
Le capital comme commun
Comptabilité et gouvernance partagée
Les normes comptables sont la grammaire de l’économie. Réduite à leur dimension financière, elles excluent les coûts humains et environnementaux. D’autres modèles, notamment fondés sur les communs, proposent pourtant de les considérer sous contraintes écologiques et en font des outils de la démocratie économique.
La comptabilité constitue un miroir de la société dans son organisation des rapports de production et de consommation, ainsi que dans l’allocation du capital. Elle s’inscrit ainsi dans une cosmologie, voire une anthropologie, qui dépasse la simple opération entrée/sortie. Elle est un instrument de gouvernance, dans la mesure où elle rend compte de ce qui est valorisé et ainsi de ce qui a du pouvoir : en cela, elle est un reflet de ce qui compte dans une société, au sens strictement économique mais aussi plus globalement au sens social et politique. Toute tentative de changement vers une société plus écologique, plus démocratique et plus juste est vouée à l’échec si elle fait l’impasse sur les normes comptables.
Évolution politique de la comptabilité
Les normes comptables sont la grammaire de l’économie. Les économistes, lorsqu’ils parlent par exemple du produit intérieur brut (PIB), s’appuient sur la valeur ajoutée, qui est une émanation des normes comptables. Nous retiendrons la définition de la comptabilité de Jacques Richard et Christine Colette : « On définira la comptabilité comme un ensemble de systèmes d’information subjectifs ayant pour objet la mesure de la valeur des moyens et des résultats d’une entité1. » Une entité peut désigner des acteurs très différents, allant de la famille à la multinationale en passant par l’État. La comptabilité valorise les moyens et les buts qu’elle se donne. C’est donc un système d’information subjectif, dans la mesure où il résulte de situations singulières (géographiques, historiques) au service de sujets particuliers et représentant une vision du monde particulière, notamment concernant la mesure de la valeur.
La comptabilité naît avec l’écriture qui sert à conserver de l’information sur des stocks gérés par une administration centralisée. Les administrateurs des temples ont ainsi « élaboré un système de comptabilité unique, qui, à certains égards, nous accompagne toujours très concrètement, puisque c’est aux Sumériens que nous devons la douzaine ou la journée de vingt-quatre heures2 ». La comptabilité en Grèce s’est développée comme en Mésopotamie, grâce notamment aux temples qui constituaient des banques enregistrant les offrandes faites aux dieux. Les comptes publics faisaient l’objet de publicité, par exemple à la porte du stade d’Athènes. Il existait dans cette cité une Cour des logistes qui vérifiait les comptes, ainsi qu’un Collège des euthymes qui pratiquaient un audit contradictoire avec cette cour. Les banquiers, appelés « trapézistes », du nom de la table qu’ils utilisaient pour faire leurs comptes (trapeza), enregistraient scrupuleusement les transactions afin que les tribunaux puissent s’y référer en cas de litige. Mais c’est surtout à Rome que l’on trouve des formes de comptabilité particulièrement développées. Cicéron rapporte, dans ses Actions contre Verrès, de quelle manière est tenu le livre comptable de l’époque : le Codex accepti et expansi. Les accepti correspondaient aux recettes et les expansi aux dépenses. Les banquiers tenaient aussi un registre des comptes clients, le Codex rationum, qui avait le caractère d’un journal légal. L’une des particularités des Romains consiste en ce que chaque citoyen tenait ses comptes privés. Ils font partie en quelque sorte de la vie quotidienne. Aussi ne faut-il pas s’étonner que l’on retrouve l’évocation de la comptabilité dans les pièces de théâtre, comme celles de Plaute. Il est important d’avoir en tête que « comme les Anciens se trouvaient dans l’incapacité de concevoir des nombres négatifs, il était nécessaire que le bienfait ait eu lieu en premier3 ».
