Agir ensemble
Cet éditorial paraît entre les deux tours de l’élection présidentielle. La campagne du premier tour n’a ressemblé à aucune autre : rien ne s’est passé comme on aurait pu le prévoir. Surprises des primaires, d’abord, desquelles sont sortis des candidats que l’on n’attendait pas. Surprises des « affaires » aussi, qui ont bousculé certains candidats et monopolisé l’attention médiatique. Et logiquement, au vu de ces surprises, montagnes russes des sondages. Ajoutons à cela la part grandissante dans l’électorat des indécis, qui se déterminent à la dernière minute, et la disparition des blocs électoraux stables (à l’exception de l’extrême droite) et l’on comprendra que l’incertitude du résultat ait tenu tout le monde en haleine jusqu’au bout.
Beaucoup ont déploré l’absence de débat durant cette campagne. Aucun thème central ne l’a structuré comme la fracture sociale lors des élections de 2002, l’insécurité en 2007 ou le style de présidence en 2012. Faut-il s’en plaindre ? Certes, cette campagne n’a pas été scandée par des slogans ou des faits divers, mais elle n’en a pas moins été riche en véritables oppositions structurantes. Cela a commencé par les révélations de la presse et l’intervention de la justice qui ont mis en déroute les éléments de langage (« on nous vole l’alternance »), mais qui ont aussi permis d’évaluer la place que chacun des candidats accordait aux contre-pouvoirs, et plus profondément encore à la probité. Le mot « corruption » a rarement été prononcé mais tout le monde l’avait en tête. Rien ne sert d’ergoter sur les qualifications juridiques car le clivage ainsi révélé par la campagne est de nature profondément politique. Est corrompu tout homme public qui fait commerce de sa charge, et la question est de savoir si ce commerce influe sur ses décisions politiques ; sont-elles encore guidées exclusivement par l’intérêt du pays ? Existe-t-il des questions plus politiques que celles-ci lorsqu’il s’agit de choisir un président ?
Un second clivage a opposé les partisans d’une société fermée sur elle-même aussi bien dans l’espace que dans le temps et les tenants d’une identité ouverte, vantant le rôle historique de la France en Europe, son message universel. On aura reconnu d’un côté les programmes qui réduisent l’identité au passé, et à un passé substantiel se confondant avec la religion catholique, de l’autre ceux qui la pensent capable de se construire et de se recomposer. La question de l’identité n’est pas à bannir, puisqu’il n’y a pas de communauté politique sans une intériorité politique, mais pourquoi définir cette identité de manière passéiste et nationaliste ? Les migrations et les inquiétudes par rapport à l’islam ont été largement instrumentalisées, comme la montée des précarités et du chômage, pour défendre la fermeture. Et l’attrait des thèses nationalistes dans les milieux populaires démontre a contrario l’importance d’engagements concret de lutte contre les inégalités. Ces questions, sur lesquelles aucune proposition satisfaisante n’a été apportée par les derniers gouvernements, quelle que soit leur étiquette politique, devront trouver des réponses compatibles avec l’ouverture au monde. Être partisan de l’Europe, c’est souhaiter lui donner un cap, et la faire sortir de l’ornière de son inexistence politique. Cela ne sera pas possible sans une feuille de route sociale et démocratique.
Le troisième clivage, plus insidieux, a séparé ceux qui voulaient véritablement gouverner et se frotter à la dureté et à l’ingratitude du réel et ceux qui voulaient avant tout faire rêver, à un passé immémorial ou à un futur très lointain. C’est la notion même de politique qui fait la différence. « Agir ensemble dans un monde incertain » : jamais cette brève définition grecque de la politique n’aura été si actuelle. Oui, il nous faut agir – et sortir d’une sorte de passivité qui n’a que trop duré dans notre pays. Agir ensemble en nous montrant capables de trouver les consensus nécessaires pour faire face aux périls que nous n’avons pas choisis. Et notre époque est généreuse en ce domaine : un monde en pleine recomposition, aux prises avec des mutations économiques, technologiques, écologiques et politiques considérables, dans lequel les inégalités et la violence prospèrent. Il reste que la place donnée à l’histoire ou à l’avenir est aussi indispensable pour donner un sens à l’action politique. Le futur président et la prochaine équipe gouvernementale devront porter cette préoccupation de donner du contenu au temps qui passe en se projetant au-delà de leur mandat. Et trouver le moyen de revitaliser les institutions et un modèle politique mal en point, sans céder à l’autoritarisme.
Ces débats ont eu lieu, même s’ils n’ont pas toujours été clairement formulés. Mieux, ils ont été vécus plus que débattus de manière abstraite. On ne les a pas retrouvés dans les programmes car, par certains côtés, ils sont plus structurants que les programmes. Ils relèvent d’une attitude face au monde, qu’il s’agisse de la moralité en politique, de l’intégrité de la décision publique, du respect des contre-pouvoirs (dont le présent numéro montre l’importance actuellement aux États-Unis), de la confiance en soi et de l’amour de l’avenir. Une question les rassemble toutes : celle de l’Europe. Et du rôle qu’on souhaite lui donner lorsqu’il s’agit de défendre la solidarité et la protection sociale, l’humanité et la vie privée, la transition écologique, la sécurité, la démocratie et les droits de l’homme.
Dans un contexte international instable et inédit, où l’issue d’une élection semble produire un effet de contagion au-delà des frontières, et où beaucoup de regards sont tournés vers la France, toutes ces questions sont aujourd’hui posées ; le prochain président devra y apporter des solutions, et avec lui tous les Français, soutiens ou critiques. Y compris notre revue.