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Dans le même numéro

Flottements atlantiques sur la dette

par

Esprit

août/sept. 2011

#Divers

La crise économique que nous traversons depuis 2008 mérite bien son surnom, venu des pays émergents, de « crise atlantique ». Après les excès de l’endettement privé, ce sont les dettes publiques qui, tant aux États-Unis qu’en Europe, nourrissent les tensions politiques et les fluctuations des marchés. Les marchés, qui financent les dettes, n’aiment pas l’indécision, mais une décision précipitée, comme la faillite de Lehman Brothers à la fin de l’été 2008, peut provoquer une panique sans précédent.

Aux États-Unis, le bras de fer entre républicains et démocrates autour de la dette relève du jeu de rôle dangereux mais familier : qui arrivera à faire passer l’autre pour le plus irresponsable ? La dette y cristallise un haut niveau de conflictualité politique mais dans un partage des rôles bien balisé. En Europe, des clivages profonds sont en train de s’installer, qui n’opposent pas seulement des sensibilités politiques mais des choix budgétaires nationaux et presque des modes de vie.

Les hésitations européennes sur le soutien à la Grèce ont déjà coûté cher et instillé un doute sur la solidité de l’euro. Mais une annonce précipitée, comme celle d’un défaut de paiement de ce pays, pourrait se révéler plus désastreuse encore. C’est pourquoi la stratégie de l’attente l’emporte depuis plusieurs mois : on se réunit à Bruxelles pour mieux gagner du temps. Ce flottement politique est un échec tant pour l’Europe que pour les acteurs politiques nationaux qui affichent leur manque de vision (qui pouvait s’imposer avec un Schmidt ou un Kohl) et leur incapacité de décision rapide.

L’Allemagne et les Pays-Bas pensent que le secteur privé doit assumer sa part de risque sur la dette grecque. Mais la France et le Royaume-Uni, avec la Banque centrale, craignent de déclencher une nouvelle panique. Les pays déjà aidés, Irlande, Grèce et Portugal, ou qui pourraient l’être, Italie et Espagne, assistent à la scène en spectateurs muets. Pour la Grèce, rembourser l’ensemble de sa dette apparaît comme un fardeau insupportable non seulement en raison de l’austérité imposée mais aussi parce qu’il lui faut assurer une croissance suffisante pour… honorer ses créances. Mais annoncer que la dette ne sera pas entièrement remboursée aura aussi un coût, pour le moment imprévisible… car une nouvelle crise systémique n’est pas à exclure. Le manque de perspective économique de ce pays est plus inquiétant encore pour les marchés que son niveau d’endettement. Et cette inquiétude peut se traduire en outils financiers : taux d’emprunt, produits dérivés sur le risque de défaut de paiement… Aucune rumeur, dans ce contexte, n’est désintéressée.

Mais le plus dommageable dans cette période, au-delà du piège des finances publiques et des atermoiements de la décision intergouvernementale, est le retour sauvage aux théories du climat et des humeurs nationales : le Nord laborieux contre le Sud paresseux, austères épargnants contre l’insouciance « Club Med », caricatures intéressées qui dressent insidieusement de nouveaux murs au sein de l’Europe. Car l’Allemagne, qui se donne en exemple, est aussi fort endettée si l’on observe les villes et les Länder.

Si le coût d’un emprunt mesure le niveau de confiance dont jouit un emprunteur, l’allongement du scénario actuel mesure le niveau de défiance qui s’installe entre les pays européens. Maintenir les règles actuelles d’une zone euro sans politique, c’est prendre l’instrument pour la finalité : la création d’une monnaie commune visait à rapprocher les peuples européens, pas à les enfermer dans l’incompréhension. La manière dont l’Europe sortira de la crise actuelle ne devra pas être évaluée en fonction du coût économique ou du bilan institutionnel mais à l’aune de l’incompréhension mutuelle qui s’installe. Il faut souhaiter que l’Europe se dote des instruments utiles au bon fonctionnement de l’Union (des pistes existent, avec le fonds de stabilité, l’idée d’emprunts européens…) mais surtout que des mécanismes de solidarité, plus ou moins imposés, ne creusent pas l’hostilité et les rancœurs d’un bout à l’autre du continent.

On sortira peut-être de la crise en cours par un compromis intergouvernemental ou par des changements substantiels de la politique économique autour de la monnaie unique mais avec un piteux bilan pour l’esprit européen. La dette, dans le cadre national, ne se réduit pas à une équation budgétaire : elle peut être légitime car tout le contrat social ne s’exprime pas dans un équilibre des échanges à l’instant zéro. L’interdépendance sociale se noue dans le temps et instaure des transferts complexes entre générations. La nature de la construction de l’Union est-elle apte à donner un tel sens à la solidarité par la dette ? Mais ce sens politique de la dette n’a peut-être plus grand sens à l’heure où celle-ci s’échange, sous forme de produits à risques, à chaque microseconde sur les marchés financiers.