L’évolution de la comptabilité est tributaire de l’environnement économique dans lequel elle s’insère, particulièrement dans le sillage des sociétés dotées de marchés circonscrits et soumis à des ordres qui n’assimilent pas la valeur à un prix, à des sociétés de marché qui vont transformer l’ensemble des capitaux en marchandises. En effet, durant la féodalité, la production de l’excédent se déroule comme suit : production, distribution, dette. Les serfs produisent en travaillant la terre, le seigneur distribue la production (notamment via les taxes) et en vend une partie qu’il va pouvoir prêter, d’où la création d’une dette à son égard. Avec la transformation de la terre et du travail en marchandises, ce processus de production de l’excédent va s’inverser. Les paysans expulsés de leur terre vont emprunter l’argent nécessaire au loyer de la terre et aux salaires des journaliers. Le profit va alors devenir une obsession, dans la mesure où il s’agira de rembourser au plus vite la dette afin d’être le moins longtemps son esclave.
Comment les sociétés de marché sont-elles nées des sociétés dotées de marchés ? Le processus de production nécessite trois éléments : le travail humain, les outils et la terre. Avant la naissance de la société de marché, aucun de ces éléments n’était en soi une marchandise. « Les sociétés de marché sont nées quand ces trois facteurs de production ont été transformés en marchandises et ont donc acquis une valeur d’échange ; quand on a commencé à les acheter et à les vendre sur de nombreux marchés, et que les travailleurs se sont retrouvés sur le “marché du travail”, que les artisans ont commercialisé les outils qu’ils fabriquaient sur des marchés sophistiqués de moyens de production et que la terre a acquis une valeur d’échange à la suite de ventes et de locations4. » Avec le passage à une société marchande, les liens sociaux sont réinterprétés comme des rapports de propriété qui peuvent être cédés et vendus. C’est ainsi qu’un contractant peut choisir de céder à un créancier une partie de ses droits, occasionnant ainsi un nouveau rapport de domination. Si toute promesse entraîne une dette, toutes les promesses ne sont pas quantifiables et ne font pas l’objet d’un accord marchand. C’est pourquoi la dette, au sens capitaliste du terme, a peu à peu supplanté les dettes non quantifiables que l’on peut retrouver dans les systèmes hiérarchiques traditionnels ou dans les sociétés égalitaires fondées sur le don et le contre-don.
Dans le bilan de Datini5 du 31 janvier 1399, on peut ainsi observer que le capital du capitaliste n’est pas une ressource, entendue comme une chose à user, mais une dette, qui figure au passif du bilan de l’entreprise. En ce sens, le capital financier est quelque chose à préserver. La comptabilité en partie double préfigure alors l’idée de personnalité morale de l’entreprise : une personne privée prête une somme d’argent à une entreprise privée qui, en tant que personne fictive, est tenue de la lui rembourser. Le capitaliste peut ainsi user de son argent tout en préservant son capital, entendu comme somme d’argent abstraite qui doit lui être remboursée. D’une certaine manière, le capitaliste se donne ainsi une limite et une seule : celle qui consiste à conserver son capital. Aussi les rapports de production sont-ils avant tout conditionnés par des rapports de conservation. Le premier à formaliser cette comptabilité désormais universelle est Luca Pacioli, dont le livre Summa de arithmetica, proportioni et proportionalita, datant de 1494, est devenu le livre culte de la comptabilité. Le bilan comptable de Pacioli est divisé en deux parties, avec d’un côté le passif, qui englobe toutes les entités envers lesquelles on a des dettes, et de l’autre l’actif, qui est composé de ressources pouvant être utilisées comme de purs moyens. Le capital-dette est un pouvoir, dans la mesure où il est porté par des sujets (propriétaires, créditeurs) qui l’utilisent à des fins de domination. Les économistes classiques voyaient dans le capital financier, la nature et le travail trois facteurs indispensables à la production, comme s’ils étaient conçus de manière égalitaire. Mais ils ne voyaient pas qu’en réalité, cette idée avait peu à voir avec la pratique réelle et inégalitaire de l’économie capitaliste, à savoir que seul le capital financier, conçu comme capital-dette, était mis au passif du bilan de l’entreprise et devait être préservé.
Une image faussée
Malgré ses prétentions, le système comptable actuel n’a jamais donné une image fidèle de l’activité de l’entreprise, car il ne tient compte systématiquement que de la dégradation et de la protection du seul capital financier.
