L'exigence de responsabilité
L’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République le 7 mai dernier constitue, à n’en pas douter, un événement. Le succès inespéré de la démarche de consultation et de mobilisation populaire du mouvement En marche !, l’originalité du positionnement ni de droite ni de gauche, ou plutôt et de droite et de gauche, la jeunesse et la détermination du candidat, sa capacité à prendre de court le fonctionnement des partis et à se soustraire à la procédure des primaires, la stupéfaction de ceux qui ont eu moins de chance ou d’habileté, une fois qu’ils ont compris qu’il avait vraiment réussi, tout cela concourt à nourrir notre sentiment d’étonnement, d’incrédulité presque.
En France d’abord, où l’on s’enfermait volontiers dans une forme de fatalisme, triste et résigné pour les uns, contestataire et révolté pour les autres, violent et destructeur pour d’autres encore. En Europe et dans le monde aussi, où cette élection arrive à point nommé pour mettre fin, au moins un temps, à une inquiétante série de mauvaises surprises : l’élection d’Emmanuel Macron, largement interprétée comme un coup d’arrêt donné à la progression des réactions populistes, donne le sentiment que nous ne sommes pas condamnés à regarder, impuissants, monter les colères et leur expression désordonnée, ou à abandonner le projet de construction européenne qui a été l’horizon positif de deux générations au moins depuis l’après-guerre.
Il s’est passé quelque chose. À cette certitude se mêle pourtant une profonde interrogation sur le sens et la portée de cet événement. Qu’y a-t-il de nouveau ? Le Premier ministre et le gouvernement à peine nommés, nous sommes gagnés déjà par le sentiment que tout recommence comme avant. Si le changement était en trompe-l’œil, cela serait terrible. C’est pourquoi nous ne pouvons rester simples spectateurs ; nous ne sommes ni à côté ni en dehors des institutions et de l’action politique. « On parle toujours de s’engager comme s’il dépendait de nous : mais nous sommes engagés, embarqués, préoccupés. C’est pourquoi l’abstention est illusoire », écrivait Mounier en 1949 dans le Personnalisme. La politique est une participation obligée ; elle n’est que ce que nous faisons et ce que nous lui faisons.
Cet événement pour l’instant formel – procédural par les urnes et spectaculaire par la symbolique des meetings, des discours et de l’investiture devant la pyramide du Louvre, par la mise en scène et en récit – doit se transformer à présent en action. Penser l’événement qui s’est passé il y a quelques jours dans notre pays, c’est d’abord en goûter la positivité (cela fait si longtemps que cela n’était pas arrivé !). Ensuite, accueillir l’événement dans un esprit constructif plutôt que dans une disposition chagrine ne retire rien à l’exigence critique, elle la renforce plutôt. Il s’agit de prendre au mot désormais ce qu’Emmanuel Macron préconisait à l’égard du pouvoir précédent, lorsqu’il écrivait dans cette revue, en 2011 : « Comment restaurer une forme de discours et de responsabilité politique qui rétablisse la confiance dans la parole politique et l’action politique ? On ne peut ni ne doit tout attendre d’un homme et 2012 n’apportera pas plus qu’auparavant le démiurge. Loin du pouvoir charismatique et de la crispation césariste de la rencontre entre un homme et son peuple, ce sont les éléments de reconstruction de la responsabilité et de l’action politique qui pourraient être utilement rebâtis1. »
Constructif ne veut donc pas dire naïvement enthousiaste, ni aveuglé. La crise de confiance dans le personnel politique et les institutions nationales, européennes et internationales est profonde ; l’insatisfaction, les inégalités et les angoisses affleurent ; et le travail de reconstruction semble colossal. La difficulté s’est inscrite noir sur blanc, avec une clarté sans précédent, sur les cartes électorales : c’est la fracture sociale qu’elles dessinent impitoyablement, entre deux France – la première qui a voté Macron et la seconde qui a préféré Le Pen, l’une qui embrasse la mondialisation et l’autre qui la craint, l’une qui habite les (grandes) villes et les terres encore un peu prospères de l’Ouest et l’autre qui vit dans les campagnes, sur les terres désindustrialisées du Nord et de l’Est et dans le Sud-Est identitaire et eurosceptique. Changer quelques têtes et modifier les politiques économiques et sociales en surface seulement ne suffiront décidément pas, et l’on se demande si ce gouvernement, en étant délibérément centriste, saura aussi être radical.
« L’action politique est continue et le débat participe de l’action », écrit encore Emmanuel Macron. Alors que le « spasme présidentiel » s’éloigne et que le quinquennat s’engage pour de bon, il sera de la responsabilité de tous d’interroger l’efficacité et la cohérence des actions engagées pour dépasser ces divisions profondes, et les effets sur le réel de ce qui, jusqu’ici, n’était que discours. Esprit, en particulier, aura le souci de maintenir cette pluralité conflictuelle des jugements et des idées, pour contribuer à la délibération permanente qui est le cœur de la vie démocratique. La réalité est ingrate, la politique est impure et les institutions sont fragiles. C’est avec ces limites et contraintes à l’esprit qu’il faudra envisager et évaluer le changement tant attendu. Emmanuel Macron a fait preuve d’une grande éthique dans l’usage de la parole publique, mais il était dans une position où les mots engageaient sans compromettre. Aujourd’hui, ses mots détermineront en partie notre destin et peuvent aussi montrer l’écart terrible entre la volonté et l’action, entre la promesse et sa réalisation.
Esprit
- 1.
Emmanuel Macron, « Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? », Esprit, mars-avril 2011.