De l'ancien au nouveau monde
Alors que la mémoire historique des révolutions s’estompe, la croyance selon laquelle nous vivons une époque d’accélérations et de bouleversements inédits se répand. De ce point de vue, l’année 2017 a été exemplaire. L’anniversaire de la révolution de 1917 a été marqué par la publication d’ouvrages académiques, mais ils ont été accueillis dans une relative indifférence. Tout se passe comme si un événement révolutionnaire de cette nature, avec sa charge d’idéologie, de volonté et de violence, était devenu un objet étranger et lointain sur lequel on peut tout au plus porter un regard curieux.
Bien des raisons expliquent cette indifférence : rupture avec le volontarisme révolutionnaire, méfiance à l’égard du culte progressiste de l’avenir, sentiment de vivre dans un autre monde que celui qui annonçait l’aube nouvelle de l’émancipation humaine. Et pourtant, rarement une année aura été aussi marquée par la rhétorique du changement et de la rupture que celle qui s’achève. Ce qui a terni l’anniversaire de 1917, c’est peut‑être d’abord le sentiment que 2017 était émaillée de bouleversements qui, pour être incommensurables avec les schémas révolutionnaires hérités du xviiie siècle, marqueraient l’entrée du monde dans une ère de ruptures inédites.
L’intronisation, en janvier, de Donald Trump à la présidence des États‑Unis avait en apparence l’allure d’un retour en arrière (Make America great again). Mais il n’a pas fallu longtemps pour se rendre compte que Trump n’a cure des traditions. Ni ses techniques de communication à l’emporte‑pièce, ni ses annonces diplomatiques provocatrices (la dernière en date étant la reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale d’Israël) ne vont dans le sens d’un retour à « l’Amérique d’avant ». Trump gouverne par les mêmes moyens que ceux qui lui ont permis d’accéder au pouvoir : sa démagogie de la rupture est entrée dans les faits durant une année où il n’a pas permis au monde de reprendre son souffle.
On s’attendrait à ce que, par comparaison, la vieille Europe s’impose comme un îlot de stabilité. Ce serait oublier que la globalisation se caractérise par une sorte de synchronisation du monde : il n’est pas une rupture à un bout de la planète qui ne soit immédiatement enregistrée à l’autre bout, produisant des effets en cascade. Alors que 2017 a vu le modèle politique de la stabilité européenne (le système fédéral allemand) mis à mal par l’afflux des réfugiés et une série d’élections aux Pays-Bas, en Autriche ou encore en République tchèque produire des résultats surprenants, il n’était question en France que du passage de l’« ancien » au « nouveau monde ». L’élection d’Emmanuel Macron ne ressemble ni dans ses ressorts ni dans ses effets à celle de Donald Trump. Mais ici et là, comme partout ailleurs dans le monde démocratique contemporain, il semble impossible à quiconque d’être élu qui ne porterait pas avec lui la promesse d’un changement radical.
Certes, le « nouveau monde » de 2017 n’a rien à voir avec celui annoncé en 1917. Dans les discours de l’innovation, la révolution a migré de la volonté des hommes ou de leurs pratiques sociales vers la technique, la globalisation des échanges et la profusion des styles de vie engendrés par elles. La révolution n’est plus à faire, elle est en train de s’accomplir et tous ceux qui ne se tiennent pas prêts à en épouser le pas sont menacés d’une résidence forcée, et peu enviable, dans le monde d’avant. C’est ainsi qu’il n’est pas un fait marquant de l’année qui ne se soit accompagné du commentaire selon lequel « rien ne sera plus comme avant ». L’effondrement des partis traditionnels au profit des mouvements, la publication d’un chiffre attestant des effets de la pollution sur le climat ou la prise de parole des femmes sur les harcèlements qu’elles subissent : ces événements n’ont en commun que le contexte de leur réception. À propos de chacun d’entre eux, on a parlé d’un phénomène irréversible annonciateur d’un changement d’époque. La conscience « disruptive » qu’une société a d’elle-même renforce à la fois son narcissisme et ses angoisses. Personne ne sait exactement ce qu’est le « nouveau monde » engendré en 2017, mais tous ont la certitude imprécise que quelque chose d’irrévocable se passe sous leurs yeux. Il faut bien sûr faire la part de la rhétorique présentiste et de la prime à la nouveauté inhérente aux sociétés de l’innovation. Derrière les proclamations sur les mutations d’époque, il y a la cohorte des vies qui désespèrent de rester immobiles. Le goût pour la rupture ne doit pas non plus être universalisé hâtivement : hors des démocraties occidentales, l’inertie des structures politiques continue à mesurer la puissance des États autoritaires. C’est peut‑être une nouvelle raison de l’oubli de la révolution d’octobre : en 2017, tout a changé, sauf la Russie où Poutine vient d’annoncer sa énième candidature à la présidence sans provoquer la moindre surprise.
Au terme d’une année qui s’est voulue le commencement de tant de nouvelles histoires, le rôle d’une revue comme Esprit est de repérer le nouveau sans le consacrer, de saluer les progrès là où ils sont réels, de critiquer les retours en arrière et de rendre compte du temps long qui dément les croyances naïves dans la rupture irrévocable. S’il est permis d’adresser un vœu pour 2018, c’est celui de troquer le jugement lucide contre l’enthousiasme ou l’angoisse qui ont accompagné les changements de monde annoncés au cours de l’année qui s’achève.
Esprit