Plus il y a exploitation de la ressource naturelle et humaine, plus le profit (et la croissance) apparaît comme important. Karl William Kapp démontrait que les entrepreneurs capitalistes ont une vision tronquée de la réalité des coûts de production dans la mesure où ils externalisent les coûts sociaux et environnementaux : « Si les dépenses des entrepreneurs privés ne mesurent pas les frais réels de production parce qu’une partie de ceux-ci a tendance à être reportée sur d’autres personnes, alors le calcul traditionnel coûts-bénéfices induit en erreur et, qui plus est, sert de couverture institutionnelle à une spoliation à grande échelle qui dépasse tout ce que les premiers socialistes utopistes et même leurs successeurs marxistes avaient en vue lorsqu’ils dénonçaient l’exploitation de l’homme par l’homme dans le système naissant de l’entreprise capitaliste6. » Ce sont donc des dividendes fictifs qu’ils reversent à leurs actionnaires, sans prendre en compte l’amortissement des capitaux naturel et humain. Comme le souligne l’économiste libertaire Christiaan Cornelissen, les richesses naturelles étant en quantités limitées, « tout producteur prend incessamment, par le fait de la production même, des éléments à un trésor commun – éléments ne pouvant pas servir à la fois à quelque autre production ou à une autre consommation directe. Ceci est d’autant plus important que les richesses en question sont moins abondantes et pour cette raison plus recherchées. […] Les mines de charbon épuisées par notre génération actuelle et les forêts déboisées par elle ne peuvent plus servir aux générations futures. Aussi, les produits agricoles, blés, etc. que la terre donne par une culture rationnelle, les quantités de houille ou de bois extraites des mines ou des forêts, ne peuvent-ils être considérés comme des richesses sur lesquelles les producteurs puissent faire valoir seuls un droit de propriété, résultant du seul fait qu’ils se sont servis des éléments naturels disponibles7. »
Là où on voit du profit, il y a en fait souvent des dettes.
Aujourd’hui, l’environnement et les humains sont considérés dans le bilan de l’entreprise comme des moyens (c’est-à-dire des ressources à l’actif) et non comme des fins (pris en compte pour eux-mêmes). Seule la mise financière du capitaliste (capital financier) est strictement protégée en tant que capital à conserver. Là où on voit du profit, il y a en fait souvent des dettes, dans la mesure où le capital financier a été surévalué par rapport au coût d’usage et d’exploitation des hommes et de la nature. Cette conception qui consiste à réduire le capital au capital financier est située historiquement et idéologiquement. Elle est largement tributaire du fait que, pour les premiers économistes libéraux, comme Jean-Baptiste Say, les ressources naturelles sont inépuisables et ne sauraient faire l’objet de la science économique.
Reconsidérer le capital
Historiquement, le terme « capital » provient de l’expression latine caput pecuniae : il s’agissait donc de la partie principale d’une dette en argent, indépendamment de tout intérêt. Les travaux des comptables Jacques Richard et Alexandre Rambaud notamment ont redonné son sens à la notion de capital, souvent confondue par les économistes avec une ressource ou réduit au capital financier. Telle est la définition que l’on retiendra : « On entendra par capital une “chose”, matérielle ou non, offrant une potentialité d’usage, et reconnue comme devant être maintenue sur une certaine période de temps déterminée à l’avance. Cette définition implique que toutes les catégories qui vont composer un “vrai” capital devront être considérées comme des dettes de conservation de quelque chose et non, comme c’est généralement le cas dans la littérature économique, comme des actifs ou des ressources à utiliser. Exprimé en termes plus philosophiques, un capital est une fin en soi et non un simple moyen8. » Trois éléments sont ainsi nécessaires à la définition d’un capital : la préoccupation d’une préservation, la détermination de la nature du capital et son processus de préservation. S’il manque l’un de ces éléments, il ne sera pas question de capital mais de ressource.
