ; c’est se mettre en sa présence, et, par l’éveil de l’intelligence, en recevoir l’image10.

Le socialisme originaire est une pensée des limites dans la mesure où il pense l’équilibre des forces qui sont d’autant plus porteuses des richesses du réel qu’elles entretiennent une distance avec l’absolu : « Seule, la Révolution a osé regarder en face l’absolu ; elle s’est dit : je le dompterai, Persequar et comprehendam11. »

Or il est flagrant de constater que si la plupart des auteurs de la gauche « radicale » s’en prennent à la notion de transcendance, il n’en va pas de même de l’absolu dont ils épousent souvent l’hubris. Karl Marx déjà n’échappait pas à ce travers en parlant de « tort absolu » fait au prolétariat, légitimant ainsi l’absence de toute morale dans l’action du sujet supposé révolutionnaire. Cette logique est la même aujourd’hui avec le « tort absolu » qui aurait été fait aux minorités (l’universalisme en moins) ou concernant la conceptualisation de nouveaux sujets révolutionnaires, comme en témoigne la lecture de Spinoza par Toni Negri. Chez ce dernier, le refus violent de toute médiation l’amène en effet à affirmer l’« être » ou le « divin » comme « production infinie de puissance », justifiant ainsi l’arbitraire absolu d’une politique où les singularités se fondent dans la multitude. Comme l’écrit Negri :

Le monde est l’absolu. Nous sommes écrasés avec félicité sur cette plénitude, nous ne pouvons fréquenter que cette circularité surabondante de sens et d’existences. […] Tel est le contenu de l’être et de la révolution12.

C’est précisément ce que reprochait Proudhon à Spinoza : partir de Dieu, de l’absolu, pour fonder une politique dont le support métaphysique la prédispose à prendre une forme despotique13. Aussi l’absolu, réinvesti par la modernité dans une logique immanente, se traduit-il politiquement par la « démocratie absolue » qui s’incarne notamment par un gouvernement des masses. Ce dernier constitue pour Proudhon un danger fondamental :

On confond trop souvent le gouvernement de la multitude, de la masse (ochlocratie) avec la Démocratie. […] Cette souveraineté de la masse, excluant toute réflexion, toute réserve, tout discernement, toute discussion, est la plus affreuse des tyrannies14.

C’est sans doute ici que réside l’aporie sur laquelle ont achoppé la plupart des théoriciens d’une démocratie prétendument « radicale », en confondant démocratie et gouvernement des masses.

Quel sujet politique ?

À la question de savoir qui est le sujet politique aujourd’hui, la nouvelle gauche a manifestement tranché : ce ne sont pas les classes populaires. Le cœur de cible est désormais les minorités, les jeunes et les femmes, pour se focaliser sur les problématiques non plus sociales, mais culturelles15. Si le peuple ne convient pas, il faut en changer, de même que s’il ne pense pas correctement, il est nécessaire de passer outre son avis parfois imprudemment sollicité (comme ce fut le cas à l’occasion du référendum sur le traité de Rome).

La justification idéologique de ce remplacement, qui consiste à ériger la minorité comme étalon de valeur aux dépens de la majorité, passe par la reprise mal digérée des discours que l’on retrouve dans la French Theory. Dans son livre Kafka. Pour une littérature mineure16, Deleuze montre la façon dont Kafka, contraint d’apprendre l’allemand à Prague, a pu minorer cette langue majeure en l’hybridant avec le yiddish et le tchèque. Deleuze conçoit alors la possibilité de transversales entre minorités capables de subvertir à la fois le capitalisme et l’État, une internationale des minorités en quelque sorte. En ce sens, le devenir minoritaire s’oppose à toute forme de communautarisme, qui plus est lorsqu’il utilise la courroie de l’État pour justifier son pouvoir privé, à l’instar de tout lobby économique. Une lecture serrée de Deleuze ne nous permet donc pas de faire de lui le faire-valoir de certaines associations concourant à une police des conduites inscrite dans la logique de majorité. Cependant, nous assistons à un curieux renversement, impensé par ce dernier : celui du devenir majoritaire de la minorité et du devenir minoritaire de la majorité. En érigeant les marges et les minorités en nouveaux sujets du politique, comme d’autres le faisaient autrefois avec les masses, Deleuze met de côté la majorité qu’il réduit à l’étalon du système. Qui plus est, il ne perçoit pas que jouer la minorité contre le capitalisme est un non-sens dès lors que les minorités, qui sont avant tout culturelles, n’ont rien à voir avec les rapports de production et ont, au contraire, servi d’alibis pour enterrer la lutte de classes. Aussi ne perçoit-il pas que la majorité (hommes et femmes des classes moyennes ou prolétaires, blancs et de culture occidentale) peut potentiellement être exclue du système, l’amenant notamment à se jeter dans les bras de mouvements extrémistes avec l’espoir d’être reconnue sur la scène politique. L’avertissement de Rousseau tient toujours :

Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins17.

Qui est donc le peuple qui peut tenir lieu de sujet politique ? Là encore, le socialisme originaire peut être d’un précieux secours. Pour Proudhon, le peuple est « l’universalité des personnes de tout âge, de tout sexe et de toute condition, divisées momentanément, sous l’action de causes providentielles, en riches et pauvres, nobles et roturiers, bourgeois et compagnons, citadins et paysans, propriétaires et prolétaires, clercs et laïcs, etc. ; mais qui toutes, par cette hiérarchie de transition, tendent à une seule et même liberté18 ».

Il convient pour autant de ne pas oublier la réalité sociologique du peuple afin de penser les stratégies d’émancipation. Aussi est-il nécessaire de penser le sujet politique au-delà du seul prolétariat, tel qu’il est entendu dans sa version marxiste, ou de la seule alliance des minorités, telle qu’elle est conçue dans les programmes de la nouvelle gauche. Il importe avant tout que le peuple conquière son autonomie, ce qui suppose son expression politique directe, accompagnée d’un véritable pouvoir.

Quelle critique de l’économie politique ?

La gauche et la droite s’accordent désormais avec la célèbre thèse de Francis Fukuyama selon laquelle la démocratie libérale et le capitalisme constituent l’horizon indépassable de l’histoire. La nécessité d’un renouveau critique de l’économie politique va de pair avec la possibilité de relancer l’histoire. L’analyse que Marx fait du capitalisme est toujours d’actualité :

Le capital ressent toute limite comme une entrave, et la surmonte idéalement, mais il ne l’a pas pour autant surmontée en réalité : comme chacune de ces limites est en opposition avec la démesure inhérente au capital, sa production se meut dans des contradictions constamment surmontées, mais tout aussi constamment recréées19.

Mais c’est à partir des ressources du socialisme originaire qu’il est envisageable de penser une alternative à cette colonisation totale du capital, concernant le travail, la propriété et la finance.

Réparer le travail

Paradoxalement, à l’heure où « la fin du travail » est annoncée, le salariat se généralise, particulièrement dans ses formes précaires. Le cdi devient un luxe défendu par la gauche, alors que le socialisme originaire visait l’abolition du salariat. Le travail, cependant, n’est pas seulement lié aux rapports de production, mais aussi à l’appréhension du réel comme activité sensible qui induit un certain ethos, une certaine capacité de jugement personnel.

Le travail capitaliste empêche de s’attarder suffisamment sur une tâche afin de développer ses compétences. Dans le socialisme originaire, nous retrouvons souvent la référence à l’artisanat comme antidote. Le savoir-faire de l’artisan est souvent lié à la notion de réparation, alors que l’idéologie dominante de la consommation veut que l’objet soit rejeté au profit du nouveau. Comme l’écrit Matthew B. Crawford dans un ouvrage sur le travail, « cette idéologie nourrit notre narcissisme mais trahit notre amour-propre20 ». Autrement dit, le rapport aux choses est révélateur du rapport aux autres. Alors que la philosophie du travail capitaliste repose sur l’interchangeabilité et l’obsolescence relationnelle, une philosophie de l’artisanat et du métier s’appuie sur la durabilité du lien social21. Elle induit une morale et une singularité des compétences renouvelant la notion d’égalitarisme que Crawford associe à un ethos aristocratique :

