Europe, les ruptures d'une élection
Existe-t-il vraiment une gauche européenne ? Au Parlement européen, bien sûr, le Parti socialiste européen (Pse) rassemble tous ceux qui, au-delà des caractères nationaux, se reconnaissent dans une référence commune pouvant englober les sociaux-démocrates, les travaillistes et les socialistes. Mais ce regroupement correspond-il à autre chose qu’aux nécessités du travail parlementaire ? Le mauvais score de la gauche aux élections du 7 juin, dans les pays où elle est au pouvoir comme dans les pays où elle se trouve dans l’opposition, trahit un scepticisme des électeurs sur son programme tant national qu’européen.
Le contraste est cruel en particulier avec la période 1996-2006 où les gouvernements socialistes avaient le vent en poupe et où se profilait la possibilité d’un parlement européen majoritairement à gauche. Le Pse devrait compter 161 députés dans la prochaine assemblée, contre 217 dans la précédente. Comment expliquer ce recul, alors même que la crise économique en cours semblait devoir favoriser les partis les plus attachés à l’intervention de l’État et à la justice sociale ?
Une première explication réside dans l’incapacité de la gauche à mobiliser ses électeurs et à élargir sa base électorale. L’abstention considérable des jeunes électeurs la prive en particulier de nouveaux soutiens et la cantonne à s’appuyer sur la fidélité d’un électorat vieillissant. En France, 70 % des 18-24 ans et 72 % des 25-34 ans se sont abstenus : ce sont à la fois des jeunes électeurs difficiles à mobiliser (surtout parmi les moins diplômés et les exclus de l’emploi) dans les formes classiques des campagnes mais surtout les générations parvenues à la majorité après 1989 et à la fin de la guerre froide dont la vision des institutions européennes est polarisée non par les accomplissements historiques de l’Union mais par les conflits fratricides et en partie irrésolus de Maastricht et du traité constitutionnel. Mais une large part de l’électorat est désormais aussi flottante, tentée de voter au centre ou pour les Verts en fonction des élections, exprimant bien ainsi une attente d’offre politique.
Un deuxième ensemble d’explications renvoie au rebond du compromis social-démocrate dans les années 1990 : new left, « troisième voie », « nouveau centre », il s’agissait de répondre à la hausse du chômage et à la fragilisation de l’État-providence en reconnaissant l’efficacité des mécanismes de marché dans la vie économique mais surtout dans la mobilisation des individus. Mais l’accord défensif autour de l’État-providence n’avait pas encore pris la mesure, avec la mondialisation, de la fin du compromis industriel, de la crise de la cellule entrepreneuriale et de l’éclatement sociologique qui en découlait : fragmentation du monde ouvrier, érosion de la classe moyenne, fin du balisage de la société par de grandes identifications collectives.
Elle n’a pas vu non plus que la préoccupation environnementale alertait sur l’épuisement d’un modèle de croissance et ne pouvait faire l’objet d’une simple récupération électorale sur le thème de la qualité de vie à destination des classes urbaines privilégiées. Enfin, elle subit l’effet boomerang de la libéralisation des marchés financiers, défendue avec la foi du néophyte, qui rend aujourd’hui peu crédible sa « redécouverte » des vertus de la régulation et de l’intervention publique. Surtout quand la réconciliation avec le marché a pris l’aspect d’une course aux postes rémunérateurs et d’une séduction par l’argent qui a aspiré une part du personnel politique de gauche.
Par contraste, le pragmatisme des gouvernements de droite leur a permis de tirer un bénéfice inattendu de la crise en affichant un volontarisme protecteur. Ce pragmatisme est plus qu’une faculté d’adaptation. Il n’est pas seulement le fait de leaders férus de communication et d’improvisation : la droite européenne est bien structurée dans ses organisations et dans son programme tout en couvrant un spectre électoral assez large. La droite, surtout, réussit un montage composite consistant à parler réussite entrepreneuriale à un électorat qui croit aux bénéfices de l’ouverture internationale et valeurs sécuritaires à une partie de la population plus inquiète des effets de la mondialisation. Ce mélange instable, qui se complète par l’emprunt de thèmes de gauche, ne la condamne pas à l’incohérence mais permet de synthétiser des aspirations opposées et des univers culturels différents.
Il faudra plus qu’un ressourcement dans la tradition « social-démocrate » pour apprendre à réorganiser non seulement des alliances électorales mais une traduction de demandes sociales contradictoires. L’invention d’une « social-écologie » devrait constituer un premier banc d’essai.