À partir de cette définition du capital, il devient possible de déterminer un ensemble de capitaux, au sens où ils « comptent », et de les concevoir comme des capitaux-dettes à conserver au passif dans le bilan comptable. Ils sont également inscrits à l’actif comme coûts d’usage, qui correspondent à trois types d’amortissement. Dans cette conception, que l’on retrouve dans la « comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement » (CARE) de Jacques Richard et Alexandre Rambaud, la conservation du capital naturel n’a rien à voir avec la valorisation des services environnementaux. Contrairement aux visions économiques et comptables traditionnelles, on admettra que les humains et certaines ressources naturelles ont des valeurs sociales non instrumentales. La nature et l’être humain n’ont pas de prix, mais ont un coût de maintien. Les capitaux, notamment humain, naturel et financier, sont alors inscrits au passif du bilan pour être conservés. L’utilisation (emprunt) des capitaux naturel et humain par une entreprise implique en effet pour elle l’obligation de les conserver (dettes écologiques et humaines) à l’instar du capital financier. L’usage répété des capitaux naturel et humain impliquant qu’ils subissent une dégradation systématique, leur coût d’usage est inscrit en tant que ressources à l’actif du bilan et ces actifs sont amortis systématiquement. C’est la structure du passif qui donne les règles du jeu pour la répartition de la valeur dans l’entreprise. Aussi le profit est-il ce qui reste une fois déduits les coûts de préservation des capitaux. Le remboursement de la dette est la condition à laquelle le capital sera maintenu à la fin de la période comptable. Il doit y avoir conservation des capitaux avant profit et distribution de dividendes. Cela induit l’impossibilité de la compensation entre les capitaux ou au sein de ces capitaux, et donc une conception forte de la soutenabilité (les salaires de PDG ne peuvent par exemple pas compenser de bas salaires). En changeant le calcul du coût de production et en intégrant notamment le coût écologique, on approche en effet d’un juste prix. En effet, « l’urgence n’est pas celle tant d’une théorie de l’usage que d’une théorie de la préservation. Autrement dit, la valeur de préservation (conservation) prime ici sur la valeur d’usage9 ».
Une fois déterminés, les « capitaux » sont représentés par des « traducteurs d’état », qui sont un ensemble d’indicateurs ou d’acteurs capables de renseigner concrètement l’organisation sur l’état des capitaux. Ils permettent de déterminer les seuils de préservation au-delà desquels les capitaux commencent à se dégrader, entraînant alors une dette vis-à-vis d’eux. En ce qui concerne le capital-climat par exemple, le traducteur d’état peut être le budget carbone, aligné sur les accords de Paris. Les actions de préservation des capitaux sont alors la prévention et la restauration (il s’agit alors de déterminer les coûts de renouvellement des capitaux en anticipant comptablement leur dépréciation par l’enregistrement de l’amortissement). L’économie, avec cette forme de comptabilité, est sous contrainte écologique, mais cela ne veut pas nécessairement signifier qu’elle est décroissante a priori – dans certains domaines, elle peut être décroissante et dans d’autres, croissante, en fonction des limites déterminées pour la préservation des capitaux.
L’intégration de multiples capitaux à égalité a ainsi des conséquences radicales : un nouveau type de calcul des coûts de production, un nouveau type de profit et un nouveau type de gouvernance.
La démocratie économique
Le modèle CARE, en ce qu’il intègre la représentation des capitaux, suppose, en plus d’une soutenabilité forte, une gouvernance démocratique, associant l’ensemble des parties prenantes et concernées. En cela, il est opportun de concevoir une approche de la comptabilité par les communs, dans la mesure où ils supposent des institutions gouvernées par les parties prenantes liées à une chose commune ou partagée (matérielle ou immatérielle) au service d’un objet social, garantissant collectivement les capacités et les droits fondamentaux (accès, gestion et décision) des parties vis-à-vis de la chose, ainsi que leurs devoirs (préservation, ouverture et enrichissement) envers elle. Ici, les choses communes ou partagées dans le cadre de la comptabilité ne sont autres que les capitaux, dont la préservation doit faire l’objet d’une co-réglementation entre les différentes parties prenantes. Elinor Ostrom soulignait ainsi qu’il « ne devrait pas être question de “règle” tant que la majorité des personnes dont les stratégies sont influencées par cette règle ne sont pas informées de son existence et ne s’attendent pas à ce que les autres procèdent à une surveillance réciproque de leurs comportements et sanctionnent la non-conformité. En d’autres termes, les règles opérationnelles constituent une connaissance commune, font l’objet d’une surveillance et sont appliquées. La connaissance commune implique que chaque participant connaisse les règles et sache que les autres les connaissent également et savent que lui-même les connaît10 ».