L’admiration de l’excellence humaine relève d’un ethos aristocratique. […] C’est l’idéal de l’amitié entre ceux qui se tiennent à distance de la masse et se reconnaissent entre eux comme des pairs. Cela peut concerner des professionnels spécialisés ou des travailleurs sur un chantier. En revanche, l’idéal bourgeois ne repose pas sur un principe d’égalité, mais sur un principe d’équivalence – sur l’idée d’une interchangeabilité qui efface les différences de rang22.

À partir de cette logique, il devient possible de reconsidérer l’égalité des métiers dans la mesure où ils sont tous également nécessaires à la communauté. Le socialisme originaire avait bien perçu que le travail capitaliste était aliénant et diminuait l’homme dans ses facultés de jugement, dans ses compétences, dans son autonomie et dans son idéal.

Politiser la propriété

Reprendre au sérieux la critique de l’économie politique suppose de revenir à un examen juridique et politique du statut de la propriété dont doit résulter la disparition des classes sociales, réalisation concrète de la justice sociale. Entre la « communauté » (communisme) et la « propriété » (capitalisme), Proudhon veut édifier un autre monde.

L’un et l’autre niant tour à tour, le socialisme l’expérience de l’humanité, l’économie politique la raison de l’humanité, tous deux manquent aux conditions essentielles de la vérité humaine23.

La propriété capitaliste doit se transformer en possession, personnelle ou socialisée. Tous les travailleurs doivent devenir, à terme, propriétaires de leur compagnie, participer à sa direction et aux bénéfices. Autrement dit, il convient que le travail des ouvriers, source du capital, s’identifie juridiquement à ce capital, qu’il apparaisse en droit ce qu’il est en fait. Les compagnies de travailleurs ne sont soumises ni au capital, ni à l’État. Leur autonomie leur permet de se faire une concurrence non faussée, équilibrée par la solidarité. Ce n’est ni l’État qui planifie, ni le capital qui détermine la production, mais les travailleurs eux-mêmes qui élaborent une planification souple au sein d’une fédération.

Le travail cependant ne justifie pas seul la propriété, comme Proudhon s’en explique dès Qu’est-ce que la propriété ? (1840). Toute production induit l’endettement social du producteur, ce qui implique la nature foncièrement collective de la propriété. La propriété n’est donc pas un droit de l’homme, mais avant tout une fonction :

C’est parce qu’elle est une fonction à laquelle tout citoyen est appelé, comme il est appelé à posséder et à produire, qu’elle devient un droit : le droit résultant ici de la destinée, non la destinée du droit24.

Par sa finalité, la justice, et par son mode de gestion autonome et égalitaire, « la justification de la propriété, […] est essentiellement politique25 ». La question de son statut, que l’avènement de technologies comme Internet ou les nouvelles réflexions sur les communs reposent à grands frais, suppose ainsi d’envisager la science économique comme une science morale.

Socialiser la finance

Dans la perspective d’une analyse de l’économie politique, la critique de la finance est essentielle parce qu’elle est le cœur du système capitaliste, en tant que logique d’abstraction qui tend à s’affranchir du réel de façon illimitée.

Si Marx avait bien analysé cette logique du capital, c’est dans le socialisme originaire que l’on trouve des éléments de réponse permettant le contrôle démocratique du crédit et de la monnaie, de manière à ce qu’ils soient garantis par la valeur concrète du travail. La finance n’a en effet plus pour fonction de créer de la valeur ajoutée, mais un capital abstrait, accaparé par quelques-uns :

Le travail a disparu au souffle du crédit ; la valeur réelle s’évanouit devant la valeur fictive, la production devant l’agiotage. […] Le crédit, en un mot, à force de dégager le capital, a fini par dégager l’homme lui-même de la société et de la nature. Dans cet idéalisme universel, l’homme ne tient plus au sol ; il est suspendu en l’air par une puissance invisible26.

