Euro, gare au court-circuit démocratique !
Le moment constitutionnel européen (2002-2009) a paru long, technocratique et incompréhensible ; l’invention institutionnelle autour du sauvetage de l’euro sous pression des marchés paraît aujourd’hui improvisée dans l’urgence et… tout aussi incompréhensible. En quoi la phase que nous traversons depuis la crise grecque, de « sommet de la dernière chance » en négociation à « quitte ou double », transforme-t-elle l’Europe ?
Il ne faut pas s’étonner que ce soit autour de la monnaie que se formule cette interrogation fondamentale sur l’avenir européen. Comme instrument d’échange, la monnaie exprime concrètement le sentiment d’unité ou de désunion. Avec le crédit et la dette, elle noue des échéances temporelles variées, articulant des héritages et des anticipations, et les compromis politiques qui les accompagnent. Toutes les décisions techniques qui concernent aujourd’hui l’euro sont donc aussi des choix qui nous engagent pour l’avenir. C’est pourquoi elles posent une question de confiance – peut-être la question de confiance décisive – aux populations européennes. Mais les signaux envoyés pour imposer la rigueur et rassurer des marchés toujours plus sceptiques ont-ils la moindre chance de relancer un projet européen en panne d’inspiration et de légitimité alors qu’une vague eurosceptique sans précédent balaie le continent ?
Même si, comme les partisans du fédéralisme européen, on peut penser qu’une crise est un moment décisif d’où peuvent sortir de nouvelles opportunités, le calendrier nécessairement lent des convergences européennes a-t-il la moindre chance de s’accorder avec un temps des marchés qui s’accélère et un temps politique dominé par le court terme ? On peut douter que l’annonce d’une modification des traités d’ici mars 2012 soulève l’enthousiasme des Européens soumis de toutes parts aux plans d’austérité.
Comment en est-on arrivé là ? Le scénario proprement économique est connu : une architecture incomplète de l’euro, un pacte de stabilité violé conjointement par l’Allemagne et la France, la fin de la convergence des taux d’emprunt pour les pays de la zone euro, le pessimisme des marchés sur les perspectives de croissance en Europe. Mais on parle trop peu du scénario politique : du traité de Maastricht à celui de Lisbonne, on a critiqué le manque de capacité politique d’une Union lourdement procédurale. La méthode communautaire des débuts ne pouvait plus suffire, le traité constitutionnel n’a pas convaincu, il fallait redonner la main aux vrais acteurs politiques, les chefs d’État et de gouvernement. Dans le langage européen, la démarche intergouvernementale a pris le dessus sur la méthode communautaire.
On observe depuis le début de la crise de l’euro une marginalisation de la Commission européenne et du Parlement, et une omniprésence du Conseil européen. Mais pour quel gain démocratique ? La décision intergouvernementale est de fait confisquée par un directoire franco-allemand. Le duo peut justifier sa prééminence imposée par sa faculté d’entraînement sur les autres pays, mais il bute sur ses propres contradictions (eurobonds ou pas…), sur le refus du Royaume-Uni ou sur la fragilité politique des pays endettés (Grèce, Italie…). Le mélange instable de volontarisme politique, côté français, et de crédibilité économique, côté allemand, ne peut donc pas tenir lieu de règle politique pour les 17 de l’eurozone ni pour les 27 de l’Union.
L’Europe moins technocratique qui devait surgir de la voie intergouvernementale peine à convaincre. Si les nouvelles capacités de la Banque centrale européenne et le processus de supervision budgétaire européen créent effectivement des outils visant une plus forte intégration européenne, la question de la ratification démocratique de ces outils n’est pas posée… ce qui offre à nouveau l’Europe en victime de toutes les critiques populistes.