La notion de capital étant liée à la notion de pouvoir11, il est nécessaire de concevoir la manière dont il s’inscrit dans une gouvernance partagée. Au regard de l’égalité relative et différenciée des capitaux, il faut notamment déterminer les modalités qu’implique le fondement co-originaire de l’égalité et de la liberté du modèle. L’autonomie des individus, que l’on peut définir comme la faculté de se donner ses propres lois en y obéissant, et comme la capacité de réflexivité ou de remise en question, est inséparable du problème de l’égalité. En effet, la faculté d’instituer des lois ne peut être considérée en un sens purement individuel, dans la mesure où ce qu’il s’agit d’instaurer, ce sont des lois communes, à partir desquelles l’action du sujet peut prendre toute sa consistance. Il n’y a pas de liberté effective sans égalité effective, puisque le contenu fondamental de la liberté – devenir autonome – présuppose l’égale participation de tous au pouvoir.
À travers ce prisme, il s’agirait d’appréhender l’autonomie des capitaux, notamment en incluant la notion de dette. Une comptabilité à multi-capitaux intégrés induit alors une gouvernance permettant de reconsidérer la représentation dans une perspective pluraliste. Le mot « représentation » signifie « présenter à nouveau », « rendre présent à nouveau », « faire advenir dans la réalité ». À la fin du Moyen Âge, cela ne veut plus dire « rendre, présenter à nouveau », mais « remplacer une chose par une autre ». C’est la carte qui se substitue au territoire, qui plus est une carte tronquée lorsqu’il s’agit du compte de résultat capitaliste. Dans une comptabilité à multi-capitaux intégrés, les représentants rendent compte de ce qui compte. Ils permettent notamment de définir correctement la nature des capitaux de manière à évaluer leurs coûts de maintien (par exemple, les représentants du personnel ou les syndicats pour les conditions de vie décente des travailleurs, les organisations non gouvernementales, les scientifiques ou les agriculteurs pour les capitaux naturels, etc.).
Aussi cette représentation assure-t-elle un élargissement des capacités, qui reste focalisé sur la définition du bien-être à partir de la qualité de vie objective de l’individu, ce qui permet d’accepter diverses conceptions de la vie bonne tout en garantissant une qualité de vie minimale. Selon Amartya Sen, « l’importance accordée aux capabilités de base peut être vue comme un prolongement naturel de l’intérêt que Rawls porte aux biens premiers, si l’on déplace le centre d’attention pour le porter des biens vers l’effet des biens sur les êtres humains. […] Si les êtres humains étaient très semblables, cela n’aurait guère d’importance, mais on constate que la conversion des biens en capabilités varie considérablement d’une personne à l’autre, et l’égalité des biens est loin de garantir l’égalité des capabilités12 ». Cette nécessaire prise en compte de la pluralité se traduit dans la comptabilité par l’étude du seuil de préservation des capitaux (qui sont multiples et ne se réduisent pas à l’humain), dont les représentants ont le pouvoir de déterminer par des règles les conditions de cette préservation.
Cette intégration multi-capitaux a ainsi ce double avantage de donner une image fidèle de l’entité en termes de bilan et de répondre à des besoins réels. Elle permet en effet de rendre compte des conséquences sur le milieu dans lequel elle s’inscrit et de déterminer ce qui y compte. En cela, la comptabilité constitue un instrument de gestion fondamental pour les territoires, permettant d’établir des liens entre entreprises et collectivités13.
Karl Polanyi avait déjà eu l’intuition de l’importante d’une telle comptabilité en voyant dans les comptes de la commune un outil de la démocratie économique. Les consommateurs sont représentés à la fois par la commune et par des coopératives de consommateurs afin de déterminer les besoins. La comptabilité concernant les coûts de production suppose alors une inscription au bilan du « groupement de production » et de la « commune ». « Le premier comporte tous les coûts qui pèsent sur le groupement de production du fait du déroulement de la production, tels que le travail, les matières premières, les composants divers, amortissement des moyens de production, usure des bâtiments, etc. Tous les coûts engendrés par le processus de production par les dispositions de la commune sont portés par le groupement de production au compte “commune”. Si ces coûts ont également été inscrits au compte “groupement de production”, ils en seront extraits avant la clôture et transférés au compte “commune”14. » Les salaires et le juste prix des biens résultent d’accords entre les groupements principaux que sont les groupements de production, les groupements de consommateurs et les communes. D’autre part, « la définition de tous les revenus de la communauté par le droit social annule l’économie de profit et de rentabilité dans ses fondements15 ».