Afin de démocratiser la propriété, Proudhon avait conçu une Banque du peuple à crédit gratuit. En contrôlant le crédit et en le connectant au réel, l’homme réintègre la société et la nature, il redescend sur terre pour être à même de vivre en vertu du socialisme.

Le droit, mesure des forces

Dans la logique libérale prévalant aujourd’hui, le marché est devenu le régulateur ultime de tout rapport juridique. Dans cette perspective, il est naturel d’en conclure que le dimanche est un jour où l’on peut travailler comme les autres jours27. Le capitalisme décode le tiers symbolique, dont la verticalité tenait lieu d’autorité garante de l’ordre juridique, pour recoder le droit en lieu et place du simple rapport de force. Le droit individuel formel est ainsi révélateur de l’inégale répartition des droits concrets.

Un renouvellement de la pensée juridique contemporaine suppose donc, tout d’abord, la critique de la conception libérale du droit et du contrat :

L’homme n’est point seulement convié à l’état social et juridique par un simple calcul d’intérêt ou de nécessité, comme le dit Hobbes ; le motif d’intérêt eût été impuissant par lui-même à maintenir l’état social. Chacun voulant bien de la paix tant qu’elle lui est utile, mais la repoussant et déchirant le pacte dès qu’il la juge défavorable à son égoïsme, la multitude humaine aurait vécu dans un état de dissolution perpétuelle28.

La morale ordinaire et un sens de la justice spontanément éprouvé empêchent précisément cette dissolution sociale.

Le droit social, que Gurvitch va développer dans la lignée de la pensée juridique de Proudhon, repose sur le fait que chaque être collectif possède « la capacité d’engendrer son propre ordre juridique autonome réglant sa vie intérieure29 ». Il existe donc différents ordres du droit, engendrés par chaque être collectif et irréductibles à la simplification moniste de l’État. La justice consiste donc pour Gurvitch à permettre l’équilibre des antinomies, entre l’idéal moral et la réalité empirique. D’autre part, le droit correctement entendu est

la mesure et la comparaison des forces. La démocratie n’est autre chose que l’art d’égaliser non les droits, mais les forces des citoyens. Le contrat social est le pondus publicum, l’instrument public de cette égalisation30.

Autrement dit, ce qui importe est l’égalisation de la capacité politique des citoyens, dans une perspective à la fois pluraliste et commune.

La fédération, salut du peuple

La liberté, entendue à partir de l’anthropologie libérale, est une liberté négative, le droit de ne pas voir ses droits individuels se faire entamer. À son encontre, nous trouvons dans le socialisme originaire une liberté qui réconcilie l’individu et la société. Bakounine en donne une bonne illustration :

La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou une négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. […] Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tous s’étend à l’infini31.

La volonté d’un pouvoir individuel sans limite est liée à l’incapacité de dépasser le stade de l’enfance alors que la capacité d’être autonome suppose la prise en compte de l’autre et le « refus de parvenir32 ». Autrement dit,

Une pensée de la limite implique de considérer la liberté moins comme un point de départ – celui d’un individu atome disposant de droits – que comme la résultante d’un processus collectif d’individuation, d’où la conséquence simple qu’au-delà du seul principe de non-nuisance, il existe également des actions qu’il est déshonorant de faire, parce qu’elles engagent toujours déjà les autres33.

Proudhon part du constat qu’autorité et liberté sont finalement identiques lorsqu’elles sont prises séparément en tant qu’absolus. L’autorité dégénère en autoritarisme et la liberté dégénère en dissolution sociale du fait de l’atomisation généralisée. Dans les deux cas, toute individualité est écrasée et la justice niée. C’est pourquoi il est nécessaire de les penser ensemble dans une composition d’équilibre. Aussi Proudhon écrit-il :

L’autorité suppose invinciblement une liberté qui la reconnaît ou la nie ; la liberté à son tour, dans le sens politique du mot, suppose également une autorité qui traite avec elle, la refrène ou la tolère. Supprimez l’une des deux, l’autre n’a plus de sens : l’autorité, sans une liberté qui discute, résiste ou se soumet, est un vain mot ; la liberté, sans une autorité qui lui fasse contrepoids, est un non-sens34.

