
L'archipel européen
Éditorial
On a pris l’habitude de parler des élections européennes. À tort car ce n’est pas parce qu’elles se déroulent simultanément dans chacun des États membres, selon des modalités nationales, qu’il s’agit pour autant d’élections différentes. Il s’agit bien de constituer un seul et même Parlement. Et avec le scrutin des 25 et 26 mai 2019 on a le sentiment, pour une fois, d’avoir assisté à une élection européenne.
Plusieurs indices peuvent être lus dans cette perspective parce qu’ils ont été communs à tous les pays. En premier lieu, la hausse très significative de la participation, constatée dans l’ensemble des pays membres. À l’encontre du discours médiatique qui serinait l’idée que l’Europe n’intéressait pas les peuples et que les campagnes étaient aussi ternes qu’à l’accoutumée, les électeurs ont souhaité faire entendre leurs voix européennes à Bruxelles, y compris, paradoxalement, lorsqu’il s’agissait de manifester une hostilité au principe même de l’intégration. C’est à se demander si les oracles médiatiques n’ont pas un effet conjuratoire : ils pousseraient les électeurs à démontrer le contraire de ce à quoi on les réduit.
Contrairement à ce qui s’est dit, rien n’indique que les électeurs aient été d’abord motivés par des enjeux de politique interne : les sondages montrent que les sujets de préoccupation les plus sensibles, en amont des élections, étaient bien des questions relevant d’interdépendances globales : le réchauffement climatique, l’instabilité internationale nourrie par des jeux dangereux entre grandes puissances, le terrorisme ou encore l’immigration. Autant de sujets qui appellent des politiques de coopération à l’échelon européen, contrairement à ce que voudraient faire accroire les champions du repli national. Volontiers inquiets et en colère, les citoyens d’Europe ne sont pas pour autant candides : même les Britanniques ne sont plus vraiment insulaires.
Bâtie comme un rempart
contre les tragédies du passé, l’Europe se défie de son avenir.
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que cette élection a été vécue à l’échelle du continent sous le signe de la menace, donnant raison aux états-majors politiques qui ont choisi de réactiver la promesse déjà ancienne et non tenue de « l’Europe qui protège », plutôt que celle des voyageurs et des grandes découvertes, du progrès technique et scientifique, ou l’Europe de la connaissance et de l’innovation, tant vantée encore lors du traité de Lisbonne. N’est-ce pas l’amorce d’un revirement vers une Europe à nouveau politique ? Qu’elle vienne des partis d’extrême droite, portée par les discours anti-élites et anti-immigrés, ou des Verts en réponse à la perception partagée de l’urgence écologique, la demande politique adressée à l’Union européenne aujourd’hui ressemble bien à une demande de sécurité. Bâtie comme un rempart contre les tragédies du passé, l’Europe se défie de son avenir.
Or la sécurité, on le sait depuis Hobbes, est la porte d’entrée dans la politique. Elle n’est pas pour autant affaire d’armée et de police, de murs et de frontières. L’espace politique européen ne se confond pas avec le territoire d’un empire, à défendre contre les barbares à nos portes. C’est un espace discontinu, morcelé, un espace traversé de clivages nationaux, religieux, ethniques, économiques et sociaux. Un espace où les métropoles émergent comme des îlots de prospérité dans les territoires ruraux ou péri-urbains ; où l’on s’inquiète de régions qui se dépeuplent tout autant que de l’arrivée de migrants ; où les diplômés peuvent prétendre à des réussites à jamais inaccessibles à ceux qui ont quitté l’école ; où l’écart grandit toujours plus, en somme, entre ceux qui veulent croire encore au progrès et ceux dont l’accélération menace jusqu’aux milieux de vie et aux conditions d’existence.
Le financement des partis d’extrême droite par des banques et des oligarques russes et les campagnes de désinformation traversent aujourd’hui les frontières, mais la question de la rémunération des heures supplémentaires en Hongrie et la grève des professeurs de lycée en Pologne aussi, tout comme les mobilisations de la jeunesse en grève contre le climat. Dans cette nouvelle interpénétration des sphères politiques nationales et européennes, la demande de protection s’entend toujours plus comme une demande de protection des sociétés, articulée à une demande de justice. Dans les discours qui ont si bien réussi aux partis écologistes, la question sociale et la question de l’environnement sont désormais explicitement liées : les inégalités comptent parmi les facteurs de déséquilibre qui atteignent un seuil d’irréversibilité.
Comment va-t-on retrouver, en Europe, la capacité de construire un monde, si ce n’est hospitalier, du moins habitable ? Telle est la question que pose cette élection européenne. Loin de la fausse alternative entre culture et identité nationale d’un côté, efficacité supposée du marché de l’autre, elle ouvre un espace de contestation du consensus libéral de ces trente dernières années. Nombre de voix d’Européens convaincus ont appelé ces derniers mois à politiser l’Europe, pour en préserver la promesse démocratique. Alors que cette élection a marqué un pas dans cette direction, veillons à ne pas confisquer cette ouverture pour alimenter des spéculations stériles sur l’évolution de nos politiques nationales. Utilisons-la plutôt pour dire les nouvelles fractures qui traversent les territoires et les sociétés d’Europe, formuler les enjeux de demain, et faire vivre un espace politique continental, vivant et fertile.