Avec ce compte « commune », il ajoute ainsi une dimension politique à la dimension strictement économique : les collectivités territoriales participent à l’élaboration économique, laissant entendre que la propriété des moyens de production n’appartient pas exclusivement aux travailleurs utilisant leur outil de travail. Ce serait donc bien à l’ensemble de la population d’une commune ou d’un territoire donné (en fonction de la taille et des conséquences de l’activité de l’entreprise) de décider de la politique de production. Mais, dans le cadre d’une comptabilité à multi-capitaux intégrés, ce n’est pas tant la maximisation de la production qui importe que la détermination des conditions de préservation des capitaux. Dans cette perspective, c’est tout un écosystème qui se trouve traduit par la comptabilité, constituant ainsi un outil aux mains d’institutions politiques et économiques fédérées de manière à rendre compte de la richesse du vivant.
- 1. Jacques Richard et Christine Colette, Comptabilité générale. Système français et normes IFRS, Paris, Dunod, 8e éd., 2008, p. 3.
- 2. David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, trad. par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013, p. 51-52.
- 3. Gérard Minaud, « La comptabilité pour mieux communiquer : l’étrange cas romain » [en ligne], Comptabilités, no 6, 2014.
- 4. Yanis Varoufakis, Mon cours d’économie idéal. Huit brèves leçons pour tout comprendre, trad. par Vassilis Ithakis, Paris, Flammarion, 2016, p. 47-48.
- 5. Le groupe de maisons marchandes de Datini a produit un ensemble de registres comptables et une importante correspondance entre 1363 et 1410. Ces documents inestimables sur les pratiques marchandes dans l’Europe du xive siècle ont été redécouverts à la fin des années 1800. Voir Jérôme Hayez, « De l’invention de 1870 à l’exploration d’un système d’écrits privés », Mélanges de l’école française de Rome, vol. 117, no 1, 2005, p. 121-191.
- 6. Karl William Kapp, Les Coûts sociaux de l’entreprise privée, trad. par Blanche Bronstein-Vinaver, préfaces d’Ignacy Sachs et de Jacques Richard, Paris, Les Petits Matins/Institut Veblen, 2015, p. 428-429.
- 7. Christiaan Cornelissen, Théorie de la valeur, avec une réfutation des théories de Rodbertus, Karl Marx, Stanley Jevons et Boehm-Bawerk, Paris, Giard et Brière, 2e éd., 1913, p. 157-158.
- 8. Jacques Richard et Alexandre Rambaud, Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 2020, p. 72-73.
- 9. Jacques Richard et Alexandre Rambaud, Philosophie d’une écologie anticapitaliste. Pour un nouveau modèle de gestion écologique, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021, p. 214.
- 10. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, révision scientifique de Laurent Baechler, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2010, p. 68.
- 11. Voir Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Le Capital comme pouvoir. Une étude de l’ordre et du créordre, trad. par Vincent Guillin, Paris, Max Milo, 2012.
- 12. Amartya Sen, Éthique et économie et autres essais, trad. par Sophie Marnat, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 211.
- 13. Voir notamment Clément Feger et Laurent Mermet, “Advances in accounting for biodiversity and ecosystems: A typology focusing upon the environmental results imperative”, Comptabilité - Contrôle - Audit, vol. 27, no 1, 2021, p. 13-50.
- 14. Karl Polanyi, « La comptabilité socialiste » [1922], Essais de Karl Polanyi, trad. par Laurence Collaud et Françoise Laroche, introduction de Michèle Cangiani et Jérôme Maucourant, postface d’Alain Caillé et Jean-Louis Laville, Paris, Seuil, 2008, p. 306.
- 15. Ibid., p. 305.