Toute tentative d’absolutisme est mise en échec par la solidarité des êtres collectifs, unis par un pacte fédératif fondé sur le respect et le développement de l’autonomie de chacun. Le système fédératif met fin à la passion et aux pulsions des masses.

La fédération devient ainsi le salut du peuple : car elle le sauve à la fois, en le divisant, de la tyrannie de ses propres meneurs et de sa propre folie35.

Grâce au fédéralisme, le peuple retrouve ses véritables capacités politiques et les identités sont préservées dans leur pluralité dans la mesure où elles ne se réduisent plus à un communautarisme (qu’il soit national, ethnique, régional…).

L’espoir en l’avenir

À l’heure où la crise écologique va de pair avec l’accélération du capitalisme, le progressisme – selon lequel la croissance et la mondialisation vont apporter le bonheur aux peuples – et le catastrophisme – selon lequel la fin du monde est davantage envisageable que la fin du capitalisme – ont en commun de représenter l’histoire comme une fatalité, heureuse ou malheureuse. Le socialisme originaire, au contraire, affirme que l’on ne peut concevoir le progrès correctement que si l’on conçoit aussi correctement le déclin.

C’est à partir de cette question qu’il devient envisageable de faire l’histoire. Les progressistes, en considérant l’histoire sur un mode cumulatif et continu, sont incapables de discerner le progrès. Comme l’écrivait Christopher Lasch,

Bien qu’ils aiment se penser comme le parti de l’espoir, n’en ont actuellement que peu besoin, depuis qu’ils ont l’espoir de leur côté. Mais ce manque leur interdit toute action intelligente. L’imprévoyance, une foi aveugle dans le fait que les choses ne peuvent se dérouler que pour le mieux, fournit un substitut indigent à la disposition qui consiste à mener les choses à bien, y compris lorsque les difficultés qu’elles posent nous semblent insurmontables36.

Le progrès consiste donc pour l’humanité, par sa liberté, à se défaire du fatalisme, en agissant en bien ou en mal, en distinguant ce qui doit être conservé et ce qui doit être corrigé. « Qui dit révolution dit nécessairement progrès, dit par là même conservation37 » : pour Proudhon, il n’y a pas opposition, mais au contraire complémentarité entre conservation et révolution, dans la mesure où la réactualisation du passé permet d’envisager l’avenir. Le diagnostic des maux du contemporain constitue un préalable à toute action politique, ce qu’en somme Gramsci traduisait par sa formule : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. »

C’est au prix de cette acuité qu’il devient envisageable de préserver de l’espoir en l’avenir. Aussi, quand tout semble perdu, quand le sort s’acharne et que la barbarie semble tout envahir, il demeure un devoir pour tout honnête homme de rester digne en préservant la flamme vacillante de la justice :

Nous ne verrons pas l’œuvre du nouvel âge ; nous combattrons dans la nuit ; il faut nous arranger pour supporter cette vie sans trop de tristesse en faisant notre devoir. Aidons-nous les uns les autres ; appelons-nous dans l’ombre et chaque fois que l’occasion s’en présente, faisons justice : c’est la consolation de la vertu persécutée38.

  • *.

    Docteur en études politiques, Édouard Jourdain est chargé de mission à l’Institut des hautes études sur la justice (Ihej). Il est l’auteur de Proudhon, un socialisme libertaire (Paris, Michalon, 2009) et de l’Anarchisme (Paris, La Découverte, 2013).

  • 1.

    Georges Orwell, le Quai de Wigan, trad. Michel Pétris, Paris, Ivréa, 1982, p. 194.

  • 2.

    Voir G. Orwell, Hommage à la Catalogne [1938], trad. Yvonne Davet, Paris, Gallimard, 1955, récit de sa participation à la guerre d’Espagne, où il a pu être le témoin direct de cette crise. Il montre l’enthousiasme populaire pour l’autogestion dans des centaines de collectivités, au premier chef Barcelone, où il a pu se rendre en 1936. Mais pour lui, la révolution espagnole est trahie à la fois par les staliniens et par le gouvernement socialiste français qui lui refuse tout soutien, alors que les troupes de Mussolini et de Hitler se lancent sans complexe dans le conflit aux côtés de Franco, se préparant ainsi à une Seconde Guerre mondiale. Dès l’été 1937, les troupes républicaines d’Enrique Líster vont faire des ravages dans les collectivités d’Aragón selon les directives de Moscou, comme en témoigne La Pravda du 16 décembre 1936 : « En Catalogne, l’élimination des trotskistes et des anarcho-syndicalistes est commencée ; elle sera menée avec la même énergie qu’en Urss. » L’Union soviétique non seulement n’a pas aidé à repousser les fascistes, mais a profité du conflit pour accaparer les réserves d’or de l’Espagne (510 tonnes), les secondes du monde à l’époque. D’autre part, en France, les socialistes, loin d’apporter leur soutien, se montrent presque aussi hostiles. Ainsi Le Populaire, organe de la Sfio, déclare le 27 novembre 1936 : « Une fois le fascisme écrasé il est possible que la Fai et la Cnt anarcho-syndicaliste continuent à lutter pour réaliser leur programme social. Mais dans ce cas-là, le bloc socialo-communiste s’y opposerait. »

  • 3.

    Philippe Chanial, la Délicate Essence du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, p. 23.

  • 4.

    Prosper-Olivier Lissaragay rappelait ainsi dans sa célèbre Histoire de la Commune de 1876 que si Thiers et la bourgeoisie versaillaise avaient pu écraser le prolétariat parisien, c’était grâce à « l’armée, à l’administration et à la Gauche ».

  • 5.

    Là encore, l’épisode de la Commune de Paris, qui résulte de la guerre entre la France et la Prusse, est révélateur. Marx écrit en effet, dans une lettre à Engels, datant du 20 juillet 1870 : « La prépondérance du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon. »

  • 6.

    D’où le titre de l’ouvrage de Manuel Valls, Pour en finir avec le vieux socialisme… et être enfin de gauche. Entretiens avec Claude Askolovitch, Paris, Robert Laffont, 2008.

  • 7.

    Renaud Garcia, le Désert de la critique. Déconstruction et politique, Montreuil, L’Échappée, 2015.

  • 8.

    Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Armand Colin, 1997.

  • 9.

    Dans cette perspective, voir notamment les travaux de Thibault Le Texier, notamment son ouvrage le Maniement des hommes (Paris, La Découverte, 2016), sur les stratégies des entreprises.

  • 10.

    Pierre-Joseph Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité [1843], Antony, Tops-Trinquier, 2000, tome I, p. 197.

  • 11.

    P.-J. Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Garnier frères, 1858, tome II, p. 302. [Psaume XVII, 41 : Persequar inimicos meos et comprehendam illos (« Je poursuivrai mes ennemis et les atteindrai »).]

  • 12.

    Toni Negri, Spinoza subversif, Paris, Kimé, 1992, p. 10.

  • 13.

    Sur l’interprétation marxiste de Spinoza et ses différences avec la théorie de Proudhon, voir Daniel Colson, « Lectures anarchistes de Spinoza », Réfractions, no 2, printemps 1998 (refractions.plusloin.org).

  • 14.

    Cité dans Pierre Haubtmann, Proudhon (1849-1855), Paris, Beauchesne, 1982, p. 229.

  • 15.

    Le rapport de Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand et Romain Prudent, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? (Paris, Terra Nova, 2011), montre bien en quoi la gauche n’a plus rien à voir avec le socialisme : « Il n’est pas possible aujourd’hui pour la gauche de chercher à restaurer sa coalition historique de classe : la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche, elle n’est plus en phase avec l’ensemble de ses valeurs, elle ne peut plus être comme elle l’a été le moteur entraînant la constitution de la majorité électorale de la gauche. La volonté pour la gauche de mettre en œuvre une stratégie de classe autour de la classe ouvrière, et plus globalement des classes populaires, nécessiterait de renoncer à ses valeurs culturelles, c’est-à-dire de rompre avec la social-démocratie » (www.tnova.fr). Même au Parti communiste français, tout du moins ce qu’il en reste, le mot « ouvrier » n’apparaît qu’une seule fois dans le texte proposé par le Conseil national pour le 34e Congrès de 2008.

  • 16.

    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

  • 17.

    Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l’Éducation, livre I. Karl Marx aussi, dans le Capital, se moquait de la duchesse de Sutherland, qui à la fois exploitait d’une main de fer ses paysans et montrait une compassion sans réserve pour les esclaves noirs, allant jusqu’à inviter à Londres Harriet Beecher-Stowe, l’auteur de la Case de l’oncle Tom. Cette figure est on ne peut plus révélatrice de la compatibilité de la lutte contre les discriminations ou de l’amour du lointain avec l’exploitation de l’homme par l’homme. Non que la lutte contre les discriminations induise nécessairement cette dernière, mais tout du moins constitue-t-elle le supplément d’âme, le rachat d’une bonne conscience, pour la compenser.

  • 18.

    MS. 2857, f. 29, cité dans Edward Castleton, « Aux origines de l’ontologie sociale proudhonienne : l’apport des manuscrits inédits », dans Jean-Christophe Angaut, Daniel Colson et Mimmo Pucciarelli (sous la dir. de), Philosophie de l’anarchie. Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon, Atelier de création libertaire, 2012, p. 106.

  • 19.

    Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique (1857-1858).

  • 20.

    Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010, p. 86.

  • 21.

    Dans cette même perspective, voir les travaux de Richard Sennett, notamment Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010, et Christophe Dejours, Travail vivant, Paris, Payot, 2 tomes, 2013.

  • 22.

    M. B. Crawford, Éloge du carburateur, op. cit., p. 232-233.

  • 23.

    P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières [1865], Paris, Éditions du monde libertaire, 1977, p. 391.

  • 24.

    Ibid., p. 149.

  • 25.

    Ibid., p. 225.

  • 26.

    P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, tome II, Paris, Garnier frères, 1850, p. 243.

  • 27.

    À l’encontre de cette idée d’un marché colonisant tous les domaines de la vie, Proudhon avait rédigé une Célébration du dimanche (1839).

  • 28.

    P.-J. Proudhon, la Guerre et la Paix, tome I, Paris, E. Dantu, 1861, p. 186.

  • 29.

    P.-J. Proudhon, la Guerre et la Paix, op. cit., p. 72. Voir Georges Gurvitch, l’Idée du droit social, Paris, Sirey, 1932.

  • 30.

    P.-J. Proudhon, Carnets, Dijon, Les Presses du réel, 2004, p. 1228.

  • 31.

    Mikhaïl Bakounine, Dieu et l’État [1882], Paris, Mille et une nuits, 2000.

  • 32.

    Marianne Enckell, le Refus de parvenir, Montpellier, Indigène, 2014.

  • 33.

    R. Garcia, le Désert de la critique, op. cit., p. 194.

  • 34.

    P.-J. Proudhon, Du principe fédératif [1863], Antony, Tops-Trinquier, 1999, p. 48.

  • 35.

    Ibid., p. 110.

  • 36.

    Christopher Lasch, le Seul et Vrai Paradis, Paris, Flammarion, 2006, p. 100.

  • 37.

    P.-J., Proudhon, Idées révolutionnaires [1848], Antony, Tops-Trinquier, 1996, p. 223.

  • 38.

    Ibid., p. 380.

Édouard Jourdain

Docteur en science politique et en philosophie de l'École des hautes études en sciences sociales.

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